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Sanction des propos répréhensibles sur les réseaux sociaux : faut-il privatiser le droit à la liberté d’expression ?
©BERTRAND GUAY / AFP

Tribune

La proposition de loi déposée par Laetitia Avia exige des plateformes qu'elles retirent les contenus "manifestement" illicites.

Pascal Perri

Pascal Perri

Pascal Perri est économiste. Il dirige le cabinet PNC Economic, cabinet européen spécialisé dans les politiques de prix et les stratégies low cost. Il est l’auteur de  l’ouvrage "Les impôts pour les nuls" chez First Editions et de "Google, un ami qui ne vous veut pas que du bien" chez Anne Carrière.

En 2014, Pascal Perri a rendu un rapport sur l’impact social du numérique en France au ministre de l’économie.

Il est membre du talk "les grandes gueules de RMC" et consultant économique de l’agence RMC sport. Il commente régulièrement l’actualité économique dans les décodeurs de l’éco sur BFM Business.

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Quelques mois après la présentation mouvementée du projet de réforme de la Justice, la proposition de loi déposée par la députée Laetitia Avia mérite qu’on s’y arrête quelques instants. Partie d’une belle intention (sanctionner les propos répréhensibles sur les réseaux sociaux), elle court le risque d’une mise en pratique inquiétante : une police de la pensée, privatisée et confiée à des grands opérateurs digitaux.

Constatant à raison qu’il est impossible pour les services de l’État de suivre les réseaux sociaux mieux que les entreprises qui les gèrent, le législateur propose de confier à celles-ci l’application de la loi. C’est une forme de délégation de la mission publique qui est, somme toute, parfaitement classique : dans de nombreux domaines de la vie quotidienne, l’État fixe les objectifs puis confie au secteur privé la mission de les réaliser.

En l’espèce, la proposition de loi demande aux plateformes digitales de retirer promptement les contenus « manifestement » illicites. Le problème, c’est qu’elle ne définit pas ce qui est « manifestement » illicite. Ainsi, c’est aux géants digitaux qu’il appartiendra de définir ce qu’est un contenu manifestement illicite et de le rendre inaccessible aux utilisateurs. En clair, la proposition Avia leur demande d’assurer la police de l’expression sur le web, y compris dans les cas complexes et débattus où il ne sera pas évident de distinguer ce qui est « manifestement » illicite, de ce qui est simplement (on pourrait dire « banalement ») illicite  et ce faisant, de réguler la liberté d’expression en ligne. Les plateformes vont donc avoir pour mission d’analyser l’immensité de l’offre de contenus disponible en ligne et de décider, même en l’absence de définition claire et de critères incontestables, ce qui relève d’un côté de la liberté d’expression, de la démarche artistique et humoristique ou, de l’autre, d’un contenu illicite. Or, ce rôle est généralement dévolu au juge : dans un État de droit, c’est l’autorité judiciaire qui est mobilisée pour surveiller que les contraintes portées à la liberté sont justifiées et proportionnées. Il y a ainsi quelque chose de profondément paradoxal à ne cesser de dénoncer les « GAFA » comme le fait le Gouvernement et, dans le même temps, à leur confier une mission régalienne ! L’État marque là un désengagement de sa mission de garant des libertés publiques et de l’ordre public qui est loin d’être anodin.

Cette proposition doit être regardée avec d’autant plus de prudence que les dispositions du projet de loi font en sorte que les plateformes seront incitées à être restrictives plutôt que permissives. Le texte envisage de leur imposer des sanctions financières importantes : pour les éviter, les réseaux sociaux seront naturellement portés à retirer tout ce qui pourrait sembler problématique. D’espaces non régulés, où cohabitaient les meilleures réflexions et les pires abominations, ils vont se rétrécir. L’alerte n’est pas fictive. Un texte similaire avait été envisagé il y a quelques mois en Allemagne. Il a immédiatement suscité l’inquiétude des associations de défense de la liberté, de l’ONU et du Conseil de l’Europe ! Ce n’est pas rien ! Leur message était clair : dans toute démocratie parlementaire moderne, c’est au juge qu’il revient de réguler l’exercice des libertés.

La proposition de loi Avia aurait pu prévoir un partenariat efficace dans lequel la puissance publique dit le droit, le secteur privé l’applique et le juge tranche les litiges. Ce n’est pas ce qu’elle fait : elle met donc tout en place pour que, demain, des opérateurs privés soient chargés de définir le périmètre de la liberté d’expression en ligne et encouragés à le restreindre au maximum. Elle se décharge sur le privé de la définition du droit et prépare la privatisation de la censure. Ce n’est pas une bonne nouvelle.

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