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Lignes de fractures : ce que les drapeaux algériens nous révèlent de l’état des Français (et des nouveaux clivages politiques)
©BERTRAND GUAY / AFP

Les leçons d’un sondage

La victoire de l'Algérie en finale de la Coupe d'Afrique des nations (CAN) a donné lieu à de nombreuses manifestations de joie et débordements dans toute la France. Atlantico publie en exclusivité un sondage réalisé par l'Ifop sur l'attachement des Algériens de France à leur équipe.

 Ifop

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L'Ifop est un institut de sondages d'opinion et d'études marketing.

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Jérôme Fourquet

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Jérôme Fourquet est directeur du Département opinion publique à l’Ifop.

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Edouard Husson

Edouard Husson

Universitaire, Edouard Husson a dirigé ESCP Europe Business School de 2012 à 2014 puis a été vice-président de l’Université Paris Sciences & Lettres (PSL). Il est actuellement professeur à l’Institut Franco-Allemand d’Etudes Européennes (à l’Université de Cergy-Pontoise). Spécialiste de l’histoire de l’Allemagne et de l’Europe, il travaille en particulier sur la modernisation politique des sociétés depuis la Révolution française. Il est l’auteur d’ouvrages et de nombreux articles sur l’histoire de l’Allemagne depuis la Révolution française, l’histoire des mondialisations, l’histoire de la monnaie, l’histoire du nazisme et des autres violences de masse au XXème siècle  ou l’histoire des relations internationales et des conflits contemporains. Il écrit en ce moment une biographie de Benjamin Disraëli. 

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Atlantico : D'intenses polémiques ont éclaté concernant les manifestations sur la voie publique après les différentes victoires de l'Algérie lors de la Coupe d'Afrique des nations (CAN). Au regard de ce sondage, les Français vous semblent-ils "d'accord" avec l'ampleur de la polémique ? N'est-ce pas une tempête dans un verre d'eau ?

Jérôme Fourquet : Dans la polémique actuelle, il faut distinguer ce qui attrait à la manifestation d'une forme de sentiment d'appartenance et de proximité à l'Algérie de la part de personnes qui résident en France dont beaucoup sont de nationalité française . Y a-t-il une double allégeance ou pas ? C'est une première question. D'autre part, les réactions entendues suite à ces événements sont des réactions contre les exactions commises en marge de cette manifestation de joie. Ce sont les débordements qui ont donné un écho important à cet événement (pillage, confrontations avec les forces de l'ordre).

Notre sondage ne porte que sur le premier volet : interroger les Français sur leur sentiment vis-à-vis de ces manifestations d'un patriotisme ou d'une proximité à l'égard de l'Algérie. On n'a pas interrogé les Français sur les violences parce qu'on considère que l'écrasante majorité des Français ne pouvait que condamner ces violences.

D'une part, l'intense polémique est légitime et justifiée parce que force est de constater qu'à deux occasions dans plusieurs villes françaises, des exactions ont eu lieu et ont suscité de manière légitime une désapprobation des exactions. D'autre part, on peut comprendre intellectuellement en tant qu'analystes le fait que cela fasse débat puisque les résultats de notre sondage qui porte, non pas sur les violences mais sur l'autre dimension du phénomène, montrent que la société française est clivée. Les violences rendent compréhensibles que l'on en ait beaucoup parlé et le sujet ne laisse pas indifférent et divise le pays. A partir du moment où il y a division, il y a débat en France. Ces chiffres nous permettent en partie de comprendre pourquoi il y a un débat qui se fait jour.

A retrouver sur Atlantico, le sondage complet : Finale de la CAN : 48% des Français pensent qu'il est normal pour des personnes d'origine algérienne de manifester leur joie et leur attachement à leur pays lors des victoires de l'Algérie en football

Quand on regarde non pas les violences mais sur l'avis des Français sur ces manifestations, comment caractériser d'un point de vue politique et sociologique les personnes qui ne trouvent pas normal qu'il y ait des manifestations de joie ou un attachement à un pays autre que la France ?

Jérôme Fourquet : Si l'on se penche sur le symbole des drapeaux : c'est ce dont les personnes se sont souvenues, le nombre important de drapeaux algériens brandis dans plusieurs villes par une foule nombreuse. 48% de nos concitoyens considèrent que c'est quelque chose de normal de la part de leurs compatriotes qui expriment leur sympathie et leur attachement à un pays dont eux-mêmes ou leurs grands-parents sont issus. Cette manifestation d'un attachement à un pays autre que la France ne choque manifestement pas un Français sur deux. En revanche, pour 40% des Français, la conception de l'appartenance nationale semble être plus exclusive et considèrent qu'à partir du moment où l'on est citoyen français, on n'a pas à manifester collectivement son attachement à un pays autre que la France.

Sur cette question, on voit très clairement resurgir ou remonter à la surface le bon vieux clivage gauche-droite. Une grande majorité de sympathisants de la FI ou du PS (sept sur dix) qui trouve légitime qu'on puisse, y compris en tant que citoyen français, manifester de la joie et de l'attachement à son pays d'origine. Alors que dans l'électorat de LR et du RN, dans des proportions moins élevées (six sur dix), on observe que l'autre opinion est majoritaire, à savoir que lorsqu'on est citoyen on ne peut pas manifester sa joie ou son attachement à un autre pays que la France. Le sujet est complexe parce que dans les deux pays politiques il y a néanmoins des minorités : un quart à gauche et un gros quart au RN ne sont pas d'accord avec l'avis majoritaire de leur famille politique. Par conséquent, on peut en conclure que les questions identitaires s'appuient encore sur les clivages gauche-droite.

Étonnamment, les sympathisants de LREM sont beaucoup plus divisés sur la question : 52% trouvent cela normal contre 38% ne trouvent pas cela normal. Sur ces questions sociétales, on remarque donc que le centre de gravité idéologique pèse plutôt à gauche et qu'a tout prendre, s'il fallait classer cet électorat, sur ces sujets-là il sera plus près de la gauche que de la droite, alors que ce sera le contraire sur des sujets économiques. Les chiffres montrent aussi que c'est à LREM qu'on est le moins homogène collectivement sur cette question, d'où le fait que le gouvernement marche sur des œufs à la fois en termes de maintien de l'ordre public mais aussi en termes de positionnement politique. Il est tout à fait facile et normal de condamner les violences, mais sur le point plus sensible, c'est plus compliqué pour en Marche parce que son électorat est plus divisé.

Les sondés sont divisés en deux groupes presque égaux sur la question principale qui leur a été posée :  trouvez-vous normal ou non que des personnes d'origine algérienne vivant en France manifestent leur joie et leur attachement à leur pays d'origine quand l'équipe d'Algérie de football remporte un match ? En quoi est-ce que ce résultat vous semble révélateur d'une fracture fondamentale de l'opinion concernant le sujet de l'intégration des populations issues de l'immigration algérienne ?

Edouard Husson : Cela fait des années que l’on sent monter une crise profonde. Normalement, la question de l’enthousiasme  après un match gagné par l’équipe de votre pays d’origine devrait être parfaitement anodine. Mais on a vu les incidents se multiplier: Marseillaise sifflée au début des matchs quand l’Algérie ou la Tunisie affrontaient la France; et, ces jours-ci, manifestations violentes de jeunes supporters après des victoires de l’Algérie.  On a un autre point de repère: la victoire de la France en coupe du monde en 1998 avait été célébrée dans la liesse; en 2018, l’atmosphère était sinistre, il y a eu de la casse; elle venait en partie des mêmes qui se déploient violemment dans les rues de nos grandes villes après les match de l’Algérie. A partir de là se pose la question de savoir comment l’opinion réagit, selon quels critères. Il pourrait y avoir une demande de sécurité plus forte, de punition des fauteurs de trouble. Mais nous sommes dans un pays où, de manière agressive, depuis des décennies, une partie des élites et de la classe politique s’obstine non seulement à répéter que l’immigration massive ne pose aucun problème mais aussi à diaboliser toute personne qui mettrait en doute ce dogme. La question de la non-intégration (économique, politique, sociale) de jeunes gens d’origines étrangère est donc devenue un sujet de controverse, de polarisation. 

Quand on recoupe le sondage avec la question de la proximité politique, une corrélation semble émerger. Le critère de l'opinion sur l'intégration des populations issues de l'immigration est-il pertinent pour décrire le clivage droite-gauche dans l'opinion en France ?

Edouard Husson : Oui, on voit bien dans le sondage, par exemple, comme beaucoup d’élus LR sont coupés de leur base politique: les gens qui se disent proches de LR réagissent à peu près comme ceux qui sont proches du Rassemblement National, pour trouver anormal, à environ 60%, le fait de célébrer la victoire sportive d’un autre pays que la France sur le territoire français. Non moins intéressant est le 50/50, à peu de choses près, de l’électorat LREM. Il y a donc des sujets sur lesquels la droite pourrait disputer au parti d’Emmanuel Macron son électorat. Il est non moins intéressant de voir les sympathisants de la France Insoumise pencher vers une appréciation positive de la société multiculturelle. Cela devrait faire réfléchir au Rassemblement National tous ceux qui s’obstinent à courir après cet électorat. On voit donc bien émerger un clivage droite/gauche. 

Cette division d'opinion vous semble-t-elle assez fondamentale pour qu'un nouveau clivage droite-gauche se structure en termes d'offre politique ? 

Edouard Husson : On voit bien comment l’opinion est susceptible de se structurer si la droite est capable de présenter une candidature de rassemblement de toutes ses familles. Cependant, le débat ne portera pas sur une question relativement anodine: le présent sondage sert de révélateur. Mais cela fait presque quarante ans que le Rassemblement (Front) National dénonce l’aveuglement du reste de la classe politique sur les questions d’immigration; que la droite issue du gaullisme et du giscardisme réagit en criant « Cachez moi ce sein que je ne saurais voir » et que la gauche, mitterrandienne et post-mitterrandienne, jette de l’huile sur le feu en encourageant non seulement l’immigration mais la société multiculturelle. Si vous ajoutez que l’Education Nationale a été littéralement cassée par soixante-dix ans de gauchisme, par vagues successives, du stalinisme du plan Langevin-Vallon au gauchisme hyperindividualiste d’aujourd’hui, nous avons affaire à une crise de société, très profonde. Deux scénarios se dessinent. Soit continueront de petits affrontements politiciens avec des partis, de droite ou de gauche, peu importe, proposant des mesurettes tout en répétant que la situation est grave. Soit émergera, selon toute vraisemblance à droite, une vision politique large, cohérente, un programme d’action visant non seulement l’immigration zéro mais la reprise en main des zones de « non-droit », la lutte contre l’islamisme, une politique économique dont la priorité l’emploi, la réindustrialisation de la France , la libération des forces entrepreneuriales; une reprise en main de l’
Education Nationale, le rétablissement de la diversité d’opinions dans les médias du service public etc.... 

Jérôme Fourquet, vous avez aussi sondé cette question en fonction du vote à la présidentielle de 2017. On a constaté pendant les européennes un report des candidats de Fillon sur la liste de LREM. La situation est-elle de moins en moins tenable pour Macron et la division entre ces deux camps pourrait-elle apparaître ?

Jérôme Fourquet : On voit que le rapport de forces entre l'électorat de premier tour (56-34) et ceux qui sont aujourd'hui sympathisants (52-38) est resserré mais relativement stable. On peut donc distinguer en partie l'effet de la droitisation de la composition de l'électorat en Marche par rapport à la présidentielle. Néanmoins, on n'a pas une inversion ou un rééquilibrage pur et parfait. Cela peut s'expliquer notamment du fait qu'une partie de l'électorat de droite et de centre-droite est sur ces sujets plus progressistes que le reste de l'électorat de droite et que sans doute l'électorat de droite qui rejoint Emmanuel Macron est un électorat moins "identitaire" que la moyenne de l'électorat de droite. Cela fait donc bouger les lignes mais pas autant qu'on aurait pu le penser.

L'intensité ou le degré de conviction de chacune de ces opinions n'est pas mesurée par le sondage. En tant qu'analyste, vous semble-t-il que ce sujet-là est important pour conduire à une nouvelle structuration gauche-droite de l'offre politique ?

Jérôme Fourquet : Tout dépend de ce qui se passera ce soir. Il faut être prudent, mais on peut penser que dans les deux scenarii (victoire ou défaite de l'Algérie) il y aura des réactions en France, de joie ou de dépit. Dans les deux cas, cela peut donner lieu à des scènes déjà vues les semaines précédentes, sachant que cette histoire des drapeaux algériens lors d'événements sportifs et footballistiques remonte à longtemps. Lors du match France-Algérie en 2001 au stade de France, la Marseillaise avait été sifflée et des jeunes supporters de l'équipe d'Algérie avaient envahi les pelouses avec des drapeaux. Depuis, il y a eu d'autres épisodes, notamment à la CAN ou dans des périodes où l'équipe des Fennecs s'était qualifiée pour la coupe du monde. Il y avait eu alors à des manifestations de joie et des débordements dans de nombreuses villes françaises. Tout cela s'inscrit dans une mémoire collective.

Quand les symboles sont concernés, il y a toujours des conséquences politiques : les Champs-Elysées envahis par des drapeaux algériens et des dizaines de villes grandes ou moyennes ou il y a des affrontements avec la police, pillage etc. Sans doute ces images impriment-elles la rétine collective d'une partie de nos concitoyens et tout cela s'inscrit dans une longue série d'événements. Si ça imprime, ça le fait dans un sens qui favorise la survivance du clivage gauche-droite. Ces événements représentent une double difficulté pour le pouvoir macronien : l'une en termes de maintien de l'ordre public (ne pas donner une image laxiste) et l'autre en termes symbolique et politique qui pose la question de savoir comment LREM et le gouvernement se positionnent sur ces questions. Autant pour la droite et la gauche, on voit bien où penche leur électorat ; autant c'est plus compliqué pour en Marche. A chaque fois que ces événements se produisent, ils s'inscrivent dans une longue série et des souvenirs remontent à la surface et réactivent le clivage gauche-droite : cela questionne alors le positionnement idéologique en Marche sur ce type de questions sur lesquelles il est très frileux. La droite peut accuser en Marche de laxisme et mettre la pression à LREM ; la gauche peut exhorter le gouvernement à ne pas faire d'amalgames et être favorable à ces manifestations de joie.

Il ne faut pas manquer de dire que, en dehors du clivage idéologique, il y a un effet générationnel sur cette question. On remarque que les jeunes générations se montrent plus compréhensives alors que les générations les plus âgées sont majoritairement en désapprobation. Cela montre d'une part la trace d'une mémoire historique, parce que ce n'est pas l'équipe du Portugal ou de la Tunisie que cela concerne, mais l'équipe d'Algérie. Cela s'inscrit donc dans une histoire de longue durée et douloureuse, avec des souvenirs familiaux et personnels pour les personnes âgées de plus de 65 ans dans les périodes tendues de la guerre d'Algérie. D'autre part, ces générations les plus âgées sont formatées plus majoritairement sur une conception assez classique du sentiment national, qui est un sentiment exclusif : on ne peut être attaché qu'à la patrie. Dans les générations les plus jeunes, ces deux effets jouent beaucoup moins dans la mesure où elles ont grandi dans une société française plus métissée et multiculturelle. Il y a un poids des descendants de l'immigration des personnes du Sud de la Méditerranée plus important que chez les personnes les plus âgées. Pour ces dernières, les scènes de liesse populaire avec des drapeaux algériens rappellent en quelque sorte les scènes à Alger au moment de l'indépendance de l'Algérie. S'il s'agissait de Portugais, cela pourrait susciter aussi du mécontentement et de la colère mais il n'y aurait pas la même charge symbolique et historique.

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