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Cette case qui manque aux élites françaises pour trouver le remède à l’impuissance politique et à la crise de défiance généralisée
©Eliot BLONDET / POOL / AFP

Politique territoriale

Après le fantasme de la toute puissance des experts technocrates, Emmanuel Macron qui assistait ce jeudi au conseil municipal à Epernay semble céder aux sirènes du local. Les élites françaises semblent oublier qu’une bonne partie du destin de la France se joue hors de nos frontières.

Vincent Tournier

Vincent Tournier

Vincent Tournier est maître de conférence de science politique à l’Institut d’études politiques de Grenoble.

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Atlantico.fr : Hier, jeudi 14 novembre, Emmanuel Macron a organisé une visite dans la Marne afin de vérifier la bonne application de ses réformes territoriales. Cette initiative est emblématique d'un recentrage de l'exécutif sur l'échelon local. 

La crise des Gilets jaunes a poussé le gouvernement a réorganisé sa politique territoriale. Un indicateur de mesure de l'état des "Objets de la vie quotidienne" a été mis en place afin de mesurer l'impact direct des réformes ministérielles sur la vie des gens. Du côté du parti Les Républicains, on voit aussi un ensemble d'appels à se concentrer sur les territoires. Ce parti-pris en faveur du local ne produit-il pas une focalisation excessive sur un échelon qui est en fait dépendants d'interactions mondiales ? 

Sébastien Laye : La politique des territoires est le parent pauvre des ambitions de l'Etat jacobin, ou comment Paris prétend en meme temps aider les territoires et les régenter. Dans la plupart des autres pays, les Territoires se gèrent eux memes sur de nombreux sujets de proximité en vertu du principe de subsidiarité: ce qui suppose une approche girondine des choses et d'achever non pas la décentralisation, mais la déconcentration des pouvoirs. En réalité le gouvernement rejoue la sérénade jacobine en insistant sur ses propres mesures (fondamentalement pour revenir à votre exemple, il faudrait proposer un indice du pouvoir d'acheter avec les principaux produits de la vie quotidienne se substituant à la mesure caduque du pouvoir d'achat par l'Insee, comme je l'ai proposé avec mon groupe Les Citoyens Cincinnatus) là où il faudrait donner plus d'autonomie aux territoires. C'est donc un parti pris en trompe l'oeil. Et ce d'autant plus que vous avez raison, au delà des sujets locaux, les principaux sujets des régions par exemple, sont internationaux: leur principale compétence étant celle du développement économique, ce dernier dépend aussi de la croissance européenne, de la BCE, de la politique monétaire et du taux de change....plus que des décisions locales. Toute politique de développement économique locale doit prendre en compte ce qu'on appelle la macro économie et donc les grands équilibres internationaux. Or toutes les régions ou métropoles ne sont pas armées pour cela en termes d'équipes et de compétences....

Vincent Tournier : L’indicateur des « objets de la vie quotidienne des Français »a peu à voir avec l’échelon local. Il s’agit simplement d’un dispositif qui est censé aider le citoyen à visualiser la réalité des réformes gouvernementales. Cela ressemble beaucoup à un gadget mais, surtout, cela en dit long sur le manque de visibilité des réformes gouvernementales, ou plutôt sur le fait que les Français ont l’impression que cette politique ne produit pas des résultats positifs, impression qui est renforcée par l’accumulation de protestations dans la rue.

Quoi qu’il en soit, parler d’un parti-pris en faveur du local est très excessif. Il existe certes en France une rhétorique de la décentralisation, surtout à l’approche des élections locales, mais cette rhétorique est finalement assez illusoire. En fait, on doit admettre que la décentralisation a globalement été un échec. Quoi qu’on dise, ça ne marche pas, ou du moins on n’y arrive pas. Par exemple, on ne parvient toujours pas à s’entendre sur l’échelon territorial qui doit être supprimé ou sur celui qui doit être valorisé. François Hollande disait que le niveau départemental était appelé à disparaître, argument repris par la commission Attali dont Emmanuel Macron faisait partie ; pourtant, le gouvernement actuel annonce que le département va être conforté. 

La décentralisation est valorisée parce qu’elle fait plaisir à tous ceux qui critiquent l’Etat, mais dans la réalité, personne n’y croit vraiment, sans doute parce qu’elle s’accorde mal avec notre culture nationale, axée sur l’égalité entre les citoyens. Ce blocage culture explique sans doute pourquoi la décentralisation a été menée en dépit du bon sens. Elle a été une succession de réformettes qui ont permis à l’Etat de se débarrasser de quelques compétences secondaires, sans qu’il soit jamais question de toucher aux vraies compétences, que ce soit en matière de sécurité, d’éducation, de social ou d’économie, et plus encore en matière de finances. Le résultat a été une complexification croissante sans rien résoudre. Songeons par exemple aux « super-régions » de François Hollande, qui coûtent finalement plus cher que l’ancien système, sans avoir apporté une plus-value évidente.  

Pour autant, faut-il une nouvelle décentralisation ? Si la décentralisation n’est pas une solution, que faut-il essayer ? 

Vincent Tournier : Il faut se faire une raison : nous avons en France une culture centralisatrice et jacobine. Quoi qu’on dise ou fasse, il sera très difficile d’en sortir. Il faut acter cette réalité. Plutôt que de continuer à discuter sans fin sur quelque chose qui ne se fera jamais, il serait certainement plus rationnel de réfléchir sur la manière d’agir dans un domaine plus crucial : l’aménagement du territoire. Car c’est bien de cela que nous avons besoin aujourd’hui, comme l’a montré la crise des Gilets jaunes. Au-delà de l’aménagement du territoire, de nombreuses politiques s’avèrent mal adaptées au niveau local.Qui peut croire par exemple qu’on pourra sauver l’hôpital public par la décentralisation ? De même, quand on entend Jacqueline Gourault, l’actuelle ministre de la Cohésion des territoires, affirmer que « la politique de transition écologique est quelque chose qui peut se faire au niveau des collectivités territoriales », on reste songeur car s’il y a bien une chose dont on est à peu près certain, c’est que, si unepolitique de transition doit être mise en oeuvre, elle ne se fera certainement pas par le bas, mais au contraire par une politique volontariste, sans doute même autoritaire, de la part de l’Etat central. 

Il y a presque vingt ans, Lionel Jospin avouait : "l'Etat ne peut pas tout". Est-ce qu'au fond la concentration de la politique territoriale sur les services n'est-elle pas un moyen pour les hommes politiques actuels de cacher leur impuissance ou leur inconséquence face aux enjeux internationaux mondiaux ? Par exemple, la vente d'Alstom à General Electrics n'a-t-elle pas plus d'impact sur le local que des décisions de l'Etat centralisé ?

Sébastien Laye : En premier lieu - et en tant qu'entrepreneur et analyste économique je peux en témoigner- cette attitude cache leur manque d’intérêt pour les sujets économiques, notamment les plus complexes: monnaie, crédit, commerce international. La nouvelle majorité n'a pas changé la donne sur le sujet, car faire HEC et dix ans d'une boite de conseil ou de pub ne fait pas de vous un expert économique....Ensuite, les élus locaux ou un responsable national en visite sur un territoire a besoin de résultats immédiats: incriminer la croissance mondiale ou des phénomènes économiques internationaux n'est guère populaire. Ils opèrent donc sous un voile d'illusion, en oubliant les principaux créateurs de richesse: entreprises, entrepreneurs, chercheurs, innovateurs. L'Etat et les acteurs locaux ont pourtant fort à faire pour créer un environnement favorable à la croissance et à l'emploi, mais il faut aussi savoir faire preuve d'humilité et reconnaître que les acteurs publics sont des acteurs importants certes, mais non uniques, dans le développement économique.

Vincent Tournier : Cette formule de Lionel Jospin reflète la crise qui frappe l’Etat, mais elle est totalement fausse. L’histoire nous montre au contraire que l’Etat peut tout, à condition évidemment qu’il le veuille. Le problème est qu’aujourd’hui les élites, y compris à gauche, se sont converties à l’idée que l’Etat doit laisser une place croissante à la société civile et au contrat privé. Emmanuel Macron n’est de ce point de vue que la dernière étape d’une série commencée dès les années 1980. C’est cette évolution qu’on voit par exemple à l’œuvre dans le domaine social, où la place des acteurs privés tend à s’accroître, ou encore dans le domaine religieux, où l’Etat n’a visiblement pas l’intention de reprendre la main. 

Le cas de la politique industrielle, auquel vous faites allusion, est aussi emblématiquede ce point de vue. Pendant longtemps, il a été affirmé que l’industrie n’avait plus sa place dans une économie moderne, et que ce secteurétait naturellement appelé à disparaître de sa belle mort pour faire place à une économie de services. Or,  c’est très discutable : non seulement l’industrie demeure une composante centrale de l’économie, et même de la puissance de l’Etat, mais sa disparition n’a rien denaturel et résulte surtoutd’un abandon politique (abandon lié aussi au fait que l’industrie a été vue en France comme un bastion du Parti communiste). Pourtant, la désindustralisation restera sans doute comme l’une des graves erreurs des gouvernements successifs car on commence à en mesurer tous les effets, que ce soit avec la désertification de certains territoires ou avec l’intégration des immigrés. On oublie en effet que l’industrie a été l’un des instruments les plus efficaces pour assurer l’intégration car elle permettait (avec l’agriculture) de fournir en masse des emplois peu qualifiés. Une politique industrielle n’aurait pas forcément permis d’éviter le phénomène des banlieues, mais elle aurait sans doute permis de limiter les dégâts. 

Emmanuel Macron s'est exprimé dans The Economist et le Forum sur le paix sur des grandes questions internationales et économiques, mais est-ce qu'il ne manque au fond de mesures concrètes de coopération capables de dynamiser l'économie française et ses régions ? 

Sébastien Laye : Il endosse subrepticement une position de commentateur comme son prédécesseur: je n'ai pas à juger la validité de sa vision mais il ne me semble pas dans son role car je n'ai pas trouvé trace de propositions concrètes sur ces questions. Que veut il faire de l'Euro ? de la politique monétaire qui doit se discuter avec la BCE ? quel est son avis sur le taux de change de l'Euro ? sur le ralentissement en cours, peut-il provoquer une hausse du chômage à nouveau en France en 2020 ? sur la protection de nos industries dans le cadre de la guerre commerciale internationale ? Nous ne manquons pas d'experts avançant des propositions: je sortirai par exemple début décembre pour mon think tank l'Institut Thomas More, des propositions pour réorienter la politique monétaire en Europe vers plus de croissance et de création d'emplois.

Vincent Tournier : Sur le plan géopolitique comme sur le plan économique, la situation de l’Europe devient très difficile. Trente ans après la chute du mur de Berlin, le bilan n’est pas franchement glorieux. 
Les Européens ont été trop optimistes, comme le relève Thomas Kleine-Brockhoff. Ils n’ont pas suffisamment anticipé l’évolution des rapports de force dans le monde, avec la montée de la Chine et les ambitions agressives de certains pays comme la Russie ou la Turquie. Les pays européens ont abandonné toute ambition militaire, ils ont délaissé l’OTAN, ils ont cru que le renoncement à la puissance permettrait d’enclencher un cercle vertueux. Le résultat est tout le contraire. C’est d’ailleurs ce que vient de dire Emmanuel Macron dans l’entretien à The Economist. La position qu’il défend n’est pas en soi vraiment nouvelle car les Français ont toujours soutenu le principe d’une Europe-puissance. La nouveauté d’Emmanuel Macrontient plutôt à la forte dramatisation de son propos puisqu’il a parlé d’une disparitionpossible de l’Europe. C’est un message qu’il envoie à nos partenaires européens, surtoutà l’Allemagne, une façon de les mettre devant leurs responsabilités. La récente intervention militaire de la Turquie en Syrie contre les Kurdes devrait faire réfléchir car elle a montré que les Européens sont dans l’incapacité de défendre leurs propres alliés. C’est inquiétant pour l’avenir : quels sont les peuples ou les pays qui vont prendre le risque de se ranger du côté de l’Europe s’ils savent que l’Europe ne peut rien leur garantir ? 

Concernant la question des régions, il faut surtout signaler que la politique de l’Union européenne, qui a justement consisté à favoriser l’échelon régional, n’a pas produit des résultats très positifs : premièrement, elle n’a pas permis de souder les Européens puisque les pays qui ont le plus bénéficié des aides régionales sont ceux qui, comme les pays d’Europe de l’est, sont restés les plus euro-sceptiques ; et deuxièmement, elle a favorisé les dynamiques centripètesdont on voit aujourd’hui les conséquences avec la poussée d’indépendantisme en Catalogne ou en Ecosse (ce qui incite au passage à se féliciter que la décentralisation régionale n’ait pas été plus poussée en France sinon où en serions-nous aujourd’huiconcernant les pulsions séparatistes ?). C’est tout le problème de l’intégration européenne, laquelle est traversée depuis son origine par une tension entre, d’un côté, la volonté d’unifier les peuples et, de l’autre, le souhait de promouvoir un vaste marché économique concurrentiel, lequel a forcément pour implication de mettre en concurrence les territoires les uns avec les autres. C’est là un vice congénital dont on voit mal comment il pourrait être dépassé, surtout depuis que les élargissements successifs ont amplifié la diversité interne. 

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