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Entre banalités et idées molles : et si la restitution du Grand débat montrait (aussi) que les Français ont les élus qu’ils méritent
©CLEMENT MAHOUDEAU / AFP

Tout ça pour ça

Les premiers éléments formant la restitution du Grand débat ont être mis à jour ce lundi 8 avril, et ont pu révéler certaines demandes des citoyens, plutôt consensuelles. Les thématiques majoritaires pointent ainsi du doigt des questions comme la proportionnelle ou le non cumul des mandats.

Christophe Boutin

Christophe Boutin est un politologue français et professeur de droit public à l’université de Caen-Normandie, il a notamment publié Les grand discours du XXe siècle (Flammarion 2009) et co-dirigé Le dictionnaire du conservatisme (Cerf 2017), le Le dictionnaire des populismes (Cerf 2019) et Le dictionnaire du progressisme (Seuil 2022). Christophe Boutin est membre de la Fondation du Pont-Neuf. 

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Atlantico : En quoi cette forme de banalité qui ressort des thèmes du grand débat peuvent ils être une forme de miroir de nos élus, montrant une capacité limitée à trouver des solutions, aussi bien chez les Français que pour leurs élus ? Sommes nous pris au piège de cette banalité ? 

Christophe Boutin : 

Commençons par rétablir le cadre de ce dont nous allons parler pour éviter de dire n’importe quoi en partant des résultats qui viennent d’être présentés par l’institut Opinion way et le Premier ministre. Il ne s’agit, d’abord, ni des résultats d’un référendum, ni de ceux d’une élection. À aucun moment le Grand débat n’a d’ailleurs été présenté comme permettant des choix, tout au plus pourrait-il en inspirer. Or les Français n’ont pas oublié – cela ressort d’ailleurs des réponses données – que ni les référendums (avec l’exemple de celui de 2005, le rejet du traité dit Constitution, revenu par la fenêtre parlementaire du traité de Lisbonne), ni les élections, ne sont en eux-mêmes des garanties de voir appliquer leurs choix par les élus. Alors, quand il ne s’agit, comme ici, que de contribuer à un débat, leur participation reste limitée, et elle l’est plus encore quand la formule retenue ne leur parle pas vraiment. On retiendra par exemple que les « communes rurales » (ne faisant pas partie d’une aire urbaine d’au moins 20.000 habitants), qui représentent 23 % de la population, n’ont fourni que 9% des réponses, alors que l’on y participe souvent au moins aussi bien, sinon mieux, que dans le reste de la France lors des élections.

Le Grand débat, ce sont donc, selon le gouvernement, 500.000 contributeurs en ligne ; 500.000 participants aux 10.000 réunions locales ; et 500.000 contributions aux cahiers de doléances, soit au total 1,5 million de participants - qui peuvent être au moins partiellement les mêmes dans les trois groupes considérés. À titre de comparaison, le référendum de 2005 représentait presque 30 millions de suffrages exprimés, et l’élection présidentielle de 2017 c’était, au premier tour, 37 millions de votants, et encore plus de 31 millions au second. 1,5 millions, c’est donc un peu plus de 3% des électeurs inscrits et 5% à peine de la participation aux élections phares de notre démocratie.

Mais si ces résultats du Grand débat ne sont pas comparables à un choix politique en termes de participation, ils ne le sont pas plus aux sondages d’opinion, que l’on peut critiquer, mais qui tentent, avec plus ou moins de succès, de donner une image de l’opinion publique française en général. Par définition même, ne reposant pas sur un panel mais sur des contributions volontaires, le Grand débat est incapable de le faire, quand il ne favorise pas, comme toute consultation de ce type, la sur-représentation, sinon de lobbies, au moins de « citoyens motivés ». À preuve, l’écart abyssal qui sépare les réponses à certaines questions dans les résultats présentés et dans les sondages d’opinion menés depuis des années – la question de l’immigration ayant ici figure d’évidence. On notera aussi, par exemple, que l’obsession portant sur la santé et sa protection laisse voir dans les participants une catégorie peut-être plus âgée que la moyenne de la population, quand les remarques sur l’impôt sur le revenu qui devrait être payé par tous, ou sa baisse, laissent entendre que nous sommes en face des Français qui le payent – soit 43,1% des foyers fiscaux.

Par ailleurs, les modalités des questions qui ont été posées contribuent à brouiller les pistes, soit qu’il s’agisse de questions dites « fermées », où l’on ne peut répondre que par oui ou non, restant alors tributaire du choix du rédacteur de la question, soit qu’il s’agisse de questions dites « ouvertes » mais portant sur des sujets tellement vastes que l’on peut y trouver ensuite tout et n’importe quoi. Prenons sur ce point l’exemple des « incivilités ». Quelles seraient selon les participants du Grand débat les incivilités « pénibles dans la vie quotidienne » ? Les déchets jetés sur la voie publique (6%), le bruit (5%), les déjections canines dans les rues (2,9%) et les mégots de cigarettes (0,5%), ces derniers faisant jeu égal avec… les zones de non-droit (0,5%), sans que rien par exemple ne soit dit sur un harcèlement de rue qui pourrit la vie de nombreuses femmes.

La place des casseurs dans les dites « incivilités » (9%) nous amène à une dernière influence sur une telle consultation, le poids de l’événement qui vient - ou est en train - de se dérouler. Les images des casseurs qui ont émaillé les manifestations des « Gilets jaunes » qu’ils avaient infiltrés, passant en boucle sur les principaux médias, ont certainement eu leur effet sur ce choix. De la même manière, d’opportunes révélations faites dans les semaines récentes sur les salaires de certains hauts-fonctionnaires ont peut-être eu comme conséquence la défiance accrue manifestée par les participants à leur encontre ou leur désir de voir baisser leurs rémunérations.

En fin de compte, nous sommes devant un fatras de réponses trop diverses, avec des taux de réponse de 0,5%, 1%, 2% des participants... soit entre 0,015 et 0,06% des électeurs inscrits, entre 0,03 et 0,12% des suffrages exprimés dans une consultation avec 50% d’abstention… Bref, le néant, et un néant où l’on enfonce les portes ouvertes sans jamais renverser la table.

Que peut-on également comprendre de ce que les Français n'expriment pas, avec des thématiques qui semblent délaissées, que cela soit concernant l'Europe, la mondialisation et le libre échange, la question de l'islam radical ou des migrants ? Faut-il voir une forme de sentiment de fatalité chez les Français ou l'expression d'une intériorisation de l'incapacité du gouvernement à agir politiquement sur ces questions ? 

Avant de nous demander si les Français n’ont pas perdu tout espoir dans les capacités de décision de leurs gouvernants – ou dans leurs capacités à ne pas les trahir - ne négligeons pas deux choses : les poids respectifs du conformisme moutonnier et de la trouille salutaire.

Du conformisme moutonnier d’abord, qui fait que, tel le chien de Pavlov, nous salivons des réponses attendues à ces quelques mots-clefs que notre démocratie répète comme des mantras. Prenons l’exemple du « vivre ensemble » - qui est, justement, ce que les Français ne souhaitent pas se voir imposer. Comment, demandait-on, « garantir le respect par tous de la compréhension réciproque et des valeurs intangibles de la République » ? Réponses : en faisant appliquer les lois (3,1%), la liberté (2,6%), l’égalité (2,4%), la fraternité (1,6%), les valeurs de la République (en vrac cette fois, 1,9%) et la démocratie (0,9%). Le Conseil constitutionnel, sous la houlette de l’alpiniste Pierre Mazeaud, s’était à juste titre élevé contre les « neutrons législatifs », contre la « loi bavarde » qui ne veut rien dire – tant du moins qu’un juge zélé n’utilise pas ce flou pour imposer sa conception du monde. Que tirer concrètement de ces éléments ? Rien, sinon constater que les portes ouvertes ont été enfoncées avec une vigueur qui fait plaisir à voir, et en se disant en sus que les divers contributeurs qui ont ainsi répondu n’avaient sans doute pas la même idée de ce que voulaient dire les termes vagues qu’ils utilisaient.

Poids de la trouille salutaire ensuite, et l’immigration que vous évoquez est ici topique. Sujet principal d’inquiétude pour les Français, sondage après sondage, on en trouve dans les résultats du Grand débat une vision nettement plus apaisée dont, n’en doutons pas, les gazetiers feront leurs choux gras. C’est ainsi que 10% des participants pensent qu’il faut « améliorer les conditions d’accueil », quand 9,9% « s’opposent à l’immigration » (mais on notera que les deux ne sont pas nécessairement incompatibles), ou que 9,4% envisagent de « durcir les conditions d’accueil, de séjour et de régularisation ». Mais comme dans une série télévisée autrefois bien connue, la vérité est peut-être ailleurs : alors que l’on trouve normalement dans ce Grand débat un taux de non-réponse aux questions tournant autour de 33%, quand on parle d’immigration on arrive à un taux de 61,6% et, à la question « que proposez-vous pour relever ce défi migratoire », de 77,8%... les résultats donnés portant donc sur à peine plus de 100.000 personnes – la population de la ville de Caen.

Intériorisation ici par les Français du fait que le sujet échappe au contrôle de leurs dirigeants et qu’il est donc inutile de répondre ? Pudeur devant la complexité de la question – mais d’autres, tout aussi complexes sont, elles, traitées ? Peut-être. Mais peut-être aussi intériorisation du fait que le sujet est tabou, et que toute expression un tant soit peu malheureuse sur le sujet peut faire l’objet d’une mise en cause pénale ou d’une stigmatisation conduisant à la mort sociale. Un phénomène de discrétion assumée donc, sinon de déguisement de la pensée que Benjamin Constant ou John Stuart Mill ont parfaitement analysé au début du XIXe siècle dans des démocraties où, comme le rappelait Tocqueville, la contrainte sociale est parfois plus efficace que la contrainte légale.

Dernier point, le fait que cette partie du Grand débat dont on rend compte – les autres éléments devant donner lieu à d’autres analyses - était orientée par les questions posées, quand bien même étaient-elles « ouvertes », ce qui a pu conduire à écarter certaines problématiques. La thématique « Fiscalité et finances publiques », par exemple, relevait uniquement ou presque de la question de l’équilibre du budget de l’État et de la part des aides sociales, sans remettre en cause ce modèle économique « à la française » qui fait l’admiration de la planète et la joie de nos créditeurs.

En faisant la distinction des élus et des élites, quelle pourrait être la responsabilité de ces derniers dans leur capacité à proposer des solutions aux diagnostics réalisés par les Français ?

Il est aussi difficile de parler de « diagnostic » en évoquant les résultats de ce « Grand débat » que d’imaginer quelles seront les réponses que le Président de la République apportera dans la quinzaine qui vient. Mais on peut penser qu’elles ne devraient pas être trop surprenantes… ni trop éloignées de son programme.

Quoi que l’on puisse en penser, Emmanuel Macron est en effet le produit de la même vague de critique que celle qui secoue actuellement son gouvernement, que l’on qualifia en son temps de « dégagisme » en ce qu’elle souhaitait, sinon nettoyer les écuries d’Augias, au moins reprendre le pouvoir face à une oligarchie qui, d’alternance en alternance, faisait de manière par trop évidente la même politique – ou, pour être exact, la même absence de politique, justifiant son incapacité par sa soumission à des instances politiques et juridiques supranationales, quand ce n’était pas par un alignement pur et simple sur les buts géopolitiques d’autres États.

On mesure la surprise d’une part non négligeable des électeurs de 2017 quand ils constatèrent que leur champion, loin de replacer la France comme entité souveraine dans le monde et de rétablir l’autorité du pouvoir, se proposait en fait d’accélérer la dissolution en cours, et que les jeunes technos qui l’entouraient, s’ils n’étaient pas des apparatchiks vivant de la chose publique au sein des « vieux » partis, entendaient eux en finir avec cette même chose publique pour voir triompher des intérêts privés dont les chèques avaient au moins un zéro de plus.

Mais la vieille rancœur contre « l’ancien monde » est encore là, attisée en sus par une haine sociale sur laquelle le pouvoir a parfaitement joué, à la fois pour attirer dans son camp les tenants du « parti de l’ordre », cette droite qui, pour reprendre la formule du regretté Guy Mollet, semble avoir pour seule vocation de rester « la plus bête du monde », et pour « gauchiser » les revendications par trop identitaires des « Gilets jaunes » du début et leur faire opérer des « convergences » avec les syndicats les plus obsolètes et les luttes les plus exotiques.

On retrouve donc sans surprise le projet macronien au fil des « propositions spontanées » du Grand débat, notamment dans l’aspect institutionnel : réduction du nombre d’élus ; dose de proportionnelle ; simplification du « mille-feuille territorial » ; réforme du Sénat ou du CESE. Autant d’éléments que l’auteur de Révolution a toujours défendus, et qui d’ailleurs ne sont pas incohérents en eux-mêmes, mais dont on ne peut nier qu’ils servent les intérêts de son jeune parti.

On aura ensuite des éléments qui existent déjà, mais peut-être revisités. Les référendums locaux existent en effet bel et bien, mais les élus ne se pressent pas d’en user, on en rappellera donc la possibilité. Quant à la porte d’entrée du référendum d’initiative partagée, totalement verrouillée, elle sera sans doute légèrement entrouverte, mais pas trop, pour rassurer des élus qui, à la seule idée du référendum d’initiative citoyenne et, plus encore, du référendum révocatoire, tombent en pamoison pour les diaphanes et frôlent l’apoplexie pour les sanguins.

On supprimera encore quelques taxes, mais les Français, qui ont prouvé dans leurs réponses « à la différence d’autres peuples, qu’ils ne sont pas climatosceptiques » (Édouard Philippe dixit) devront quand même supporter les conséquences de cette « transition énergétique » qui rapporte tant à certains lobbies. Pour séduire l’électorat des retraités, cet « or blanc » de la politique française en voix, on atténuera la dégradation du système de santé en piochant dans le budget de la défense. Pour faire plaisir à la France périphérique, on demandera aux fonctionnaires territoriaux d’aider les exclus du numérique dans leurs démarches administratives – quand on ne  créera pas pour cela des emplois ad hoc sur une base diversitaire. Et il n’est pas dit enfin que le Premier ministre ne soit pas réduit à l’apostasie et ne doive pas brûler en place publique ce décret imposant le 80 km/h sur nos routes qui fit tant de mal.

Restera à trouver quelques victimes expiatoires, ce qui ne sera pas trop difficile car dans cette France si volontiers égalitariste que nous a léguée la Révolution, désigner un bouc émissaire est facile : il suffit de montrer qu’il a un peu plus dans son assiette. Encore faut-il que cette dernière soit assez proche pour être connue, ce qui explique, par exemple, que les propriétaires fonciers seront plus directement visées que ceux, pourtant plus fortunés, qui bénéficient d’une exotique « optimisation fiscale » ; ou que les héritages – et qu’importent s’il s’agit ici de biens légalement acquis, avec des revenus déjà imposés – seront eux aussi en ligne de mire. Quant aux « grands corps » de l’aristocratie de robe qui n’auraient décidément pas compris que la raison d’État n’existe plus, flagellés en place publique comme « technocrates coupés des réalités », on les remplacera par les tenants des si lucratifs « partenariats public/privé ».

Tout cela – ou presque –, qui était dans le projet initial, est aujourd’hui, en s’appuyant sur les résultats du « Grand débat », non seulement possible mais plus que jamais indispensable : « Nous sommes arrivés à une situation ou hésiter serait pire qu’une erreur, ce serait une faute » déclarait le boxeur Édouard Philippe, qui ajoutait que « tout conservatisme, toute frilosité serait (...) impardonnable ».  C’est la bonne nouvelle pour le pouvoir en place. La mauvaise est que tout cela ne résoudra en rien cette tension sourde partout présente dans le pays, et qu’il n’est pas dit que l’avalanche de texte répressifs nouvellement votés, et qui portent atteinte, entre autres, aux libertés d’expression, d’aller et venir ou de manifestation, suffisent à empêcher un nouveau sursaut. Mais ceci est une autre histoire…

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