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 Quelle UE maintenant que le fantasme d’une Europe à la française a définitivement volé en éclat ?
©FREDERICK FLORIN / AFP

Le contre-coup Goulard

Les élites françaises ont toujours pensé l’Europe comme un simple prolongement naturel de la puissance et du modèle français. Le rejet de la candidature de Sylvie Goulard pour le poste de commissaire européen montre que cela n'était qu'illusion.

Edouard Husson

Edouard Husson

Universitaire, Edouard Husson a dirigé ESCP Europe Business School de 2012 à 2014 puis a été vice-président de l’Université Paris Sciences & Lettres (PSL). Il est actuellement professeur à l’Institut Franco-Allemand d’Etudes Européennes (à l’Université de Cergy-Pontoise). Spécialiste de l’histoire de l’Allemagne et de l’Europe, il travaille en particulier sur la modernisation politique des sociétés depuis la Révolution française. Il est l’auteur d’ouvrages et de nombreux articles sur l’histoire de l’Allemagne depuis la Révolution française, l’histoire des mondialisations, l’histoire de la monnaie, l’histoire du nazisme et des autres violences de masse au XXème siècle  ou l’histoire des relations internationales et des conflits contemporains. Il écrit en ce moment une biographie de Benjamin Disraëli. 

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Thibault Muzergues

Thibault Muzergues

Thibault Muzergues est un politologue européen, Directeur des programmes de l’International Republican Institute pour l’Europe et l’Euro-Med, auteur de La Quadrature des classes (2018, Marque belge) et Europe Champ de Bataille (2021, Le Bord de l'Eau). 

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Atlantico : La position de la France en Europe est souvent résumée par la formule gaullienne : "La France doit être le cavalier et l'Allemagne le cheval", que le général aurait dite pour caractériser sa conception de l'amitié franco-allemande. Cette conception d'un couple où la France utiliserait la puissance économique de l'Allemagne pour des ambitions politiques mondiales est-elle encore réaliste aujourd'hui ? En regard de la transformation des institutions européennes depuis les années 2000 et des défaites françaises, dont le rejet de la candidature de Sylvie Goulard pour le poste de commissaire européen constitue l'épisode le plus récent ? 

Edouard Husson : Je ne me rappelle pas avoir lu cette déclaration du Général de Gaulle. Mais il est bien vrai que le fondateur de la Vè République, après avoir souhaité la réconciliation franco-allemande et envisagé positivement la réunification, pourvu qu’elle fût encadrée par une entente de sécurité européenne (excluant les USA et comprenant la Russie soviétique), voyait la RFA (à l’époque simple « Allemagne de l’Ouest ») comme un partenaire qui stimulerait la reconstruction et les nouveaux développements de l’économie française et qui suivrait la France dans son ambition de créer une « Europe européenne ». En fait, ce projet gaullien, contrairement à ce qu’on a tissé comme légende, s’est rapidement effondrée: le parlement allemand a refusé d’entériner la vision gaullienne d’une Europe s’émancipant progressivement de la protection américaine pour retrouver une indépendance stratégique. Dès le printemps 1963, de Gaulle tourne la page. Il constate, en 1965-66, le refus ouest-allemand de soutenir sa mise en cause de la politique monétaire américaine. L'Allemagne de l’Ouest ne le suit que progressivement et timidement dans une politique de détente avec l’Union Soviétique. Ce qui se passe ensuite, c’est que la crise du dollar conduit les investisseurs à acheter du deutsche mark comme valeur refuge et à plutôt se méfier du franc (après 1968). Les vingt années qui suivent sont passionnantes dans la mesure où la France cherche à pallier l’échec de la politique allemande du Général de Gaulle. Georges Pompidou fait entrer la Grande-Bretagne dans le Marché Commun, pour contrebalancer la puissance économique croissante de la RFA; il essaie mais échoue dans une première création de monnaie européenne. Ses deux successeurs, VGE et Mitterrand, suivent exactement la même séquence: deux ans de politique de relance budgétaire suivies d’une politique monétaire plus stricte, alignée sur le deutsche mark. Durant toutes ces années, on est resté dans les coordonnées d’une politique pragmatique. Le deuxième mandat de François Mitterrand est contemporain de la réunification de l’Allemagne et François Mitterrand entraîne la France dans des erreurs stratégiques, à commencer par le fait de figer un rapport de forces monétaire franco-allemand dans l’euro alors que le deutsche mark aurait inévitablement baissé sous le coup de la poussée d’inflation liée à la réunification. Jacques Chirac récidive en figeant un autre rapport de forces, lui aussi en dynamique favorable à la France: la démographie sert à définir le nombre de députés au Parlement Européen et les votes au Conseil. Nicolas Sarkozy a l’intuition juste que la France malgré tout a une marge de manoeuvre dans ce système: l’immigration et l’insécurité coûtent suffisamment cher au pays pour qu’une action politique résolue dans ces domaines ramènent la France la maîtrise de son destin dans une Union Européenne à l’architecture très figée; mais il ne persévère pas dans ses intentions politiques. Il est certes moteur, face à Angela Merkel, dans la lutte contre la crise financière et monétaire mais échoue à être réélu. Ses deux successeurs, François Hollande et Emmanuel Macron, semblent avoir entériné le rapport de force franco-allemand sans volonté réelle de l’inverser, même si l’actuel président est apparu plus volontariste.  

Thibaut Muzergues : Sur ce point-là, je crois que c'est une illusion : aujourd'hui le cheval c'est la France et le cavalier c'est l'Allemagne. Il faut regarder la réalité en face. Aujourd'hui l'Allemagne a un PIB total qui est un tiers, à peu près, plus grand que celui de la France. Et cela fait depuis 20 ans clairement que c'est l'Allemagne qui tient les cartes de par sa puissance économique et puis parce qu'elle a profité de l'élargissement. Elle a créé des contacts en Europe de l'Est et la France a toujours été à rebours, et même si les diplomates français ont fait preuve de beaucoup de professionnalisme, ils n'ont jamais été suivis par Paris en Europe de l'Est.

Par conséquent, la France se berce d'illusions, en pensant que c'est elle qui conduit la manœuvre, et d'ailleurs cela s'est vu pour la commission européenne : pour la simple raison que c'est bel et bien une allemande qui est à la tête de la commission et pas un français ou une française. Donc je crois que les français se croient beaucoup plus forts et feraient bien d'avoir une attitude plus constructive. Ce que Emmanuel Macron n'a pas eu puisqu'il a adopté, depuis huit mois, une politique très unilatéraliste, ce qui lui a porté préjudice, par exemple hier à propos de cette candidature de Madame Goulard.

Pensez-vous que les élites politiques françaises sont en train de changer de vision à propos des rapports entre notre pays et l'Europe ? Et est-ce que vous pensez que le rejet de cette candidature à la commission européenne ouvertement soutenu par la France, peut stimuler une nouvelle réflexion sur l'approche des rapports de forces dans les politiques intergouvernementales de l'Union européenne ?

Edouard Husson : Il y a deux facteurs à prendre en compte. D’une part, les dirigeants français doivent comprendre qu’ils n’ont plus affaire à l’Allemagne d’Helmut Kohl. Il est fini le temps où une entente entre le président français et le chancelier allemand faisait avancer automatiquement l’Union Européenne. L’Allemagne, depuis l’élargissement, a un élément d’alternative à des politiques françaises qui ne lui conviennent pas: l’UE à 27 lui offre de multiples coalitions possibles, même avec la pondération des votes. A vrai dire, rien n’empêcherait la France de faire la même chose: se créer des coalitions, faire émerger des rapports de force, avant de proposer à l’Allemagne un compromis. C’est un peu ce qu’Emmanuel Macron a fait lors du marchandage pour la nomination aux quatre postes principaux de l’UE (présidence de la Commission, du Conseil, Haut représentant aux affaires étrangères et présidence de la BCE). Mais il a du mal à descendre de son piédestal pour engager une négociation entre pairs. Et surtout, Emmanuel Macron a commis, aux yeux de nombreux gouvernements européens et des parlementaires de Bruxelles, une faute majeure: il a mis en cause le principe de faire élire par le parlement président de la commission européenne le candidat présenté par le parti arrivé en tête. Les discours tenus par les Français sur Manfred Weber, présenté par le Parti Populaire Européen, étaient absolument détestables. Emmanuel Macron a obtenu gain de cause provisoirement mais la candidate qu’il a présentée pour être le commissaire français a été recalée. En France, les opposants à Emmanuel Macron aiment à répéter que c’est à cause d’éventuels conflits d’intérêts. Mais il y a une raison beaucoup plus importante et qui fait mal à la vanité française: elle a d’abord été recalée parce qu’elle n’a pas été jugée à la hauteur du vaste portefeuille qu’il s’agissait de lui confier: celui du Marché unique. Il faut arrêter de se raconter des histoires. Tant que nous n’enverrons pas les meilleurs à Bruxelles; tant que nous ne ferons pas un lobbying approprié pour occuper les postes-clé; tant que nous passerons pas le temps qu’il faut pour palabrer avec les uns et les autres, nous pourrons toujours crier à l’injustice mais nos candidats seront recalés ou pas pris au sérieux. 

Thibaut Muzergues : Je l'avais espéré au moment de l'élection d'Emmanuel Macron, car il semblait aller dans cette direction. Malheureusement ce n'est pas la voie qui a été prise. Mais tout n'est pas de sa faute, car il s'est aussi heurté à un mur d'incompréhension et de suspicion allemand, et qu'il s'est ensuite mis à faire de l'unilatéralisme. Idéalement, ce qui s'est passé hier devrait inciter les hommes politiques, notamment à En Marche, à revoir leur copie, parce que ce "vote contre" était non pas vraiment prévisible, car madame Goulard est une femme extrêmement compétente, mais il y avait quand même des indices qui indiquaient qu'elle aurait des difficultés à se faire accepter. En fin de compte, il faut rappeler que parmi les trois commissaires qui n'ont pas été investis, nous avons la française, la roumaine [RovanaPlumb], qui a de gros problèmes de corruptions, et le hongrois [László Trócsányi] qui était ministre de la justice en Hongrie et qui a démantelé l'état de droit dans ce pays. C'est donc une humiliation assez sévère pour la France.

Il y a toute une réflexion à avoir pour comprendre qu'il n'y a plus de grandes puissances en Europe, même l'Allemagne n'est plus une grande puissance. A partir de là, il faut apprendre à jouer collectif, ce qui veut dire aussi aller discuter avec le Parti populaire européen (PPE) et le Parti socialiste européen (PSE). Malheureusement aujourd'hui je ne suis pas convaincu que les élites françaises aient compris cela. Est-ce que ça va être un choc salvateur ? Personnellement j'en doute, mais j'espère que ce sera le cas.

Comment l'Allemagne conçoit-elle sa place depuis sa réunification globalement réussie et son affirmation comme première puissance européenne ? Et la France doit-elle s'inquiéter des positions allemandes vis-à-vis des institutions européennes ? 

Edouard Husson : Je crois que ce serait une erreur d’attribuer à l’Allemagne les raisons du rejet de la candidature de Sylvie Goulard. Raisonner ainsi, c’est continuer à réfléchir dans les coordonnées du dialogue supposé encore efficace entre présidents français et chanceliers allemands. C’est ne pas voir que la République Fédérale est confrontée elle-même à l’émancipation des Allemands de Bruxelles, sorte de 17è Land, qui a tendance à obéir à ses propres rapports de force internes. Ni Angela Merkel ni Ursula von der Leyen n’étaient en mesure d’imposer Sylvie Goulard à leurs compatriotes au Parlement européen. L’Allemagne est certes plus puissante économiquement que la France mais c’est aussi un pays beaucoup plus décentralisé, où le gouvernement repose sur une coalition fragile, sans grande assise dans l’opinion. La Chancelière est en bout de course, il est vrai. Mais ne nous faisons pas d’illusions: les successeurs seront des chanceliers plus faibles encore qu’elle-même en fin de mandat. Le système politique allemand n’a pas digéré certaines des décisions solitaires de Madame Merkel, à commencer par la sortie brusque de l’industrie nucléaire en 2011 et l’ouverture totale des frontières à l’immigration fin 2015. Il a donc tendance à renforcer sa tendance à la décentralisation et à l’éclatement des centres de décision. Il y aurait là une chance pour la France, à condition de sortir de la méthode « top down » et d’aller rechercher des alliés dans toutes les institutions européennes. Cessons d’incriminer l’Allemagne et regardons nos propres lacunes. 

Thibaut Muzergues : Concernant la manière dont l'Allemagne se voit, je crois que malheureusement les allemands - je crois que c'est là aussi le problème - n'ont pas vraiment de stratégie. Il y en avait une à l'époque de Kohl, une fragile à l'époque de Schröder, mais c'est vrai qu'Angela Merkel, pour tous les mérites qu'elle a, n'a pas vraiment eu de vision autre que la vision économique. Son objectif était de faire de l'Allemagne une puissance économique, en l'intégrant fortement à l'Europe, et voilà ça s'est résumé à ça, sans vision de long terme. Souvent, on pensait que Paris pouvait amener cette vision à long terme. Aujourd'hui on voit très bien que Paris en essayant de porter une vision à long terme qui est totalement défendable, a en fait plus braqué l'Allemagne de Merkel qu'autre chose. Est-ce qu'un nouveau chancelier ou une nouvelle chancelière pourrait faire une différence ? Le problème c'est que ce nouveau chancelier ou cette nouvelle chancelière aura une légitimité nouvelle venue des urnes, et c'est cette personne qui sera le vrai conducteur.

Pour la France, encore une fois, il y a une vraie réalisation à avoir vis-à-vis de sa puissance relative. La France est une des trois grandes puissances européennes mais elle n'est pas seule, elle doit donc apprendre à jouer collectif pour pouvoir faire quelque chose. Même si on avait pu penser que Macron était dans cette philosophie-là, mais qui s'est en fait vite retrouvée dans une situation de repli et d'unilatéralisme.

La France doit s'inquiéter en effet de l'éloignement entre ses positions et celles de l'Allemagne. On a toujours considéré que les deux positions s'éloignaient les unes des autres. Dès que les deux tombaient d'accord, on obtenait un accord au niveau européen. La France a une politique de cavalier solitaire, ce qui a permis quelques victoires, comme l'obtention par Christine Lagarde de la BCE, mais dans le même temps des désastres absolus comme dans le cas de Sylvie Goulard. Les anglais étant partis, la France a perdu un allié dans les négociations. L'Angleterre parti, cela laisse la France un peu petit à regarder l'Allemagne en position d'infériorité. Et bien-entendu ça a des conséquences pour l'avenir. Sur l'économie, la France a réussi à obtenir de l'Allemagne le passage à l'Euro afin d'éviter que l'Europe ne soit pas une zone deutch mark mais une zone euro. Maintenant il faut faire accepter d'un "gouvernement euro" et le problème ça va être, quelle va être le prix à payer pour ça. Est-ce qu'il faut abandonner le parlement européen à Strasbourg ? Je ne suis pas certain qu'il y ait cette réflexion sur la négociation à venir au ministère des affaires européennes ou au quai d'Orsay. Et surtout quelle coalition bâtir à l'avenir ? Avec l'Espagne ? On a un peu ça avec la Roumanie et Slovaquie, mais c'est encore très embryonnaire. Les français se bercent de l'illusion que le couple franco-allemand est toujours au centre, et c'est vrai que les deux décident de quelque chose, généralement cela est adopté, mais la France doit avoir une solution de repli. Les allemands avaient une solution de repli avec la Pologne pendant longtemps. La France aujourd'hui est trop isolé et il faut une vraie réflexion sur cette politique de coalition à mettre en place, et ça vaut aussi pour les partis politiques.

Edouard Husson publiera Paris - Berlin : Fatals malentendus, aux éditions Gallimard, le 7 novembre 2019

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