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De la bienveillance à l’instrumentalisation de la peur et de la menace : l’étrange évolution du rapport d’Emmanuel Macron à la démocratie
©Claude Paris / POOL / AFP

Y-a-t-il un pilote dans l’avion du camp du Bien ?

Dans le cadre de la campagne pour les élections européennes, Emmanuel Macron a fait l'usage d'une rhétorique plutôt virulente, désignant ses adversaires comme ses "ennemis".

Yves Michaud

Yves Michaud

Yves Michaud est philosophe. Reconnu pour ses travaux sur la philosophie politique (il est spécialiste de Hume et de Locke) et sur l’art (il a signé de nombreux ouvrages d’esthétique et a dirigé l’École des beaux-arts), il donne des conférences dans le monde entier… quand il n’est pas à Ibiza. Depuis trente ans, il passe en effet plusieurs mois par an sur cette île où il a écrit la totalité de ses livres. Il est l'auteur de La violence, PUF, coll. Que sais-je. La 8ème édition mise à jour vient tout juste de sortir.

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Christophe Boutin

Christophe Boutin est un politologue français et professeur de droit public à l’université de Caen-Normandie, il a notamment publié Les grand discours du XXe siècle (Flammarion 2009) et co-dirigé Le dictionnaire du conservatisme (Cerf 2017), le Le dictionnaire des populismes (Cerf 2019) et Le dictionnaire du progressisme (Seuil 2022). Christophe Boutin est membre de la Fondation du Pont-Neuf. 

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Atlantico : Dans le cadre de la campagne européenne, Emmanuel Macron a plusieurs fois désigné certains de ces adversaires comme ses "ennemis". Une rhétorique à l'opposé de l'idée de "bienveillance" que le Président avait mis au cœur de sa campagne présidentiel deux ans auparavant, se refusant à attaquer frontalement ses opposants. Que s'est-il passé entre temps ? Comment expliquer ce changement de stratégie ?

Yves Michaud : Je ne vois que deux explications, l’une politique, l’autre psychologique.

Politiquement, Macron a voulu transformer ces élections européennes en réédition de son élection présidentielle : moi contre le FN. Cela devrait lui permettre de refaire le coup de « moi ou le chaos ». il lui a donc fallu diaboliser son adversaire. Ce n’est rien de nouveau dans le paysage français. Ce fut la stratégie de la gauche, celle de Chirac, celle de Sarkozy, celle de Hollande. Et ça a plutôt bien marché. Sauf qu’à mettre le couvercle sur la marmite, ça finit pas déborder.  Surtout on stigmatise une partie significative de l’électorat qui, en plus, n’est pas représenté. Résultat le populisme monte et les sans-voix et les sans-représentants se mettent à porter des Gilets jaunes. On ne peut pas indéfiniment faire croire que tous les électeurs du FN/RN sont des fachos.

Psychologiquement, je crois que Macron est un narcissique prétentieux qui voit des ennemis dans tous les gens qui ne pensent pas comme lui. Il est même assez haineux et méprisants. Résultat: il est difficile d’arriver à se faire aussi vite détester que lui, alors qu’il était parti plutôt bien et avec un capital de sympathie...

Christophe Boutin : Ce qui s'est passé entre temps est relativement simple : Emmanuel Macron n’a pas réussi à réaliser ses objectifs. En 2017, le candidat Macron souhaitait, d'abord, apparaître comme un outsider peu dangereux, pour éviter que les autres candidats ne se focalisent sur lui, ce qui le conduisait à ne pas les attaquer trop brutalement. Il souhaitait ensuite, lorsqu’il a compris qu’il serait présent au second tour, rassembler derrière lui – que ce soit face à Marine Le Pen, ce qui était relativement facile à faire, mais aussi éventuellement face à François Fillon, ce qui était plus délicat. Il devait donc apparaître comme un candidat tolérant, respectueux de ses adversaires, acceptant le dialogue, pour ne choquer aucun des électeurs des perdants du premier tour.

En 2019 le trou noir qui devait absorber peu à peu la quasi-totalité de la classe politique, sinon celle des électeurs, ne laissant à ses marges que l'extrême gauche et l’extrême droite, semble avoir fait le plein - on le voit, par exemple, avec la résistance de ces maires macrono-compatibles, les Estrosi et autres Bussereau, à soutenir la liste menée par Nathalie Loiseau aux élections européennes. La crainte, vive, est cette fois de ne pas terminer en tête au soir du 26 mai, sans second tour, sans rassemblement à attendre… et donc sans gants à prendre : les adversaires sont bien des ennemis.

Ce qui accentue encore cette différence, c’est qu’en 2017, et notamment au second tour, les discours étaient sans doute aussi clivants mais qu’ils étaient moins l’œuvre d’un clan macroniste en train de se constituer. Si Emmanuel Macron s’opposait fortement à Marine Le Pen, les caricatures que l'on pouvait faire relevaient finalement plus des médias et de ces intellectuels qui s'enthousiasmaient alors pour le jeune héros qui allait révolutionner la politique française. En 2019, là aussi, les choses ont un peu changé. Certains médias, et on le voit par exemple avec le refus de quelques titres de la presse régionale de reprendre le discours présidentiel, ont moins les yeux de Chimène pour le locataire de l'Élysée, et ce sont donc les équipes macroniennes qui montent au créneau, sans excessive finesse il faut bien le reconnaître. La discours clivant, changeant de porteur, est alors différemment ressenti.

Jean-Pierre Raffarin qui soutient la liste Renaissance déclarait récemment que voter pour la liste de Nathalie Loiseau, c'était "voter pour la France". Entre ce genre de déclarations et un certain irrespect pour les listes autres que celles du Rassemblement national, désigné comme seul et unique opposant, LaREM et ses soutiens ne s'exposent-il pas à de réels risques politiques en se plaçant systématiquement comme un parangon de démocratie et de vertu ?

Yves Michaud : Qu’un pitre comme Raffarin continue ses pitreries en espérant, comme une Ségolène Royal, un poste dans un prochain remaniement, ne peut pas surprendre. Il y a toujours des gens qui passent voir s’il y a des restes. En revanche, je pense qu’effectivement le repli sur le clivage FN/RN-Macron est porteur de risques politiques pour Macron. Il paraît qu’il voudrait maintenant faire une ouverture vers des politiques chevronnés… Si c’est pour nous ramener les vieilles marionnettes, il aura du mal à convaincre quiconque. D’autant que les plus fins politiciens y regarderont à deux fois avant d’aller à bord d’un bateau qui coule.  Je pense que l’avenir n’est guère souriant pour lui – et il n’a à s’en prendre qu’à lui. Jupiter est empêtré. J’ai écrit ailleurs à plusieurs reprises qu’il est probablement beaucoup moins intelligent qu’il essaie de faire croire. En tout cas il n’a aucun sens de ce que les Grecs appelaient le kairos, le moment où il est important d’agir pour faire basculer les choses. Il agit à contre-temps d’une manière si constante qu’on doit avoir des doutes sur ses capacités de vision.

Christophe Boutin : Il n'est pas certain que ce que vous décrivez là soit si nouveau, ni tellement propre à LREM ou à l’Érasme du Poitou. La politique, que ce soit ou non dans un régime démocratique, suppose nécessairement une sorte de simplification des enjeux. Il s'agit toujours, plus ou moins, de la lutte de « nous » contre « eux », et même si les combats sont naturellement fortement ritualisés, il peuvent parfois devenir très violents – et conduire à des assassinats de chefs de partis ou de dirigeants. La dramatisation ? Le célèbre : « Moi ou le chaos » n'a pas attendu Emmanuel Macron pour être utilisé par des Chefs d'État lorsqu'il posent une question au peuple, qu'il s'agisse d'un référendum ou d’élections dans lesquelles leur parti peut être mis en minorité. Qu'un pouvoir qui sent la situation lui échapper dramatise les choses pour reprendre la main n'est pas nouveau non plus, et qu’il use alors de toutes les armes possibles est bien classique : faut-il rappeler l'utilisation par François Mitterrand de sa maladie pour déstabiliser Philippe Séguin avant le débat télévisé sur la ratification du traité de Maastricht ?

On pourrait bien sûr être surpris de voir les partisans de la démocratie, qui en public ne cessent de rappeler combien le peuple souverain fait des choix rationnels, utiliser de telles armes. Mais sous l'Antiquité déjà les sophistes apprenaient aux politiques à user de toutes les armes pour convaincre l'opinion publique. Ce qui est partiellement nouveau, c'est que l'utilisation des nouveaux moyens de communication, avec une campagne qui touche la presse nationale et locale, les radio et télévision, mais aussi les « réseaux sociaux », a ses propres effets. Le discours doit en effet s'adapter à chacun des différents médias concernés, en termes de public récepteur ou de temps d’énoncé, et dans le cas limite du tweet, limité en nombre de caractères, on voit mal comment il ne pourrait pas être très simplifié – sinon très simpliste. Alors, bien sûr, prétendre que le choix à venir est entre Emmanuel Macron et Oradour-sur-Glane relève du grotesque, mais ne nous répétait-on pas auparavant que si l’on est contre l’Union européenne c’est que l’on veut la guerre entre ses État membres ? Bien sûr, prétendre voir la main de l'étranger partout est très certainement largement excessif, mais ne parlait-on pas autrefois d’une Union européenne qui se faisait avec l’aval des USA impérialistes et contre l’URSS démocratique. On a en 2019 un discours qui est la caricature d’une caricature. Sans plus.

Ce qui est plus inquiétant, c'est que cette dichotomie entre bien et mal que vous relevez n'est pas seulement le fait du pouvoir politique, qui se contente de s’en servir pour parvenir ou rester aux affaires, mais de la doxa d’une oligarchie médiatique et intellectuelle dont l’un des meilleurs exemples est un Bernard Henri Lévy qui ne cesse de s’auto-caricaturer. Ce qui est inquiétant, c’est que cette doxa conduise ensuite au vote de lois qui, après avoir jugulé toute expression du mal, entendent empêcher toute critique du bien. Ce qui est inquiétant, c'est que l’on constate maintenant, alors que nous sommes en démocratie, une autocensure chez tous ceux qui n’ont nulle n'a envie de se voir condamnés à une mort sociale pour avoir osé douter du Vrai, du Juste, du Beau et du Bon. Et ce qui est suprêmement inquiétant, c'est que des juges acceptent cette mystification et sanctionnent les différentes expressions dans un déséquilibre toujours plus évident qui révèle leur parti-pris.

Inquiétant, car, effectivement, il y a comme vous le signalez à juste titre, un risque à se présenter comme un parangon de démocratie et de vertu, c’est d’être pris à son propre piège, dénoncé, et que la peine soit alors plus lourde parce le peuple voit, comme l’écrivait Joseph de Maistre des révolutionnaires, que « le mensonge de l'hypocrisie greffée sur la trahison est un crime de plus ». Mais encore faut-il que le dit crime soit dévoilé par les médias, que la caste « sachante » s’en indigne à hauts cris, et que des juges le sanctionnent aussi durement que ceux commis par les représentants de l’autre camp… ce qui, on en conviendra, fait beaucoup de « si » dans la France de 2019.

Mercredi matin, chez Jean-Jacques Bourdin, la tête de liste Nathalie Loiseau déclarait : « Vous avez dans certains pays de l’Est de l’Europe des manuels scolaires qui expliquent que les femmes sont complémentaires des hommes » Cependant n'y a-t-il pas un paradoxe à critiquer l'autoritarisme de Viktor Orban le jour des révélations sur la convocation par la DGSI de la journaliste du Monde Ariane Chemin au motif qu'elle a enquêté sur l'affaire Benalla? 

Yves Michaud : Macron et ses perroquets comme Loiseau a voulu transposer au niveau de l’Europe sa querelle avec le FN/RN. C’est donc « moi contre les populistes ».  Il y a quelque chose de pathétique dans ces simplismes. Car le populisme monte partout et n’est pas un mouvement de fascistes. Les pro-Brexit sont des populistes et ils sont loin d’avoir tort sur le principe : ils ne veulent pas se voir imposer une législation supranationale. Les pays ex-de l’Est sont populistes parce qu’ils ont subi 60 ans de totalitarisme et ne partagent pas nos valeurs bobo-libérales. Les Italiens sont populistes parce qu’ils en ont marre de subir le choc frontal de l’arrivée des migrants. Les Catalans sont populistes parce qu’ils ne veulent jamais rien payer. Bref, même  si je suis volontairement un peu schématique, il y a partout des populistes et ils ont chaque fois des raisons différentes et assez fondées. Macron veut jouer le chevalier blanc mais en France, il tend de plus en plus à se comporter comme un petit personnage autoritaire : procureurs à sa botte, répression unilatérale des Gilets jaunes en laissant courir les racailles, basse police à la Benalla et quelques autres. Il ferait bien de commencer par balayer devant sa porte. Et nous de prendre conscience de la menace qu’il commence à représenter pour l’état de droit.

Christophe Boutin : On peut penser ce que l’on veut des choix politiques de Viktor Orban et de sa « démocratie illibérale », mais on rappellera qu’il a été élu, réélu, et en est à son troisième mandat – ce qui permet d’écarter l’apparition du « point Godwin ». Que l’on sache aussi, son pouvoir n’a pas fait l’objet de manifestations comparables à celles des « Gilets jaunes », et il n’a en tout cas pas réprimé lesdites manifestations comme cela a pu être le cas chez nous. Quand on prétend mener une liste qui vise rien moins que la « Renaissance » de l’Union européenne, et quand on aime à appeler son passé de diplomate, il est des remarques que l’on peut éviter. Et ce à plus forte raison quand Viktor Orban est surtout connu du public français pour avoir refusé qu’on lui impose certains choix lors de la crise des migrants, et que cette question de la protection des frontières est au premier plan des inquiétudes des citoyens européens en général, et français en particulier – au point que même madame Loiseau croit bon de l’évoquer.

Mais comparaison n’est pas raison. Il n’y a a priori rien à redire ensuite au principe d’auditions de journalistes par les forces de sécurité, y compris la DGSI, lorsque se pose une question relevant de la défense et/ou de la sécurité nationale. On nous a assuré que c’était le cas pour les journalistes de Disclose, enquêtant sur les armes vendues par la France et utilisées au Yémen. On pouvait s’en étonner, puisque tout semblait relever de l’usage de sources ouvertes, mais pourquoi pas. On nous assure maintenant que c’est le cas pour Ariane Chemin – en liaison cette fois avec une affaire mêlant comme dans un poème de Prévert un sous-officier, la cheffe de sécurité de Matignon, un financier russe et des enregistrements d’Alexandre Benalla. C’est peut-être un peu plus douteux, mais il faut attendre avant d’en parler de manière plus précise.

Mais comment ne pas évoquer pour conclure, puisque l’on s’indigne ici d’interrogatoires, de temps perdu, de procédures et de fichage, le traitement de centaines de « Gilets jaunes » ces derniers mois ? Certes, l’intimidation de journalistes de la part d’un État est fort malvenue, au regard de leur essentielle mission d’information, mais reconnaissons que l’on a connu la profession moins sensible à l’intimidation de simples citoyens venus manifester. Il est permis de le regretter.

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