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 SOS libéralisme : si on a les élites que l’on mérite, qu’avons nous fait pour en arriver là ?
©MATTHIEU ALEXANDRE / AFP

Incohérences

Dans un entretien accordé au Nouvel économiste, la secrétaire d’État Brune Poirson a déclaré qu'il fallait commence à "penser le post-capitalisme". Une réflexion qui montre les contradictions majeures du macronisme, qui vote "en même temps" des accords "capitalistes" avec le Canada ou le Mercosur.

Yves Michaud

Yves Michaud

Yves Michaud est philosophe. Reconnu pour ses travaux sur la philosophie politique (il est spécialiste de Hume et de Locke) et sur l’art (il a signé de nombreux ouvrages d’esthétique et a dirigé l’École des beaux-arts), il donne des conférences dans le monde entier… quand il n’est pas à Ibiza. Depuis trente ans, il passe en effet plusieurs mois par an sur cette île où il a écrit la totalité de ses livres. Il est l'auteur de La violence, PUF, coll. Que sais-je. La 8ème édition mise à jour vient tout juste de sortir.

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Edouard Husson

Edouard Husson

Universitaire, Edouard Husson a dirigé ESCP Europe Business School de 2012 à 2014 puis a été vice-président de l’Université Paris Sciences & Lettres (PSL). Il est actuellement professeur à l’Institut Franco-Allemand d’Etudes Européennes (à l’Université de Cergy-Pontoise). Spécialiste de l’histoire de l’Allemagne et de l’Europe, il travaille en particulier sur la modernisation politique des sociétés depuis la Révolution française. Il est l’auteur d’ouvrages et de nombreux articles sur l’histoire de l’Allemagne depuis la Révolution française, l’histoire des mondialisations, l’histoire de la monnaie, l’histoire du nazisme et des autres violences de masse au XXème siècle  ou l’histoire des relations internationales et des conflits contemporains. Il écrit en ce moment une biographie de Benjamin Disraëli. 

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Atlantico : Dans un entretien accordé au Nouvel économiste, la secrétaire d’État Brune Poirson a déclaré qu'il fallait commence à "penser le post-capitalisme". Cette déclaration peut paraître surprenante au moment où le gouvernement négocie des accords très "capitalistes" avec le Mercosur. Le "en même-temps" d'Emmanuel Macron peut être une affaire de synthèse voire de compromis, mais n'est-il pas aussi trop souvent comme dans ce dernier cas indiscutablement incohérent ? Quels sont les meilleurs exemples selon vous de ces contradictions propres au macronisme ?

Yves Michaud : Avant de parler des incohérences du macronisme, il faut avoir l’honnêteté de dire que tout le monde est aujourd’hui désorienté.

A gauche, on ne sait plus ce qu’est le socialisme. Quant au post-socialisme !  L’extrême-droite n’a jamais aimé le libéralisme mais sans en parler franchement parce qu’elle est loin d’être claire en matière internationale. Elle se rabat donc sur des revendications de pouvoir d’achat et d’identité nationale. La droite s’est dite libérale en confondant volontairement libéralisme politique, c’est-à-dire affirmation du primat des libertés, et libéralisme économique.

De toute manière, rien de cela n’est grave puisque tout le monde en France, je dis bien tout le monde, se rejoint dans l’étatisme – Macron compris. On peste contre la SNCF, les impôts, les fonctionnaires et les règlements, mais on demande à cœur et à cris des lois chaque fois que se pose un problème. Rien d’étonnant donc à entendre Mme Poirson, qui vient de chez Veolia si je ne m’abuse, découvrir qu’il faut maintenant penser le post-capitalisme. Si Veolia c’est le capitalisme et si le trajet de Mme Poirson veut dire quelque chose, il faut en tirer la conséquence : le post-capitalisme, c’est Macron.

Redevenons sérieux. Disons que tout le monde a viré sa cuti libérale.

Plus de dix ans après le krach Lehman Brothers, disons que c’est un délai de réflexion… raisonné autant que raisonnable ! Souvenons-nous quand même de l’époque où à droite comme à gauche on encensait le libéralisme de Pascal Lamy, commissaire européen et directeur de l’Organisation mondiale du commerce jusqu’en 2013 et en qui certains voyaient un présidentiable à la Macron !

Le krach de 2008 a ouvert les yeux sur les ravages de la spéculation financière libérale et les facilités que lui ouvrent les techniques numériques. Cela n’a pas changé grand-chose. Les banques centrales ont juste émis de la monnaie, encore de la monnaie, toujours plus de monnaie, qui pour être électronique ne vaut pas plus qu’en papier. Au point qu’on ne sait plus quoi en faire ni à qui en prêter. Des accords comme celui avec le Mercosur qui étaient « dans les tuyaux » arrivent à contre-temps. Le plus cocasse est que ces prises de conscience pour le moins tardives viennent alors même que les géants de la production et du commerce, USA et Chine, ont laissé de côté depuis longtemps les bonnes paroles du « libre-échange » pour établir des rapports musclés. S’il faut encore dix ans pour que nos hommes et femmes politiques se rendent compte qu’on a changé de monde,  gageons que Mme Poirson aura, comme M.Macron, du retard à rattraper.

Il me fallait ce détour pour dire de manière maintenant lapidaire que le « en même temps » de Macron n’est pas en cause. L’inquiétant, c’est plutôt son aveuglement à ces changements colossaux. Souvenez-vous du premier discours sur cette nouvelle Europe qui allait promouvoir les libertés et maintenant le second sur le besoin d’une Europe qui protège. Macron est un bon élève qui comprend vite mais il a du retard à l’allumage. Je vois plutôt son « en même temps » comme une manière de ménager la chèvre et le chou. L’expression a chez lui le même sens que le « évidemment » de Chirac : « nous  allons réformer  la fonction publique mais évidemment sans remettre en cause le statut ». Remplacez « évidemment » par « en même temps » et de Chirac vous passez à Macron.

Edouard Husson : Tout d’abord, il ne faut pas surestimer la cohérence idéologique du macronisme. Ce n’est pas comme s’il y avait un noyau dur et, éventuellement des variations qui puissent être des déviations. Au lieu de s’en prendre à l’ENA comme il l’a fait, le président aurait dû réfléchir aux moyens de boucler un dossier dont on parle depuis au moins dix ans: mieux articuler les formations dispensées à l’ENA sur de la recherche universitaire. Exactement comme cela se passe aux Etats-Unis ou en Grande-Bretagne: les passerelles entre l’universités et la haute fonction publique y sont nombreuses. Le problème du macronisme, largement issu du cerveau d’un énarque, c’est, souvent, le manque de recherche sérieuse sous-jacente. Même quand il en a disposé, grâce aux nombreux travaux de l’Institut Montaigne, Emmanuel Macron les a souvent ignorés. Le macronisme révèle son inconsistance intellectuelle, quel que soit le caractère brillant d’un certain nombre de personnes qui travaillent pour le Président, dans Le Progrès ne tombe pas du ciel, d’Emelien et Amiel. On n’avait jamais vu une pensée aussi confuse et approximative sous le plume d’individus proches d’un président français. Thomas Diafoirus en conseiller du prince. 

Alors, le fait que Brune Poirson parle de « postcapitalisme » tout en appartenant à un gouvernement qui a poussé au maximum le capitalisme de connivence à la française, ne devrait pas nous surprendre plus que cela. Le macronisme est d’abord une tentative de sauver le système progressiste individualiste né dans les années 1960, dans sa version française. Et pour se sauver, ce système est prêt à toutes les déclarations possibles, y compris celles qui relèvent de la haine de soi, ce trait caractéristique des dirigeants français. On est prêt à faire l’éloge du « post-capitalisme » pour maintenir les privilèges d’un système de pouvoir et d’argent qui vit aux dépens du capitalisme. On aura picoré ici ou là: du Jeremy Rifkin en dix leçons ou du Ulrich Beck pour les nuls. En oubliant complètement que le système qui a le plus fait pour préserver l’environnement, depuis trente ans, c’est le capitalisme, avec sa formidable capacité d’innovation. Renoncez au capitalisme et vous aurez les plus terribles régressions environnementales. 

N'y a-t-il donc pas une fracture idéologique au sein du macronisme que seule une certaine forme de communication sur le progressisme peut masquer ?

Yves Michaud : Il y a sûrement une fracture au sein du macronisme et même plusieurs. La REM est faite de recrues piochées un peu partout, à droite et à gauche comme on dit dans le langage courant. Cela dit, les dirigeants du parti et le Président ont compris, en raison de leur propre expérience de « frondeurs » ou même de traîtres sous Hollande (suivez mon regard!), qu’il ne fallait pas tolérer les écarts. Il y a donc une discipline assez forte qui empêche les fractures d’apparaître, y compris en pratiquant des exclusions préventives. Idéologique est aussi un bien grand mot ! Je crois qu’on a plutôt affaire à un bazar d’idées chez des gens nouveaux en politique, dont l’arrivisme l’emporte sur les convictions, et à un moment où, comme je l’ai dit, tout le monde est un peu ou beaucoup désorienté. Franchement, ma déception  par rapport à Macron tient à ce qu’on voit plus son opportunisme que ses convictions et son programme. C’était déjà patent pendant sa campagne présidentielle théâtrale et un tantinet hystérique mais dont le contenu m’échappait. En fait Macron est un énarque intelligent qui ne comprend pas son temps et, comme l’ont montré les « grands débats » d’après Gilets jaunes, ne connaît pas non plus son pays. En revanche c’est un maniganceur infatigable et apparemment habile. Je dis « apparemment » car on ne voit pas bien ce que des compromis à répétition peuvent apporter – par exemple en matière de réforme de la Constitution, dont d’ailleurs il n’est plus trop question. Sarkozy qualifiait Chirac de roi-fainéant. Macron c’est un roi pas-fainéant, mais est-ce que ça suffit ?

Edouard Husson : Je ne le crois pas. Avec le « en même temps, Emmanuel Macron a voulu nous faire croire qu’il rassemblait la droite et la gauche; qu’il dépassait le clivage traditionnel. Mais c’est une illusion. Depuis l’origine, il est clair que le macronisme est un mouvement de gauche ! Quand une partie de LR se rallie au pouvoir en place, c’est parce qu’elle pense à gauche. Regardez sur tous les grands sujets: baisser les impôts? Avez-vous entendu une aile droite de LREM qui se plaigne de ce que les prélèvements obligatoires ne baissent pas en France? Regardez la PMA: avez-vous entendu une dissonance dans le parti? Oui, celle d’Agnès Thil, qui a été exclue ! La censure sur les réseaux sociaux? LREM est à la pointe de ce mouvement qui unit aujourd’hui tous les progressistes du monde. Quel est le repoussoir de tous les membres de LREM? Tout ce qui pense et agit à droite, qualifié avec mépris de populisme: Orban, Salvini, Trump. Le progressisme est une façon de faire de la politique à gauche. Je suis d’accord avec vous qu’il y a des gauches plus individualistes et d’autres plus collectivistes. Mais quand on regarde de près, on remarque assez vite le mélange des deux pulsions: l’individualiste est rapidement effrayé par le fait qu’il a coupé tous les liens sociaux naturels ou hérités. Et il cherche frénétiquement à créer une structure artificielle qui le protège à nouveau - cela ne le gêne pas si cela veut dire de la coercition. La Grande Peur climatique est le type même de la pensée de gauche, nouveau millénarisme régressif: c’est une sorte de reviviscence du rousseauisme, avec tout ce qu’il implique de paranoïa et d’auto-complaisance. 

Dès lors, si les élites portent de tels discours et qu'on a les élites qu'on mérite, comment en est-on arrivé là ? Quels sont les facteurs historiques de cette déshérence et de ce relativisme ?

Edouard Husson : Le monde occidental est comme un avion à deux réacteurs: l’un est judéo-chrétien et l’autre est gréco-romain. Pour être plus précis, le monde gréco-romain se serait épuisé naturellement, comme toutes les grandes cultures pré-chrétiennes, si le christianisme n’était pas venu à sa rescousse. Augustin a sauvé Cicéron et Thomas d’Aquin a modernisé Aristote. Faisons sauter les cloisons de l’historiographie habituelle. Je veux bien garder l’Antiquité gréco-romaine mais c’est pour ajouter que le Moyen-Age ou la Renaissance n’existent pas: il y a, de la conversion de Constantin à la Révolution française, plus d’un millénaire de « chrétienté », une conjugaison de renaissance permanente de la culture ancienne, de multiplication des créations politiques et d’innovation technique. Lisez les extraordinaires études de Rodney Stark et vous prendrez conscience de cette réalité: le miracle technique occidental est continu, permanent, depuis ce que l’on a appelé « les âges obscurs » jusqu’aux grandes découvertes et à l’exploration du monde. Une troisième période commence lorsqu’à partir de la Révolution française le fondement chrétien du monde occidental est mis en cause. Le christianisme, ce n’est pas seulement une religion, une croyance, c’est aussi un formidable outil de l’esprit, qui a « désenchanté le monde », poussé l’homme à maîtriser une nature qu’il ne divinisait plus - et donc permis à la pensée gréco-romaine de prendre son essor définitif. Mais que se passe-t-il à partir du moment où l’humanité tire dans deux directions opposées: d’un côté, la science et la technique continuent d’avancer vers toujours plus d’innovation; de l’autre l’homme sape consciencieusement toute l’architecture chrétienne de la pensée moderne. La France a la première expérimenté cette tension. On ne peut pas imaginer plus contradictoire que notre XIXè siècle, dont la plupart des esprits « rationalistes », des républicains aux grands scientifiques, sont épris d’occultisme - je vous renvoie au magnifique Dix-neuvième siècle à travers les âges de Philippe Muray. Lorsque de Gaulle jugeait que la France était promise tantôt à la grandeur, tantôt à des malheurs exemplaires, cela s’applique surtout à notre histoire depuis la Révolution: nous passons d’extraordinaires réussites à des quasi-suicides collectifs car nous sommes profondément divisés. 

Depuis lors, la déchristianisation atteint une grande partie de l’Europe - et c’est l’une des raisons du déclin du continent. Par comparaison, les Etats-Unis continuent d’être traversés par une très forte tension entre le christianisme et ses adversaires et ils y puisent une capacité d’innovation encore sans équivalent sur le reste de la planète. La France, malheureusement, est toujours pionnière: Jérôme Fourquet décrit dans L’Archipel français la quasi-déchristianisation du pays. Il y a trente ou quarante ans encore, le système éducatif français reposait largement sur l’opposition entre deux visions du monde puissantes et cohérentes, l’une imprégnée de christianisme, l’autre anti-chrétienne. Mais aujourd’hui? La pensée moderne s’affadit, se vide de sa substance, si elle n’a plus l’aiguillon de la pensée chrétienne par rapport à laquelle se structurer. Le christianisme français et européen s’est lui-même beaucoup affadi, au moins sur une partie du continent. Le pape François est d’une indigence confondante en théologie; les églises protestantes traditionnelles se sont tellement sécularisées qu’elles n’ont plus de raison d’être. Je suis frappé de voir le silence de la majorité des évêques, quand il suffirait de puiser dans l’enseignement de Jean-Paul II, pour défendre Vincent Lambert. Le catholicisme français n’est pas mort: il vit encore chez quelques évêques comme Monseigneur Rey ou Monseigneur Ginoux; il vit dans l’extraordinaire jeunesse qu’a révélé La Manif Pour Tous ou dans le pèlerinage de Notre-Dame de Chrétienté; il vit dans le « manifeste pour un nouveau catholicisme social » porté par Joseph Thouvenel. Mais ce sont des îlots dans un grand désert de la pensée catholique, dont la plus triste illustration est le journal La Croix. C’est ce qui explique, de mon point de vue, le déclin profond des contenus programmatiques des partis politiques et, plus globalement l’absence de grand système philosophique, trente ans après l’effondrement du marxisme et du structuralisme. Avec le macronisme, nous avons atteint un point bas de la pensée sécularisée qui est le très exact reflet du déclin de la pensée chrétienne. La renaissance de la pensée laïque et celle de la pensée chrétienne iront de paire. 

Yves Michaud : Je ferai trois réponses qui ne s’excluent pas mais ont des portées différentes.

1) Nous avons une classe politique fatiguée, faible et épuisée, avec soit de vieux routiers (à la Gaudin, Bayrou, Raffarin, Jacob, etc., etc.) soit des énarques et des technocrates. Le pire est quand les deux se fondent, ce qui donne des figures bien connues comme Jospin, Hollande, Juppé, et même des jeunes déjà vieux comme Wauquiez. Voir une dame Bachelot devenir une télé-vedette en dit long sur cette décadence navrante.

2) La complexité de la vie publique, la multiplication des instances et parties prenantes intérieures et extérieures (sociétés civiles, organisations internationales, ONG), des relations internationales qui partent dans tous les sens, rendent le « gouverner » de plus en plus difficile en le faisant passer un peu partout par des coalitions et des recherches d’équilibre improbable. A ce compte, la vie politique est de moins en moins enthousiasmante, avec si peu d’occasions de vraiment agir qu’elle n’attire plus les bons esprits (hormis peut-être le cas étonnant de Cédric Villani!). Place aux carriéristes et aux narcissiques.

3) Le monde a complètement basculé avec les techniques numériques et les sciences. Il bascule en partie aussi démographiquement et climatiquement. Tout ou presque est à repenser et pas selon les schémas anciens – comme lorsqu’on veut continuer à croire en une communauté internationale à visée cosmopolitique en fermant les yeux sur la Real Politik de toujours, comme lorsqu’on s’hystérise sur les énergies renouvelables comme si la fracturation hydraulique n’avait pas complètement changé la donne énergétique. Il nous faut forger de nouveaux outils et de nouvelles visions. De ce côté là, les Gafa sont non seulement en pointe économiquement et techniquement mais aussi intellectuellement. Ce n’est pas la première fois que des basculements pareils se produisent mais à cette échelle et à cette vitesse, c’est la première fois. Post-capitalisme ? Ce sera encore plus post-post. Que madame Poirson se rassure !

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