Europe - Etats-Unis : vers la fracture de l’Occident face à la Chine ?<!-- --> | Atlantico.fr
Atlantico, c'est qui, c'est quoi ?
Newsletter
Décryptages
Pépites
Dossiers
Rendez-vous
Atlantico-Light
Vidéos
Podcasts
Europe
Europe - Etats-Unis : vers la fracture de l’Occident face à la Chine ?
©Greg Baker / AFP

Diplomatie

Alors que les Etats-Unis se sont lancés dans une politique très agressive vis-à-vis de la Chine, les Européens restent plus nuancés et refusent de suivre aveuglément les Américains. Parallèlement, l'Union Européenne s'est montrée récemment beaucoup plus froide vis-à-vis de Washington que par le passé.

Jean-Marc Siroën

Jean-Marc Siroën

Jean-Marc Siroën est professeur émérite d'économie à l'Université PSL-Dauphine. Il est spécialiste d’économie internationale et a publié de nombreux ouvrages et articles sur la mondialisation. Il est également l'auteur d'un récit romancé (en trois tomes) autour de l'économiste J.M. Keynes : "Mr Keynes et les extravagants". Site : www.jean-marcsiroen.dauphine.fr

 

Voir la bio »
Michael Lambert

Michael Lambert

Michael Eric Lambert est analyste renseignement pour l’agence Pinkerton à Dublin et titulaire d’un doctorat en Histoire des relations internationales à Sorbonne Université en partenariat avec l’INSEAD.

Voir la bio »

Atlantico.fr : Est-on en train de voir grandir une fracture entre le Vieux Continent et le Nouveau ? Quel est le rôle de la Chine dans cette brouille ?

Michael Lambert : Il y a une fracture qui est en train de naître mais il convient de l'observer plus finement. Au-delà d'une fracture entre le Vieux et le Nouveau continent, il y a une fracture établie entre les pays qui forment l'Europe. Certains se dirigent vers une accentuation de la coopération avec Washington comme la Pologne. Ces pays vont avoir une attitude très averse vis-à-vis de la Chine. Au contraire, d'autres pays sont plus axés vers le business, vis-à-vis de la Chine et plus optimistes quant aux intentions de cette dernière. C'est par exemple le cas de la Bulgarie ou des pays des Balkans. On peut aussi citer l'Italie qui est le premier pays à rejoindre le projet des nouvelles routes de la soie. 

Il y a de manière générale une déconnexion qui est en train de se réaliser entre les Etats-Unis et l'Europe, en partie à cause de l'économie. La Chine est en train de prendre le dessus. Il y a donc plus d'intérêts à coopérer avec la Chine économiquement.

Jean-Marc Siroën : Cela fait déjà un certain temps que la fracture entre l’Europe et les États-Unis s’élargit et que le regard de l’Amérique se brouille quand il se porte à l’Est.La fin de la guerre froide a été déterminante, mais le glissement avait commencé avant. Ce qui est nouveau depuis l’élection de Donald Trump est que plus aucun pays n’est à l’abri de l’agressivité américaine, y compris les pays alliés ou amis comme le Canada, le Mexique ou le Japon. Si la Chine apparaît plus exposée que d’autres c’est aussi parce que du fait de sa puissance économique, les enjeux sont plus importants. Avant même la victoire de Donald Trump, Xi Jinping affichait ainsi des ambitions qui tranchaient avec la relative humilité de ses prédécesseurs. Mais la présence chinoise en Afrique, la nouvelle route de la soie (One Belt, One Road) ou le programme « Made in China 2025 »qui vise à faire monter en gamme l’industrie du pays et à lui assurer une avance technologique, n’ont pas seulement inquiété les États-Unis. Les Européens aussi se sont sentis concernés. 

L’Union Européenne s’est donc trouvée prise entre deux feux. D’une part, les sanctions commerciales américaines et la remise en cause du multilatéralisme derrière lequel elle aimait s’abriter, ne pouvaient que creuser le fossé ouvert entre les deux côtés de l’Atlantique, surtout quand l’administration ne cachait plus son aversion pour la construction européenne. Mais d’autre part, elle partageait avec les États-Unis les mêmes inquiétudes et les mêmes reproche à l’égard de la Chine notamment sur des pratiques commerciales considérées comme déloyales : subventions, pillage technologique, fermeture des marchés publics, dumping agressif. 

Bien évidemment, plus les États-Unis accentuaient leurs pressions commerciales, économiques et politiques sur l’Union européenne plus ils faisaient pencher la balance du mauvais côté d’autant plus que, jusqu’à maintenant, les États-Unis n’ont pas obtenu grand-chose de la Chine qui pourrait servir aussi les intérêts européens. Par ailleurs l’attitude du Président Trump à l’égard des leaders européens, May, Merkel ou Macron n’a rien fait pour réchauffer les relations et renouer la confiance.

Quelles pourraient être les conséquences de cette fracture pour les concernés, notamment face aux Chinois ? Qui en souffrirait le plus ?

Michael Lambert : Ils sont de plusieurs ordres. D'abord on peut citer des difficultés économiques dans l'établissement des partenariats, des contrats manqués (la Turquie qui achète des anti-missiles russes) des problèmes de coopération au sein de l'OTAN…

Aujourd'hui quand es pays européens se rapprochent de la Chine, il y a des pressions derrières qui sont exercées. Il y a une approche plus coercitive vis-à-vis de l'économie de la part des Etats-Unis.

Mais contrairement à ce que l'on pourrait penser, ces tensions émergentes n'arrangent pas les Chinois. Ces derniers sont les grands vainqueurs d'un monde post-guerre froide dans le sens où ils font du business avec tout le monde. Un monde globalisé avec peu de tarifs, beaucoup de compétition et peu d'opposition entre Est et Ouest est un scénario idéal pour le développement économique de cette dernière. Un retour du bipolarisme est un vrai problème pour eux.

Jean-Marc Siroën : Il existe une certaine rationalité dans la politique de Donald Trump : profiter d’un rapport de force qui reste favorable à l’Amérique pour faire ce qu’il aime le plus faire dans la vie (plus même que le golf, peut-être) : négocier et obtenir des concessions de ses partenaires. Le problème est que, quoiqu’il en dise, il ne recherche pas un accord « gagnant-gagnant » comme pouvaient le faire ses prédécesseurs, mais bien à affaiblir l’autre et d’autant plus qu’il est perçu comme un rival menaçant : la Chine d’abord, l’Europe ensuite. Mais cette stratégie repose sur la croyance mercantiliste que ce qui est bon pour les autres est mauvais pour l’Amérique (et réciproquement) en ignorant ce que l’histoire nous enseigne pourtant : ce qui est mauvais pour le Monde a toutes les chances d’être également mauvais par l’Amérique d’autant plus, d’ailleurs, dans des économies aussi mondialisées que les nôtres. 

Il existe ainsi de forts liens économiques, politiques, culturels et militaires entre les États-Unis et l’Europe et toute fracture est potentiellement couteuse pour les deux parties. C’est bien pour cela qu’elle ne peut être totale. Personne n’a intérêt à une rupture brutale. Les États-Unis ont besoin du marché européen et l’Europe du marché américain. Les transactions ne peuvent se passer du dollar mais les États-Unis ont besoin d’attirer l’épargne allemande pour financer leur déficit surtout quand les Chinois rechignent à le faire. Ils ont encore besoin de la diplomatie et de l’influence européenne pour contrer les ambitions de pays éloignés des valeurs qui sont communes à l’Amérique et à l’Europe et qui ne relèvent pas encore tout à fait de la rhétorique.

Si actuellement les États-Unis ne perçoivent pas les limites de leur unilatéralisme, plus agressif d’ailleurs en parole qu’en actes, on peut espérer un certain retour à la raison. Pour l’instant les coûts économiques sont essentiellement liés aux sanctions commerciales et, dans une moindre mesure, aux effets de l’extra-territorialité américaine qui empêche l’Europe de faire des affaires avec l’Iran. Ces coûts ne sont pas négligeables, mais restent limités tant que les menaces, notamment sur les importations d’automobiles européennes, ne sont pas mises à exécution. Avec ou sans Trump, l’Europe devra davantage prendre en charge les coûts de sa défense ce qui n’est pas simple dans une Europe habituée à s’abriter sous le parapluie américain et craint les dérives budgétaires.

Divisée et souvent accusée d'être un état "satellite" des Etats-Unis, quelles solutions s'offrent à l'Europe pour s'affirmer en tant que réelle puissance diplomatique sans perdre "l'allié" américain ?

Michael Lambert : Evidemment il est temps de renforcer la coopération entre les différents pays européens et travailler à la réduction des fractures. Il n'y a que comme cela que l'Europe pourrait s'affirmer en tant que réelle puissance diplomatique. Evidemment c'est plus facile à dire qu'à faire. Quant à la dépendance vis-à-vis des Etats-Unis, il est évident que l'Europe ne s'en coupera pas facilement, en tout cas pas tant que n'aura pas émergé un modèle viable et uni au sein du Vieux continent. Maintenant la grande difficulté est qu'aujourd'hui tous ceux qui cherchent à s'émanciper des Etats-Unis sont perçus comme une menace. Il va falloir donc faire preuve de beaucoup de diplomatie.

Jean-Marc Siroën : L’Europe « État satellite » des États-Unis est un raccourci car l’Europe n’est pas un État mais un assemblage d’État qui peut néanmoins avoir son centre de gravité. Ce sont plutôt les pays qui la composent qui peuvent être individuellement considérés, ou pas, comme « satellite ». La France a souvent prouvé qu’elle ne l’était pas mais c’est beaucoup moins vrai pour le Royaume-Uni, l’Allemagne ou la Pologne qui ont déplacé le centre de gravité européen vers une certaine « satellisation » (l’Allemagne s’est néanmoins opposée comme la France à la deuxième guerre d’Irak). On remarquera qu’à chaque fois que l’Europe se « fédéralisait » -la politique agricole, la politique commerciale, la politique de la concurrence ou l’euro- elle gagnait en indépendance vis-à-vis des États-Unis. A contrario, l’absence de réelle politique commune en matière de défense ou de diplomatie a « satellisé » les pays européens qui préféraient se reposer sur les États-Unis.

Depuis la seconde guerre mondiale, la puissance américaine est passée d’un multilatéralisme rooseveltien soutenu par une leadership « bienveillant » à une forme d’hégémonie pragmatique au service des intérêts américains. Cette évolution a certes pris avec Donald Trump une tournure plus agressive et plus universelle mais il ne l’a pas initiée. Car l’hégémonie américaine a beau être contestée, elle perdure. La suprématie militaire, diplomatique et monétaire des États-Unis ainsi que son avance technologique ne sont pas affaiblies et c’est bien ce qui autorise toutes les transgressions « trumpiennes ».Le problème est que l’Europe, moins la France que l’Allemagne ou la Pologne, a du mal à se détacher du leadership américain qui loin d’être bienveillant joue aujourd’hui la division de l’Europe. Faute d’avoir trouvé une alternative, et bien qu’elle soit la première puissance commerciale du Monde, le rapport de force reste donc en défaveur de l’Europe. 

La question posée est celle-ci : comment une Europe qui s’interdit l’option fédérale peut-elle s’affirmer comme une puissance militaire et diplomatique ? Les très timides avancées comme la création du très peu visible poste de « Haut représentant pour les affaires étrangères et la politique de sécurité »révèlent davantage les difficultés de l’Europe que son affirmation. De fait, dans l’Europe « post-Brexit », qu’on le veuille ou non, l’Europe comme puissance non-satellisée risque fort de se réduire à la France, seul pays de l’Union Européenne membre permanent du Conseil de sécurité de l’ONU et seule puissance nucléaire. Ce n’est pas assez.

En raison de débordements, nous avons fait le choix de suspendre les commentaires des articles d'Atlantico.fr.

Mais n'hésitez pas à partager cet article avec vos proches par mail, messagerie, SMS ou sur les réseaux sociaux afin de continuer le débat !