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Ce discret courant souterrain qui fragilise puissamment nos démocraties
©FREDERICK FLORIN / AFP

Sectarisme à tous les étages

Un des mécanismes essentiels de la démocratie est le consentement du camp perdant lors du processus électoral. Certains éléments montrent qu'une forme de sectarisme politique émerge aux Etats-Unis, remettant en question ce principe fondamental. En Europe et en France en particulier, ce processus semble également engagé.

Christophe de Voogd

Christophe de Voogd

Christophe de Voogd est historien, spécialiste des Pays-Bas, président du Conseil scientifique et d'évaluation de la Fondation pour l'innovation politique. 

Il est l'auteur de Histoire des Pays-Bas des origines à nos jours, chez Fayard. Il est aussi l'un des auteurs de l'ouvrage collectif, 50 matinales pour réveiller la France.
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Yves Mény

Yves Mény

Yves Mény est politologue, président émérite de l'Institut universitaire européen de Florence. Yves Mény a enseigné aux Universités de Rennes 1, Paris 2 et à Sciences Po ainsi que dans de nombreuses universités étrangères. Il a publié en 2019 "Imparfaites démocraties", Presses de Sciences Po, Paris (trad. Italienne, anglaise, portugaise) et "Le sytème politique français", Montchrestien, 7ème édition.

 
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Atlantico : Une étude récente menée par le Public Religion Research Institute pour The Atlantic montre qu'aux Etats-Unis, 35% des Républicains et 45% des Démocrates se déclareraient malheureux si leurs enfants se mariaient avec quelqu'un de l'autre camp. En 1960, 5% des Américains auraient été dans cette situation. Est-ce que le même type de phénomène peut s'observer, qualitativement ou quantitativement, en Europe ? 

Christophe De Voogd : Je n’ai pas connaissance d’études en Europe sur cette question des « mariages mixtes » entre camps politiques opposés, mais nous disposons de trois études récentes de la Fondation pour l’innovation politique (Où va la démocratie, 2017, Démocraties sous tension et 2022 : le risque populiste en France, 2019) qui donnent de nombreux éléments de réponse sur l’enjeu général de la polarisation et du sectarisme en politique. La Fondapol a ainsi mis au point deux indices utiles pour mesurer ce phénomène : un indice de culture démocratique et un indicateur de protestation électorale. Il apparaît que l’intolérance aux idées des autres est moins accentuée en Europe qu’aux Etats-Unis, où elle touche 40% de la population : le climat général est là-bas à la coupure nette entre deux couleurs, le rouge des Républicains et le bleu des Démocrates, avec des ancrages géographiques spectaculairement marqués : les deux côtes en bleu ; tout l’intérieur quasiment en rouge. L’hystérie actuelle (dans les deux camps) autour de la procédure d’impeachment contre Trump est un signe clair de cette polarisation extrême, qui touche tous les aspects de la vie en société des citoyens et pas seulement leurs pratiques politiques.

Allons-nous dans la même direction en Europe ? La réponse est clairement oui pour l’Europe centrale et orientale, où l’on trouve des niveaux d’intolérance politique comparables au niveau américain, notamment dans les pays baltes. La tendance se constate également en Allemagne, en Autriche ou en Suède. Remarquons que les Français restent, quoiqu’on en pense, parmi les plus tolérants : 15% sont dérangés par des opinons politiques différentes ; mais ils sont aussi parmi les plus désabusés politiquement.

Yves Mény : Les Etats-Unis ont connu des périodes de radicale opposition entre formations politiques et même une guerre civile. Mais au cours de cette histoire mouvementée et sauf durant la guerre civile, les citoyens américains ont toujours estimé que leurs différences n’étaient pas telles qu’elles ne soient pas supportables lorsque l’un des deux partis dominants était au pouvoir.

Dès l’origine, la constitution américaine comportait tellement de « checks and balances » que la crainte madisonienne d’une « tyrannie de la majorité » avait été exorcisée. Par ailleurs pas de parti communiste significatif, pas de mouvement social-démocrate comme en Europe et des minorités raciales réduites au silence pendant presque deux siècles, ce qui n’est pas rien.

La nouveauté vient de ce que les partis américains, historiquement faibles, ne sont même plus capables de sélectionner des candidats modérés et d’organiser le débat politique au centre. C’est clair au sein du parti Républicain où un outsider s’est imposé et c’est un autre outsider radical de gauche Bernie Saunders qui, à défaut d’être sélectionné, a réduit le consensus démocrate autour d’Hillary Clinton. Les élites traditionelles cèdent le pas et le débat se polarise à l’extrême.

Les raisons de cette polarisation politique et idéologique sont multiples mais il ne faut pas négliger l’impact de la réforme des modalités de sélection des candidats. Le système des primaires qui était minoritaire dans les années 60 s’est peu à peu développé au point de devenir le mode privilégié de sélection : les partis ont perdu leur capacité de contrôle et ouvertes toutes grandes les portes aux pressions populistes. Du même coup les électeurs constatent leurs désaccords profonds plutôt que leurs possibles convergences. Les électeurs de Trump haïssent les élites de la côte Est ou les youpies californiens tandis que les démocrates sont horrifiés par les déclarations du Président, des évangélistes ou des soutiens d’Alt-Right. Le dialogue est devenu impossible. Deux visions antagonistes du monde s’affrontent et deviennent des sortes de guerres de religion.

D'où vient selon vous cette croissance d'une forme de sectarisme politique ? 

Christophe De Voogd : Il est difficile de répondre à cette question, car il faut d’abord identifier les « sectaires » et leurs motivations, qui peuvent être très différentes, voire opposées : ainsi la hausse de l’intolérance dans les démocraties occidentales est-elle le fait des populistes de droite ou s’explique-t-elle par une réaction contre eux ? La corrélation avec les bons résultats électoraux de ces partis est quasi-parfaite. Mais quel est la cause et quel est l’effet ? On voit ainsi que les français voient majoritairement dans le rassemblement national une menace pour les libertés publiques. Idem en Allemagne avec la montée de l’AfD ou en Suède avec celle des Démocrates de Suède. En somme, on est intolérant avec les intolérants (réels ou supposés). Il faudrait faire des études fines sur ce sujet précis dans les divers électorats.

Mais il est clair que dans le débat public, le sectarisme est d’abord le fait de l’extrême-gauche (y compris contre la gauche modérée). On le voit toutes les semaines, de pétitions contre X ou Y en conférences interdites ou interrompues, en passant par les appels au boycott. On le voit plus encore dans la rhétorique employée sur les plateaux télés où l’attaque ad hominem, l’interruption systématique, le trucage des propos adverses etc. prospèrent. Et c’est certainement dans la France insoumise que le résultat de 2017 est le moins accepté. Il faut voir dans ce déni de la défaite et cette volonté d’exclusion l’effet d’un vieil habitus : la gauche se considère comme le camp du Bien et du Vrai. Et plus on est à gauche, plus cet habitus est marqué. D’autant plus, que le remplacement de l’ancienne extrême gauche marxiste par ce que j’appellerai « l’extrême gauche sociétale », où les questions de genre et de race ont remplacé le paradigme des classes, met justement en avant l’argument d’identité : « tu n’as pas droit à la parole car tu es un mâle blanc ! ».

Ce qui est aussi nouveau, c’est le réveil d’une parole adverse, anesthésiée et intimidée jusque-là, qu’elle soit libérale ou conservatrice. D’où la réaction violente de l’extrême gauche et d’une partie de la gauche, qui se voient contester leur domination historique de la scène médiatique. Voilà qui accroît encore l’hystérisation du débat, d’autant que certains de leurs adversaires ne font pas davantage dans la modération...L’air du temps est à « l’ère du clash » comme l’a bien analysé Christian Salmon.

Yves Mény : La même chose se constate en Europe mais pour des raisons différentes et avec des points de départ fort dissemblables : l’Europe a été une terre de révolutions, d’antagonismes partisans radicaux autour du clivage gauche/droite ou encore cléricaux/anti-cléricaux et les partis, fortement idéologisés ont très souvent empêché ou retardé soit l’émergence démocratique (Allemagne, Centre et Sud de l’Europe), soit l’alternance entre partis opposés (France ). Ce n’est qu ‘a partir des années 70 et surtout après la chute du mur de Berlin que le consensus est devenu quasi général au sein de chaque État. Certains on même pu penser que c’était « la fin de l’Histoire »… Illusions ! Le déclin des partis à partir des années 90 et la prédominance de l’économique sur le politique (notamment à travers la globalisation) a transformé le débat politique : les clivages de classe, l’opposition droite-gauche ayant épuisés leur capacité à mobiliser, ce sont d’autres enjeux qui sont devenus centraux : la contestation des élites, les migrations, les questions identitaires. Enjeux plus symboliques pour lesquels la négociation, le compromis sont beaucoup plus difficiles à mettre en œuvre.

Il y a une tendance de plus en plus répandue (et en tout cas de plus en plus perçue) à la dégradation morale de son adversaire en politique. Quel est le risque pour la démocratie ?

Christophe De Voogd : La dégradation morale de l’adversaire n’est pas une nouveauté : Sartre avait le mot de « salauds » constamment à la bouche ; et l’extrême droite d’avant-guerre était d’une violence verbale inouïe : voir Léon Daudet ou Céline. Idem pour l’extrême droite antigaulliste sous la Ve, mais depuis la guerre, elle est restée longtemps marginale, suite à sa double déroute historique, à la fois politique et intellectuelle, en 1945 et 1958. Ces précédents mettent en tout cas en garde contre le risque évident pour la démocratie car ils ont contribué à saper la IIIè république et contribué à son effondrement en 1940. Elles l’ont menacée à nouveau en 1968. La démocratie c’est en effet d’abord un mécanisme de délibération et de confrontation pacifique préparant l’arbitrage du scrutin. Elle requiert donc un espace commun où s’effectue l’échange des arguments. Or cet espace public se réduit aujourd’hui comme peau de chagrin sous l’effet des réseaux sociaux, à travers l’effet bien analysé aux Etats-Unis du filter bubble : chacun s’enferme dans son propre camp, partage avec ses seuls « amis », et rejette allergiquement toute opinion dissidente. Ce que les sciences cognitives appellent le « biais de confirmation » règne en maître : on ne croit que ce qui conforte mon opinion, même si c’est une fake news avérée. Et on ne s’adresse à l’autre que pour l’agresser !

Mais les menaces sur la démocratie viennent aussi - et sans doute plus massivement – d’autres phénomènes que les études de la Fondapol ont pu mesurer précisément : la forte montée du vote protestataire (partis extrêmes, vote blanc ou nul) ; le rejet de la politique et de ses représentants ; l’aspiration croissante au gouvernement des experts ou d’un « homme fort » etc. D’où l’intérêt de cet « indice de culture démocratique » qui inclue ces divers phénomènes. Il y a a priori un paradoxe : ces études montrent à la fois un désintérêt croissant à l’égard de la politique et la montée du sectarisme politique. Peut-être bien qu’il s’agit là en fait des deux faces d’une même médaille : la crise profonde du modèle séculaire de la démocratie libérale, donc représentative et délibérative, qui est attaquée de toutes parts.

Yves Mény : Nous sommes dans un entre-deux : les vieux partis ne sont pas tout à fait morts et les nouveaux mouvements n’ont pas encore trouvé une assise stable. La communication horizontale non contrôlée, non médiatisée au travers des réseaux sociaux s’est substituée à la communication verticale, maîtrisée, effectuée par les corps intermédiaires et en particulier les partis politiques : les vannes sont ouvertes au déversement de l’injure, de la haine, de l’insulte, des fake news etc…. Les plaques tectoniques de la politique bougent et le nouvel état d’équilibre est encore à trouver. La démocratie doit se réinventer en évitant le double piège de l’autoritarisme ou de la démagogie, deux travers qui, actuellement, se portent au mieux.

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