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"On fait un métier dégueulasse" : quand les urgentistes se confient sans tabou sur leur quotidien
©MARTIN BUREAU / AFP

Bonnes feuilles

Jean-Marie Godard a mené une enquête au plus près du personnel des urgences. Il publie chez Fayard "Bienvenue aux urgences". 1/2

Jean-Marie Godard

Jean-Marie Godard

Jean-Marie Godard est journaliste depuis 1990. Reporter durant vingt ans au bureau français de l'agence Associated Press, il exerce aujourd'hui sa profession en indépendant et est l'auteur du livre Paroles de flics (Fayard, 2018), une plongée dans le quotidien des policiers de base pour raconter l'humain derrière l'uniforme. Il est également co-auteur, avec Antoine Dreyfus, de La France qui gronde (Flammarion, 2017), road-trip au travers du pays.

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Christian raconte que les urgences, spécifiquement, sont « un concentré d’humanité », un endroit particulier, ouvert, au sein duquel on se dit parfois : « C’est pas possible que des gens arrivent dans cet état-là, avec ces pathologies-là, qu’ils aient tenu jusque-là… ».

Nous sommes installés dans son bureau, un peu à l’écart. Il réfléchit, puis précise, avec ses années d’expérience, qu’on « a besoin, à un moment, de faire autre chose. On ne peut pas rester quatrevingts heures à faire des urgences. Se dire que pendant quatre-vingts heures d’affilée toutes les semaines, ou soixante heures, ou même quarante heures, on voit en permanence des gens comme ça, de la misère, sans qu’on soit à un moment déstabilisé, je pense que c’est impossible »…

Prendre de la distance, mais pas trop. Il parle de ces « situations terribles », du vécu compliqué de ceux qui n’arrivent pas à trouver « la bonne distance ». « Soit ils en mettent trop et après ils sont complètement anesthésiés humainement, soit c’est ce qu’on appelle “rentrer à la maison avec ses patients”, les “ramener chez soi”, et c’est très difficile. Si, émotionnellement, on met tout, on explose en plein vol. » Et puis, il y a l’ego, les guerres de chefs, les plus ou moins grandes gueules, parfois insupportables.

C’est le chef de service surnommé docteur House pour sa grande gueule, qui en parle le mieux, avec le recul de ses années d’expérience : « L’ego, il ne nous reste que ça, en fait. C’est aussi une carapace, une protection. Moi, je dirais que oui, il y a des gros connards en médecine. Mais voilà, malgré tout, c’est parfois ces mêmes gros connards qui, à 3 heures du matin, sont là debout, s’occupent d’un patient, tiennent la main. Les mêmes gros connards qui peuvent être des misogynes, des sexistes, des homophobes, moi j’en ai vu, les mêmes qui eux, au plus fort du sida, n’avaient pas peur de toucher les patients sans gants. » On sent chez lui une colère sourde, celle d’un homme au métier particulier et qui a l’impression que, dehors, on peine à comprendre. Il reprend : « À part vos proches, vous touchez des gens, vous ? Nous, on touche des  inconnus, on touche des gens malades, des gens qui sentent, des plaies qui suppurent, on met les mains, les doigts dedans. C’est dégueulasse, on fait un métier dégueulasse. »

Ce métier de passion, si on le fait bien, avec conviction, on s’autorise à en rire. Et même à rire des corps… « Les repas entre médecins, on peut manger en se racontant des horreurs… » Simplement parce qu’« on vit au quotidien avec la maladie, la souffrance, la mort, la détresse. Est-ce que ça nous rend vulgaire pour autant ? Je ne le pense pas ». Mais se durcir ne donne pas pour autant une carapace protectrice face aux « trucs dégueu asses ». « Je trouve ça plus dur à 50  ans que ça l’était quand j’avais la trentaine. Annoncer à quelqu’un, parce que ça arrive aussi aux urgences, que son fils, son père, sa mère va mourir, quand j’avais 30 ans, je le faisais de manière relativement détachée. Parce que je ne savais pas ce que c’était que d’avoir quelqu’un qui meurt dans sa famille. Je ne pouvais pas me mettre à la place de ces gens-là. Maintenant, pour moi, c’est beaucoup plus dur en fait. Parce qu’on arrive à un âge où on sait. »

La carapace, Sylvie, infirmière dans un service d’urgences pédiatriques, la qualifie tout simplement de « mythe », malgré ses plus de quinze années d’ancienneté, avec une spécialisation de puéricultrice, le tout pour un salaire de 2 400  euros par mois, primes comprises. « Alors oui, on gère, mais intérieurement, des fois, ça ne va pas du tout. Moi, au début, il y avait des trucs, des plaies en face desquelles je me disais : “Mais je vais jamais tenir…” Donc ce n’est pas une carapace. Mais c’est vrai qu’on s’y fait. On se fait à tout finalement. » Se faire à tout. Même aux corps. Y compris lorsqu’ils peuvent paraître repoussants.

Extrait de "Bienvenue aux urgences" de Jean-Marie Godard, publié chez Fayard.

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