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Quand Bret Easton Ellis atomise la “Génération Chochotte”
©MANDEL NGAN / AFP

Préservés de tout

Bret Easton Ellis fait paraître ce 16 avril aux Etats-Unis son premier essai, "White". Dans ce livre, l'écrivain, connu notamment pour son roman "American Psycho" attaque frontalement la gauche américaine dont il dénonce le "fascisme puéril" et le "narcissisme dément" depuis le lancement de la précédente campagne présidentielle américaine

Yves Michaud

Yves Michaud

Yves Michaud est philosophe. Reconnu pour ses travaux sur la philosophie politique (il est spécialiste de Hume et de Locke) et sur l’art (il a signé de nombreux ouvrages d’esthétique et a dirigé l’École des beaux-arts), il donne des conférences dans le monde entier… quand il n’est pas à Ibiza. Depuis trente ans, il passe en effet plusieurs mois par an sur cette île où il a écrit la totalité de ses livres. Il est l'auteur de La violence, PUF, coll. Que sais-je. La 8ème édition mise à jour vient tout juste de sortir.

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Atlantico : Bret Easton Ellis fait paraître ce 16 avril aux Etats-Unis son premier essai, "White". Dans ce livre, l'écrivain, connu notamment pour son roman "American Psycho" attaque frontalement la gauche américaine dont il dénonce le "fascisme puéril" et le "narcissisme dément" depuis le lancement de la précédente campagne présidentielle aux Etats-Unis. Selon lui, cette "Génération Chochotte" se caractérise par son incapacité à accepter qu'autrui puisse penser différemment et par le développement en conséquence d'une forme d'aversion à la démocratie. Cette analyse vous semble-t-elle pertinente ?

Yves Michaud : Précisons d’abord que le livre sera publié le 2 mai en France par les éditions Laffont donc presqu’au même moment qu’aux USA. Nous avons donc affaire à une grande campagne de teasing, très ellisienne et américaine. Thomas Watson Jr, président d’IBM, disait ne jamais lire les critiques mais juste les mesurer. Ellis et son éditeur de même. En un sens, nous participons à cette mascarade – et moi avec.

Venons-en aux idées, si tant est qu’il s’agisse d’« idées ».

Parler de « fascisme puéril » est déjà lui-même puéril et dénote l’appartenance de Ellis à la classe qu’il critique : jamais on n’a autant parlé de fascisme sans avoir la moindre idée de ce que furent réellement ces régimes. Qu’il y ait aujourd’hui une forte intolérance à la critique est évident. Cela ne dénote aucun fascisme mais une surdité aux arguments rationnels et l’enfermement de chaque clan ou tribu dans sa vision du monde – ou plutôt dans ses obsessions car c’est faire encore trop d’honneur à ces verbiages, y compris celui de Ellis, que de parler à leur propos de vision du monde. Bref, beaucoup de mots n’ont plus le moindre sens et Ellis fait partie de la cohorte nombreuse de ceux qui parlent sans savoir de quoi ils parlent.

Quant au narcissisme, dément ou pas, c’est devenu une tarte à la crème. Il y eut d’abord les intuitions de Lasch (la culture du narcissisme publiée en 1979 aux USA, en 2000 en France ) répercutées par Jean-Claude Michéa. J’ai moi même publié un abécédaire sur l’époque actuelle sous le titre Narcisse et ses avatars en 2014. Ce narcissisme a de très nombreuses sources, notamment techniques (médias, réseaux, selfies et photos) mais il n’est pas le propre de la « gauche » loin de là. Trump avec sa mèche enroulée en forme d’étron blondasse pour cacher sa calvitie et ses tweets est lui aussi un narcisse dément. Macron disant tout le temps « je » et monopolisant l’image est lui aussi un Narcisse dément.

En revanche il y a bien une « chochotterie » mais elle déborde largement une génération : elle vient d’une éducation aux petits soins, de ces parents hélicoptères qui volent avec leur smartphone au dessus de leurs marmots tout en vaquant à leurs occupations empressées, de la toute puissance technique (« on vous réparera », « vous vous reconstruirez »), de l’envahissement du « soin » et du care sous l’égide d’une médecine physique et mentale envahissante.

Du coup, il n’y a pas « aversion à la démocratie », mais perte des repères qui la rendent possible. En démocratie il faut un minimum de consensus autour de quelques principes et d’un souci minimal mais réel du bien commun. Chacun ne s’occupant plus que de lui-même et de ce que Zygmunt Bauman appelait les communautés porte-manteau (peg community), c’est-à-dire les communautés momentanées d’intérêt ou d’émotion (une communauté d’émotion – Notre Dame incendiée- une communauté de supporters, une communauté de rond-point, etc.), il n’y a plus de communauté démocratique.

Depuis quelques semaine, "White" est largement condamné par la presse américaine (que l'essai n'épargne pas). Dans le New York Times, une journaliste s'insurge par exemple du fait que ce livre ait été écrit "pour blesser". Le problème que décrit Ellis n'est-il pas justement qu'il est scandaleux qu'une classe très protégée socialement telle que celle dans laquelle évoluent les journalistes ou ses voisins d'Hollywood ne soit plus capable de s'exprimer autrement que sous le biais de la victimisation, celle-ci étant particulièrement indécente étant donné leurs privilèges manifestes ?

Ce que j’ai lu des déjà nombreuses revues du livre, ce n’est pas qu’il serait blessant mais plutôt inconsistant intellectuellement et emmerdant (boring). En fait Ellis critique les opposants de Trump tout en se défendant d’être trumpiste. Il a raison sur un point : les opposants à Trump de la côte Est et des Etats de l’Ivy League étaient plutôt des intellectuels et des membres de l’élite de pouvoir déconnectés de l’Amérique profonde et ils n’ont pas pris au sérieux la menace Trump, sinon en poussant des cris d’orfraies et des anathèmes. Leur erreur est venue de leur arrogance de classe de pouvoir. Un peu comme en France, depuis des décennies, on diabolise le FN puis le RN sans voir que ce parti a une base populaire de plus en plus large. Le bipartisme américain et ses mécanismes compliqués de sélection des candidats a été longtemps assez solide pour écarter les candidats populistes caractérisés. En 2016, la faiblesse du vivier de candidats républicains comme celui du vivier démocrate a permis l’émergence de Trump avec pour adversaire une Hillary Clinton usée et détestée. Mais la victoire de Trump ne fut pas une aberration : il représentait et continue à représenter parfaitement l’Amérique profonde, gorgée de télévision, espérant devenir riche comme lui, égoïste et isolationniste, ignorante de la planète politique comme écologique, inculte, hypocrite et religieuse à la fois. Les people du spectacle et de la politique aux USA constituent une minorité admirée et détestée et quand en plus ils se piquent d’intellectualisme, ils sont carrément incompris. S’il y avait un parallèle à faire avec la France, ce serait avec la fermeture sur soi des élites politiques et administratives françaises. Macron fut élu non seulement parce qu’il était face à Marine Le Pen, diabolisée par l’héritage et l’image de son père et en plus incompétente (ce qui fut criant lors de son débat avec Macron avant le second tour), mais aussi parce qu’il paraissait répondre au désir de changement d’une partie de la population avec la neutralité plutôt bienveillante du reste. En un sens, il y a eu du Trump dans son élection. Sauf que, aussitôt après, dès son « intronisation », entre Jupiter (Macron dixit), Louis XIV (Le Louvre) et les Pharaons (la pyramide du Louvre), les gens se sont rendus compte qu’ils s’étaient trompés (sans jeu de mots) sur le personnage. Le candidat du renouvellement s’est révélé une déception. Trump, lui, a été fidèle à sa campagne: populiste isolationniste égoïste il était, populiste isolationniste égoïste il est resté.

"Nous voilà dans un âge qui juge tout le monde si durement au travers du prisme des politiques identitaires que si tu résistes à la pensée de masse menaçante de l'"idéologie progressiste", qui propose l'inclusivité universelle sauf pour ceux qui osent poser des questions, tu es plus ou moins foutu" déclare Bret Easton Ellis. Dans un essai récent, Le Progrès ne tombe pas du ciel, deux proches conseillers du Président, Ismaël Emellien et David Amiel, insistait au contraire sur la nécessité de réinvestir la notion de progrès en politique. Le macronisme, en tant que ligne politique et interprétation sociale, est-il une incarnation politique de cette "Génération Chochotte" ?

 D’abord, Ellis se trompe en rapportant l’inclusivité universelle au progressisme. L es communautarismes et identitarismes rejettent totalement le progrès qui est une invention aliénante des blancs dominateurs. Quant aux Américains, Lumières ? Connais pas. On a affaire aujourd’hui un peu partout à une « pensée » (sic) anti-Lumières qui, pour le coup, préfigure la guerre de tous contre tous au sens des Vues sur la guerre civile de Hans Magnus Enzensberger en 1993. Chacun dans son petit royaume ne voit pas plus loin que son clocher. Parfois il y a des ligues ou des envies de ligue et on appelle ça « intersectionnalité » - intersection de quoi, on ne sait pas ! Bauman parlant justement de communautés porte-manteaux y voyait plus clair.

Pour ce qui est du macronisme et de son progressisme, j’avoue être très dubitatif. Emelien et Amiel ne me paraissent pas plus des « penseurs » que Ellis. Quant à Macron, j’avoue ne plus savoir de quoi il est l’incarnation – et je ne suis pas sûr qu’il le sache lui-même.

Il y a chez lui une part de communautarisme baba dans le style diffusé par la revue Esprit et l’herméneutique à la Ricoeur. C’est un cocktail angélisme et dialogue – avec une trahison du personnalisme chrétien qui était loin d’être angélique et naïf face à l’hitlérisme. Ce communautarisme des « différences » est aussi bien utile d’un point de vue électoraliste (comme chez Hollande et les socialistes) puisqu’il y a 2 à 3 millions d’électeurs mahométans dont beaucoup votent « à gauche ». Sans compter une méconnaissance abyssale du terrain : des bureaux de la compagnie Rothschild, de Bercy ou de l’Elysée, on ne voit pas ce qui se passe dans le 93, le 91, le 94 et même le 92...Sur ce communautarisme baba, se greffe un technocratisme et un économisme eux aussi coupés de la réalité. D’un côté, Macron fait confiance aux actifs, aux inventifs, aux start-upers et aux techniciens de l’administration. D’un autre il a une conception de l’économie probablement dépassée et erronée comme économie mue par l’offre, comme le faisaient excellemment remarquer Goetzmann, Bouillaud et Crevel dans Atlantico du 19 avril. Bref, il ne sait pas trop où il en est et quand il le sait, ses conceptions n’embrayent pas sur le réel. Il n’est pas l’incarnation d’une génération chochotte. J’ai plutôt peur qu’il soit l’incarnation d’une génération has been. On peut avoir quarante et un ans et être déjà trop vieux.

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