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Aeron Davis : “Les élites occidentales s’accrochent à certaines idées vaguement néo-libérales que la réalité a pourtant déjà démenties”
©DANIEL LEAL-OLIVAS / AFP

Entretien

Professeur de communication politique, Aeron Davis a étudié pendant 20 ans les élites britanniques, interviewant 350 dirigeants et politiques. Son livre, "Reckless opportunists : Elites at the end of the Establishment" montre l'effondrement de l'Establishement qu’entraîne la faillite de ces élites, ainsi que leur déconnexion avec la réalité.

Aeron Davis

Aeron Davis

Aeron Davis est professeur de communication politique. Il a travaillé pendant plus de 20 ans sur les élites britanniques et son livre Reckless opportunists : Elites at the end of the Establishment démontre la fin de l'Establishment via la faillite de ces élites.

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Atlantico: Votre livre, Reckless opportunists : Elites at the end of the Establishment, a été publié en 2018 après plusieurs années de travail sur le thème des élites britanniques et la conduite de près 350 entretiens. Quelles sont vos conclusions sur les élites britanniques?

Aeron Davis : Il y en a plusieurs. La première est qu’il y a moins de cohérence entre les personnes qui forment ce que nous appelons les élites, ou l”Establishment”. Elles travaillent moins ensemble que par le passé, et le consensus idéologique qui pouvait exister au sein de cet Establishment est moins prononcé qu’il ne l’était. En réalité, ce que nous appelons “l’Establishment” britannique - et d’autres pays ont leur propre Establishment mais utilisent un autre mot pour les désigner- s’est dispersé. Les personnes qui composent cet Establishment ont aujourd'hui des trajectoires et des formations bien plus variées. Auparavant, elles étaient presque intégralement formées par le système des écoles privées britanniques, Oxford et Cambridge, cela est une situation qui existe encore, bien sûr, mais cela est moins le cas aujourd’hui. Cela explique en partie cet affaiblissement de la cohérence et de la coopération.

Il faut aussi considérer la question de la mobilité. Lorsque l’on regarde les grands dirigeants ou les hauts fonctionnaires, la grande majorité d’entre eux ne reste pas en place plus de trois ans. Le résultat est qu’ils sont de moins en moins attachés aux institutions pour lesquelles ils travaillent, tout comme ils sont de moins en moins liés entre eux. Cette mobilité des élites conduit également à un processus d’affaiblissement de leur expertise, parce qu’ils ont des carrières très rapides, et qu’ils passent rapidement d’un secteur à un autre. Ils savent comment atteindre leurs objectifs pour arriver au sommet de leur secteur, mais ils n’ont plus réellement de “grande vision” -de vision globale. Ils peuvent bénéficier personnellement de cette situation, mais la conséquence est qu’ils sont davantage concernés par leurs risques personnels qu’aux risques institutionnels ou aux risques publics. Une fois que leur objectif est atteinte et que la récompense est obtenue, alors ils changent de secteur.

En réalité, le constat évident est que nos élites se sont déconnectées du public, qu’ils se sentent plus concernés par leurs intérêts personnels, et qu’ils se sont précarisés. Ils sont plus enclins à atteindre le résultat escompté le plus rapidement possible avant de bouger pour prendre un autre poste, et laisser les problèmes derrière eux. Les études classiques qui analysaient les classes supérieures du passé montraient que celles-ci se pensaient elles mêmes stables alors que les classes populaires étaient considérées comme précaires. Pour diverses raisons, les élites sont devenues aussi précaires que le reste de la population. Evidemment, ils gagnent bien plus d’argent, mais ce qui apparaît, c’est qu’ils ont un un très faible sentiment de sécurité, et perçoivent leur niveau de risque comme étant très élevé. Selon moi, cette perte du sentiment de sécurité explique une grande part de leurs comportements et de leurs actions.

Quel lien faites-vous avec cette situation et le Brexit ?

Ce constat de recherche de l’intérêt personnel fonctionne plutôt bien avec le Brexit. Du point de vue des élites, et notamment pour les membres du parti conservateurs-  mais en réalité cela est vrai pour tous les grands partis - on constate une moindre cohérence idéologique, ils ne sont plus en accord pour ce qui est de leurs intérêts. Les points de vue sont de plus en plus divergents. Tout ce qui est lié au Brexit embrasse la question des intérêts et des aspirations personnels. La décision de David Cameron de mettre en place le référendum était liée à sa volonté d’affaiblir ses opposants au sein du parti conservateur. Puis, ceux qui sont devenus les figures du Brexit, comme Michael Gove, étaient en réalité plus intéressés par le fait de devenir premier ministre que par le Brexit lui-même. Avant le Brexit, Boris Johnson était considéré comme plus pro-européen qu’anti-européen. Mais il a vu ici une opportunité personnelle pour essayer de diriger le parti. Et depuis ce moment, toutes les manœuvres auxquelles nous avons assisté ont toutes eu pour objectif d’obtenir plus de pouvoir, mais ces personnes n’ont aucune idée quand il s’agit de savoir ce qui est le mieux pour le pays. Ainsi, toute la stratégie de Theresa May a consisté à se maintenir en position et de faire en sorte de que le parti conservateur garde le pouvoir, et non pas la recherche de l’intérêt supérieur du pays.

Du point de vue de la population, et des classes populaires en particulier, on pouvait observer un désenchantement grandissant et une perte de confiance généralisée envers les élites au sens global. Et cette défiance concerne l’ensemble des élites, que ce soient les élites politiques, économiques, ou médiatiques. Le Brexit n’a pas inversé cette tendance, et la défiance envers les élites a continué de se renforcer au fil des négociations avec l’Union européenne.

Après le référendum britannique, que les élites européennes ont fermement condamné, un esprit de punition envers le Royaume-uni s'est dressé sur le continent. Ne pourrions-nous pas voir, dans l'action des élites européennes, incapables de tirer les leçons du désenchantement qui existe en Europe, pour avancer vers une Union plus conforme aux aspirations des populations, le même processus à l'œuvre?

Oui. Mon livre concerne les élites britanniques, et mon prochain livre concerne les relations entre dirigeants politiques et les médias, et il apparaît clairement que les autres pays européens souffrent des mêmes problèmes. Des élites plus intéressées par leurs intérêts personnels que par la recherche de l’intérêt général, des élites plus mobiles et plus précaires, et cette situation s’articule avec un fort désenchantement de la population. Cela est également visible en France, en Allemagne ou en Italie par exemple avec des anciens partis qui se délitent et de nouveaux partis qui émergent. Ce phénomène se produit également pour les élites des institutions européennes, peut-être à un moindre niveau que les élites nationales, mais elles sont particulièrement déconnectées des personnes ordinaires, des Etats, et des processus démocratiques. Cela a également un impact. Si le Royaume Uni est confronté à des problèmes sérieux, les autres pays européens, tout comme le projet européen, le sont tout autant.

Comment votre approche des élites britanniques peut-elle être pertinente pour les autres démocraties occidentales, notamment en France?

Il y a beaucoup de parallèles. La France dispose aussi d’un système d’écoles pour élites, d’une haute fonction publique, et on peut constater ce même problème lié à la mobilité et à la précarité de l’Establishment en France. De l’extérieur, on voit que les grands partis qui ont dominé la vie politique française pendant des décennies ont été marginalisés au moment où Emmanuel Macron est apparu. Mais le résultat est qu’Emmanuel Macron propose les mêmes politiques que Tony Blair, Barack Obama, ou Angela Merkel. Ce sont des centristes qui n’arrivent pas à se représenter les problèmes posés par l’économie et par la mondialisation, aux personnes ordinaires. Pourtant, la mondialisation et le libre échange affectent directement les classes populaires de ces pays. Mais ces dirigeants considèrent la mondialisation et le libre échange comme des étapes positives d’un processus politique, tout comme le seraient les baisses d’impôts ou la dérégulation. En proposant les mêmes politiques, ils sont logiquement confrontés aux mêmes problèmes de concentration des richesses et d’augmentation des inégalités, de précarisation du bas de la société, et de déconnexion sociale. Il est intéressant de noter qu’Emmanuel Macron a été perçu comme un sauveur de l’Europe, apparu après le Brexit, et que le même sentiment anti-élites que nous avons au Royaume Uni est très clairement apparu en France avec le mouvement des Gilets jaunes. Cela est arrivé parce que les propositions d’Emmanuel Macron découlaient de la même logique : plus de libre échange, plus de mondialisation, plus d’europe, plus de dérégulation, plus d’harmonisation etc… Ce dernier point, l’harmonisation, pourrait être un bon projet en soi, mais le problème est que les dirigeants ont l’air de ne pas vouloir voir les effets de ces politiques.

Quel lien faites vous entre le constat que vous dressez concernant les élites avec ce qui est appelé le “néolibéralisme” ?

En menant de nombreux entretiens, je me suis rendu compte que certaines idées, des idées très simples, comme le libre échange, la dérégulation, la concurrence, sont assez consensuelles parmi les élites. Mais quand vous parlez avec des économistes, ou avec des hommes politiques qui ont été des économistes, ils admettent que la théorie est bien différente de la pratique. Quand vous regardez la tendance historique, vous voyez que le néolibéralisme faisait par exemple la promotion de la concurrence, de l’investissement, mais le résultat a été une plus grande concentration, la création de géants de la finance ou du secteur numérique, une importante financiarisation de l’économie. Nous avons créé des monopoles privés qui accumulent la richesse pour les riches tandis que les autres catégories ont vu leurs revenus stagner ou baisser.

On voit qu’il existe un consensus autour de quelques vagues idées, par exemple que le libre échange et la concurrence profitent à tous, mais cela n’est pas ce qui est arrivé dans la pratique. Cela a pu se produire dans quelques secteurs, mais le résultat que nous avons obtenu est la financiarisation d’une part et le capitalisme de plateformes d’autres part. Dans les deux cas, nous observons de grands monopoles qui font d’immenses profits sans qu’ils soient liés aux personnes ordinaires. C’est le résultat. Il y a certaines idées concernant le néolibéralisme auxquelles les élites s’accrochent, mais les résultats qui étaient escomptés de ces politiques ne sont simplement pas arrivés. L’idée était de faire la promotion de la concurrence, et nous avons des monopoles. L’idée est de permettre l’investissement et l’innovation, mais ces entreprises sont plus préoccupées par leurs profits à court terme que l’investissement à long terme. Et cela s’est empiré depuis la crise financière. Si je pense que les économistes ont une part de responsabilité, on voit que les dirigeants politiques consultent davantage les dirigeants d’entreprises et les financiers sur ces questions, et non pas les économistes. Cela explique aussi cette confusion.

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