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Gilets jaunes : épuisement du conflit social, désarroi syndical
©LUCAS BARIOULET / AFP

Bonnes feuilles

Dans son ouvrage "Une colère française" (éditions de l'Observatoire), Denis Maillard décrypte une mutation récente, mais profonde, de la société française, pour tous ceux qui cherchent à la comprendre pour la domestiquer. Extrait 2/2

Denis Maillard

Denis Maillard

Philosophe politique de formation, Denis Maillard est le fondateur de www.temps-commun.fr, un cabinet de conseil en relations sociales. Il a publié en 2017 Quand la religion s’invite dans l’entreprise (Fayard).

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Même partagée avec des semblables au cours de manifestations ou sur des ronds-points, cette radicalité particulière et individuelle ne peut que décontenancer les professionnels de la contestation que sont les syndicats. Ils ne savent agir qu’à l’opposé de tout ceci. Ils forment des machines à refroidir les colères. Ils transforment la rage en programme pour l’élever vers l’intérêt général. Rien de tel désormais.

La structure individualiste de la révolte, son incapacité à s’organiser sont les conditions de son maintien comme mouvement et de sa pérennité comme lutte sociale. On l’a bien vu : là où les syndicats auraient pu entamer des négociations, les Gilets jaunes étaient au contraire poussés à la surenchère. C’est pourquoi cette crise inédite de la fin de l’année 2018 et du début de l’année 2019 pourrait bien être la première d’une série de révoltes individualistes, hors de tout cadre institutionnel ou social. Car la société de l’évitement du conflit individuel et du refoulement du conflit social n’en est pas moins une société radicale.

Avant d’analyser la radicalité propre aux nouvelles relations sociales, sans doute faut-il bien expliquer en quoi consiste l’épuisement du conflit social traditionnel. D’autant que le mouvement des Gilets jaunes – seul point d’observation massif dont nous disposons pour l’heure – a pu emprunter à des formes anciennes de mobilisation sans pour autant en partager ni l’esprit ni le but. Les fameuses coordinations des années 1980‑1990 ne tentaient-elles pas, elles aussi, de déborder les syndicats représentatifs ? En quoi consiste la nouveauté ? Les méthodes peuvent-elles perdurer avec des objectifs différents ?

« Les révolutionnaires doivent constamment s’efforcer, non seulement de renouveler l’appareil des syndicats, en proposant […] de nouveaux leaders prêts à la lutte, à la place des fonctionnaires routiniers et des carriéristes, mais encore de créer, dans tous les cas où c’est possible, des organisations de combat autonomes qui répondent mieux aux tâches de la lutte… » Cette phrase, empruntée au Programme de transition rédigé par Trotski en 1938, a été l’inspiratrice de toute la pensée d’extrême gauche dans les mouvements sociaux à la suite de Mai 68 : créer des coordinations d’étudiants, de lycéens, de cheminots, d’infirmières, etc. pour déborder les syndicats sans toutefois les remettre en cause ; les bousculer pour les amener à bouger et… à négocier. Ce que montre de façon parodique un film comme Moi y’en a vouloir des sous de Jean Yanne et Gérard Sire, tourné en 1973, et notamment cette scène loufoque d’une manifestation gauchiste menée par le « Camarade Kervoline » prétexte à une négociation téléphonique entre le patron de l’entreprise, les forces de l’ordre, le syndicat majoritaire et des révolutionnaires qui mettent celui-ci sous pression.

Tout est absolument négociable.

Cette manière d’agir a engendré par la suite un certain « mouvementisme » propre à l’extrême gauche politique, associative et syndicale. Reprenant l’expression du social-démocrate allemand Bernstein –  en la détournant évidemment de son sens originel –, la gauche de la gauche affirmait ainsi : « Le but final, quel qu’il soit, n’est rien, le mouvement est tout. » Presque du Gilet jaune dans le texte ! En effet, l’accumulation des « Actes », samedi après samedi, a pu laisser penser que le mouvement, la manifestation ou même l’émeute étaient eux-mêmes leur propre fin, sans possibilité de discussion ou de négociation. Pourtant, si les formes peuvent rester les mêmes, les acteurs et leurs motivations ont entièrement changé.

D’où l’impossibilité d’une gestion sociale et politique de la crise. Rien n’est encadré, tout est émietté et la puissance du mouvement n’existe que par l’absence d’acteurs susceptibles d’aider à la canaliser. La fin de crise ne peut donc pas être négociée ; sans doute est-elle condamnée à s’éteindre d’elle-même comme un feu qui aurait consommé tout l’oxygène disponible. L’époque a changé. Et l’erreur du gouvernement et des organisations syndicales est de ne pas l’avoir compris, d’où leur grand désarroi : dans l’ancien monde social, l’usage était de laisser se construire peu à peu un rapport de force – parfois musclé – parce que l’on disposait d’une possibilité de négocier avec des acteurs mandatés pour cela. On savait d’ailleurs par avance quelle limite chacun était disposé à ne pas dépasser et les concessions qu’il était donc prêt à consentir (ce qu’on appelle un « mandat » de négociation). Pour tout cela, il fallait organiser la contestation. Aujourd’hui, la société des individus est beaucoup moins prévisible. Tout est immédiatement « sur la table » et s’exprime sous forme de colère et d’affects : « une fièvre impossible

à négocier1 ». Avis aux futurs responsables politiques et syndicaux : les relations sociales rentrent désormais dans un monde constitutivement incertain. Incertitude face à la colère qu’il serait possible de laisser s’exprimer sans risque, voire se développer, et celle que l’on devra illico stopper sous peine de la voir muter en mouvement d’ampleur ou en manifestation radicale. Quand on ne dispose pas d’interlocuteur représentatif, peut-on laisser le feu couver ? Faut-il le laisser s’étendre sans risque ou bien l’étouffer immédiatement ? Plus que jamais le lien avec la société réelle, avec son imaginaire, ses émotions, ses tourments, ses rejets, devient, plus qu’une vertu politique, un véritable impératif. L’imaginaire du conflit social exigeait permanence et stabilité  pour organiser –  selon son orientation politique  – la confrontation ou le compromis. La fin du conflit social débouche sur cette alternative : lutte des classes impossible, compromis impensable. Dès lors, une nouvelle manière d’en découdre se fait jour : régler ses problèmes autrement, de manière autonome. Dans ce contexte, parler d’une fin du conflit social ne signifie donc pas que la conflictualité n’existe plus ; il n’y a pas vraiment d’apaisement. En réalité, elle se reconfigure. Elle arbore alors le visage d’un individu qui oscille – selon son intérêt ou l’intensité de sa colère  – entre l’évitement et le passage à l’acte. Cette colère ne se négocie pas ; elle s’apaise ou elle s’exprime. On évite ou on se bat.

Extrait de "Une colère française" de Denis Maillard, publié chez les éditions de l'Observatoire.

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Une colère française

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