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Les aventuriers du bon sens perdu : ce que la tempête autour de Julie Graziani nous dit des blocages intellectuels du monde actuel
©Capture d'écran LCI

Responsabilité individuelle

Et si les restrictions grandissantes qui pèsent sur la liberté d’expression aboutissaient à l’exposition de tempéraments prompts à s’exprimer avec une forme d’excès tant il faut de courage ou d’inconscience pour aller à l’encontre de la pensée convenue ?

Anne-Sophie Chazaud

Anne-Sophie Chazaud

Anne-Sophie Chazaud est essayiste et chroniqueuse. Auteur de Liberté d'inexpression, des formes contemporaines de la censure, aux éditions de l'Artilleur, parution le 23 septembre 2020. 

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Atlantico.fr : Julie Graziani, éditorialiste pour le magazine l'Incorrect, a été remerciée hier par le journal L'Incorrect après ses propos ce lundi dans l'émission de David Pujadas sur LCI. Elle avait déclarée : "si on est au smic, faut peut être pas divorcer", en commentaires d'une vidéo montrant le dialogue houleux entre Emmanuel Macron et une jeune femme évoquant sa situation personnelle. 

Ces polémiques autour de propos considérés comme des dérapages se multiplient. Quelle est la part de ce qui est défendable dans ces prises de parole, en général ? Qu'est-ce qui par ailleurs pose problème ?

Anne-Sophe Chazaud : Le débat public actuel se situe à un moment de rare ébullition et donne à nos concitoyens le sentiment d’être au bord extrême de son imminente implosion. Si cet état de fait est épuisant pour les nerfs mais aussi pour la réflexion intellectuelle, on ne peut dans le fond que s’en féliciter dans le sens où cela signifie qu’une parole longtemps formatée, conditionnée, paramétrée selon les pré-requis d’un politiquement correct mortifère et dictatorial, se libère.

Dans ce contexte, la notion de « dérapage » est à prendre avec précaution car elle émane en soi de l’idéologie qui, longtemps, a édicté ce qu’il était bon ou mauvais de dire et de penser. On se souvient de la phrase lumineuse de Philippe Muray extraite de Festivus, festivus : « On ne doit jamais se mutiner en dehors des plates-bandes d’Esprit, de Libération, des Inrockuptibles et du Monde […] C’est là que s’établissent les interdits, que se mettent à jour les fiches de police et que l’on répertorie les « dérapages » (ils ne risquent pas de déraper, eux, ils sont le verglas) … ».

La chasse au dérapage est donc une discipline olympique au sein d’un certain monde médiatique et idéologique qui sent que la fabrique de l’opinion tend à lui échapper, en particulier du fait de la grande liberté d’expression désormais permise par les réseaux sociaux et qui se passe volontiers de son autorisation (en attendant de retomber sous la férule d’un contrôle inquisitorial comme le visent véritablement les lois Avia, fake news et autres chasses aux phobes et aux idées dissidentes).

Pour autant, cette liberté ne peut pas signifier que chacun se mette en permanence à dire tout et n’importe quoi ou, plus exactement, il ne faut pas s’étonner alors de l’abondance de commentaires que tels ou tels propos pour le moins incongrus et inhabituels ne manqueront pas de provoquer. Il faut être prêt en retour à les assumer. La liberté d’expression ne signifie pas l’éreintement du sens à force de bruit et de décomplexion.

Toutefois, et aussi radicalement opposé que l’on soit à la conception résolument hostile à toute notion d’Etat-providence et de solidarité exposée par l’éditorialiste Julie Graziani, en particulier dans un contexte social particulièrement troublé où de très nombreux révoltés qui pourtant travaillent, se battent et se coltinent l’âpre réalité ont pendant des mois crié leur colère et leur désespoir, il devrait être possible de lui apporter la contradiction plutôt que d’assister à un énième lynchage comme notre époque en a le secret. Cette conception sociale, hyper-individualiste et ultra-libérale (dans le mauvais sens du libéralisme, d’une liberté qui écrase du poids de la culpabilité et de la faute au lieu d’émanciper) existe et elle doit pouvoir avoir le droit de s’exprimer, en s’étayant sur des arguments et une analyse, et il doit être possible de lui opposer des arguments contraires sans pour autant brûler son émettrice en place publique. Aux Etats-Unis par exemple, l’idée que chacun est maître et donc responsable de son destin n’est pas si rare (« aide-toi et le Ciel t’aidera »), ce qui permet aussi, a contrario et sur le versant positif, de valoriser la figure du self made man.

Julie Graziani a défendu ses propos en faisant référence à sa propre enfance et à sa mère qui s’est battue contre l’adversité pour s’en sortir. Elle a donc toute légitimité à exposer son point de vue en forme de témoignage, même si le témoignage ne suffit pas à fonder un concept rationnel. Tout comme il est loisible à n’importe quel esprit vaguement construit de lui opposer un argument de bon sens et de raison, à savoir que nous ne sommes pas tous égaux devant l’adversité mais aussi devant la liberté et la combativité. Certains auront l’énergie psychique, les ressorts pour avancer, se relever, être dans la résilience, la construction de soi, le combat, d’autres n’auront pas cette force ni cette possibilité et par chance nos sociétés démocratiques contemporaines ne sont pas fondées sur un malthusianisme cynique ni même d’ailleurs sur le seul critère de valeur de ceux qui réussissent contre « ceux qui ne sont rien ». La valeur d’une vie se mesure à plusieurs aunes. Il y avait donc là matière à un débat passionnant. De la même façon qu’il aurait dû être possible de rappeler que le mariage est, effectivement, une institution qui a pour vocation fondamentale de s’apporter mutuellement assistance, entraide et sécurité au sein de la cellule familiale : ce n’est pas juste une question d’amour et d’eau fraiche, sans quoi l’on s’éviterait bien souvent d’effeuiller la marguerite dans le pot-au-feu comme chantait délicieusement Brassens… Le divorce, oui, fragilise, mais par chance et comme nous sommes sortis de l’époque des cavernes, l’on ne reste pas marié en 2019 uniquement pour pouvoir payer les factures.

Ce qui est par conséquent frappant dans cette séquence c’est qu’au lieu de profiter de cette occasion pour exposer un point de vue rationnel, construit, étayé, démontrant le bien-fondé d’un certain nombre de valeurs solidaires et collectives chères au fameux programme du Conseil National de la Résistance dont nous sommes les héritiers et les continuateurs, il n’y ait eu qu’un concert de cris d’orfraie et de piaillements indignés dépourvus de toute argumentation.

Les conditions du débat démocratique éclairé ne semblent plus réunies à l’ère de l’indignation permanente. En d’autres temps, il eût été possible de dire « Madame, vous dites une sottise et je m’en vais vous démontrer pourquoi ».

Au lieu de quoi l’on crie, l’on s’offusque, l’on pleurniche, l’on arbore ses plaies, ses stigmates et sa collectiond’offenses victimaires.

Dans un contexte qui est marqué par de multiples tentatives de restrictions de la liberté d'expression, en quoi ces "dérapages" sont aussi liés au tempérament de ceux qui se battent contre vents et marées ? 

La chape de plomb qui a longtemps pesé en effet sur le débat d’opinion du fait de la position dominante des postulats idéologiques du gauchisme culturel explique en partie que les prises de position « contraires » et d’un certain point de vue dissidentes aient eu besoin d’être défendues avec véhémence, virulence et une certaine outrance. En première ligne sur le front de la guerre culturelle, ceux qui ont été dénoncés par les médias et activistes mainstream comme étant les « néo-réacs » ont eu besoin d’élever la voix le plus souvent sur un registre de type polémiste, au risque sinon de demeurer inaudibles.

Pour autant, il ne suffit pas d’être « contre » une pensée dominante pour proposer soi-même une pensée suffisamment construite et intellectuellement soutenue ni valable. La posture vindicative et combattante, certes indispensable au départ, pour percer les lignes de front, ne saurait suffire à réarmer intellectuellement toute cette partie de l’opinion qui ne souhaite plus se voir édicter des diktats idéologiques et moraux. C’est pourquoi le débat et l’argumentation autres que simplement réactifs deviennent éminemment indispensables. Gagner une guerre est certes important, mais ensuite il faut construire et l’on ne construit pas en fulminant sans cesse.

Concernant cette affaire précise des propos de Julie Graziani, on ne peut pas mettre sur le même plan les cris d’orfraie qui ont entouré ses déclarations et la réaction du magazine L’Incorrectà laquelle vous faites allusion et qui a pris la décision de mettre fin à sa collaboration. Cette décision a été prise pour des raisons philosophiques et morales profondes, engagées et assumées qui correspondent à la ligne du magazine dont le premier numéro s’intitulait « Ceux qui ne sont rien » et qui se revendique dans la tradition active d’une droite sociale, protectrice et solidaire également inspirée par la doctrine sociale de l’Eglise. Il ne s’agit donc pas ici de la part de L’Incorrect de hurler avec les loups mais d’être en cohérence avec sa ligne éditoriale et ses convictions, ce qui est éminemment respectable et ne constitue donc pas un acte de censure.

Il importe également de souligner qu’au-delà d’un conflit d’opinions souvent âpre, certains intervenants qui bravent la pensée commune prennent des risques réels pour leur vie, ce qui peut expliquer parfois une certaine nervosité de leur part. Le cas récent de Zineb el Rhazoui, dont les prises de position opposées au voile islamique, pro-laïcité et battant en brèche le concept fumeux et rétrograde, obscurantiste d’ « islamophobie » (lequel n’est rien d’autre que le retour du délit de blasphème, encouragé par les islamistes et leurs affidés idiots utiles d’un gauchisme moribond) est à ce titre particulièrement exemplaire. Ayant par chance échappé à la tuerie de ses amis de Charlie Hebdo, elle fait l’objet de nombreuses menaces de mort depuis des années et vie sous protection policière permanente. Dans pareil contexte, on peut comprendre son état de tension ainsi que les propos qu’elle a été amenée à tenir concernant l’hypothèse de tirs à balles réelles dans le cas de policiers pris dans des guet-apens de guérillas urbaines criminelles. On peut ne pas partager ce point de vue mais on peut également comprendre qu’elle l’ait évoqué. Les menaces abjectes dont elle fait désormais l’objet de la part de l’obscur rappeur Booba connu principalement pour ses actes délictueux davantage que pour son talent créatif, lequel personnage appelle ouvertement à la haine et à la « punir » en prenant ainsi les devants d’Allah (sic : « on peut commencer en attendant ») manifestent bien à quel point certains intervenants courageux s’exposent concrètement en osant porter une parole qui va à l’encontre de décennies de culture de l’excuse et de lâchetés électoralistes et communautaristes. Il ne s’agit plus là seulement de porter une parole mais d’avoir le courage de mettre sa vie dans la balance. On pourrait alors leur reprocher de trop s’exposer, courant alors le risque du fameux « dérapage » que tout le monde attend : mais ce serait faire le jeu de leurs bourreaux qui cherchent de facto à les réduire au silence, et l’on ne gagne jamais ni un sport ni un combat en défense. Il est certain que lorsqu’on ne prend jamais aucun risque, on ne risque effectivement jamais de se tromper.

Quelles autres explications donnez-vous à ce phénomène ?

La succession ininterrompue de scandales qui ponctuent l’actualité et phagocytent le débat public (au détriment d’un traitement efficace des sujets de fond) est indissociable de la structure médiatique dont elle est à la fois le produit et le carburant.

L’obsession pour le traitement de l’information en direct, amplifiée par l’hyper-réactivité des réseaux sociaux et de la fabrique numérique de l’opinion publique, induisent une polarisation volontiers hystérique des prises de position, ce que la polarisation du débat politique manichéen tel qu’il a été mis en scène par la rhétorique macronienne entre pseudo-progressistes et pseudo-Gaulois réfractaires n’a fait qu’envenimer jusqu’à l’extrême. Les débatteurs sont placés de facto dans une position qui les contraint inéluctablement à raidir leurs énoncés. Les plateaux télévisés où, le plus souvent, ces scandales trouvent leur source, sont conçus pour créer de l’opposition frontale et réflexe, dans un brouhaha où le temps de parole et de réflexion de chacun est saccadé, coupé, interrompu, où les injonctions à répondre le plus vite possible et sans la moindre possibilité de recul, de respiration, sont la règle. Ces conditions hystériques de discussion où chacun (à de très rares exceptions près qui parviennent à demeurer pondérées au milieu du vacarme) est amené à jouer un rôle, à se positionner de manière caricaturale (pour, contre, en hurlant le plus fort possible pour empêcher qu’on ne lui coupe la parole) sont en quelque sorte conçues pour provoquer des « dérapages ». Un mode d’énonciation aussi heurté visant à faire s’entrechoquer des inconscients dénués de surmoi les uns contre les autres ne peut que viser à ce que chacun délivre exactement ce qui lui passe par la tête sans filtre, sans le filtre policé qui normalement préside au débat public. Ce mode de parole performatif est intrinsèquement propice à des expressions irréfléchies et incontrôlées. On pourra argumenter qu’après tout, de la sorte, la véritable nature de chacun se révèle, que sa pensée profonde ainsi apparaît sans fard. On pourra plutôt considérer que l’usage public et éclairé de la raison dialectique ainsi que de la conflictualité constructive nécessite au contraire d’avoir le temps de la réflexion, de la maturation des opinions et des idées, y compris afin de pouvoir se retourner sur soi-même et reconnaître que l’on fait erreur. Cette structure médiatique manque de ce qui est essentiel à l’apparition du sens : le silence, sans lequel les mots et les postures ne sont que brouhaha et combats de foire.

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