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Violence inexcusable MAIS aspiration à la justice sociale : la double nature de la contestation des Gilets jaunes dont aucun parti ne parvient à tirer une synthèse convaincante
©JEFF PACHOUD / AFP

SOS vision politique

Alors que 83% des Français condamnent les violences consécutives aux actions des Gilets jaunes, 53% d'entre eux continuent d'approuver le mouvement (soutien et sympathie), selon un sondage Elabe pour BFMTV.

Eric Deschavanne

Eric Deschavanne

Eric Deschavanne est professeur de philosophie.

A 48 ans, il est actuellement membre du Conseil d’analyse de la société et chargé de cours à l’université Paris IV et a récemment publié Le deuxième
humanisme – Introduction à la pensée de Luc Ferry
(Germina, 2010). Il est également l’auteur, avec Pierre-Henri Tavoillot, de Philosophie des âges de la vie (Grasset, 2007).

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Vincent Tournier

Vincent Tournier

Vincent Tournier est maître de conférence de science politique à l’Institut d’études politiques de Grenoble.

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Atlantico : Comment expliquer ce paradoxe du soutien des Français envers les Gilets jaunes montré par le sondage Elabe pour BFMTV ? Que peut-on en déduire sur ce que soutiennent les Français au travers du mouvement ? 

Vincent Tournier : Il faut quand même souligner que le soutien de l’opinion aux Gilets jaunes a nettement baissé : le chiffre de 53% que vous citez est en baisse de 8 points par rapport au 13 mars 2019. Et si on regarde par rapport à novembre 2018, la baisse est maintenant de 20 points. De plus, 70% des personnes interrogées ont désormais le sentiment que le mouvement s’est éloigné de ses revendications d’origine, chiffre qui a augmenté de 6 points par rapport à l’enquête précédente. 
Il y a donc bien un essoufflement, et les violences de samedi dernier ont visiblement accéléré le décrochage, ce qui est assez logique : d’une part, les Français n’aiment pas trop la violence et, d’autre part, les médias ont beaucoup diffusé les images des dégradations. 
Cela dit, le chiffre de 53% reste encore très élevé. Cela montre que le mouvement dispose d’une assise solide. Et puis les gens ne sont pas dupes : ils voient bien que les violences se sont essentiellement concentrées sur les Champs-Elysées et dans quelques grandes agglomérations, où se retrouvent probablement tous les groupuscules extrémistes avides d’action. Certes, les tensions sont partout très fortes, et l’incendie du Fouquet’s a marqué les esprits, mais on ne peut pas dire que les violences soient consubstantielles aux Gilets jaunes. Les partisans des Gilets jaunes peuvent même penser que les médias en font trop, donnant le sentiment qu’il y a surtout une « grande peur » des possédants et des puissants.  

Eric Deschavanne : Le clivage droite/gauche a été balayé mais il subsiste un fort clivage de l'opinion sur la question de la confiance au président et à son gouvernement, qui s'explique par les fractures sociales, culturelles et électorales qui traversent le pays. Il y a un consensus classique sur la demande d'ordre mais qui ne se traduit pas par un soutien au pouvoir en place, d'autant que l'adhésion massive aux thèmes initiaux de la révolte des gilets jaunes, le ras-le-bol fiscal, la défense des retraités, le sentiment d'abandon, de relégation ou de déclassement, n'a aucune raison de se démentir. La situation n'est pas simplement paradoxale, elle est absurde. Les gilets jaunes s'attribuent une force qui en réalité ne leur vient que du dehors, du soutien d'une opinion qui désapprouve les modalités d'action de leur mouvement. Les gilets jaunes s'affaiblissent par l'usage de la violence, ce qui discrédite ses soutiens et renforce quelque peu le gouvernement. Plus ils sont violents, moins ils sont nombreux; moins ils sont nombreux, plus ils sont violents. Le conflit devient donc un choc d'illégitimités, la lutte entre un pouvoir dont la légitimité est contestée par la majorité de l'opinion et un mouvement de contestation dont le mode d'action est massivement réprouvé par cette même opinion.

Comment expliquer l'incapacité des partis politiques à comprendre les deux facettes, entre demande d'ordre et soutien aux revendications des Gilets jaunes, du mouvement des Gilets jaunes ?  

Vincent Tournier : Depuis le début, les partis politiques sont très mal à l’aise avec ce mouvement. Ce n’est pas étonnant. L’élection de 2017 a provoqué un profond séisme dans la vie politique française. Les partis de gouvernement ont décroché. Le PS est moribond et les Républicains parviennent difficilement à survivre. Les Gilets jaunes servent de révélateur : aucun des deux partis n’a su produire un discours cohérent sur ce phénomène. Ils n’ont visiblement pas les bonnes grilles de lecture, ils ne sont pas armés intellectuellement pour lui donner du sens. Leur logiciel est dépassé parce qu’on assiste à une recomposition des clivages politiques qui était déjà en germe depuis longtemps mais qui a fini par éclater récemment. 
Cette recomposition des clivages se voit bien quand on regarde les détails du sondage ELABE. Au-delà du clivage social, qui est déjà très marqué (44% des cadres soutiennent le mouvement, contre 60% des employés et 70% des ouvriers) on observe surtout qu’il existe un clivage politique original puisque les sympathisants des Gilets jaunes se recrutent à peu près partout sauf dans le parti présidentiel. Les soutiens sont ainsi les plus nombreux parmi les sympathisants de la gauche socialiste (60%) et de la gauche non socialiste (70%) mais aussi chez les sympathisants du Rassemblement national (69%), ce qui n’est pas une situation anodine. Inversement, les sympathisants tombent à 15% chez LERM. La droite traditionnelle est, quant à elle, divisée avec 40% de sympathisants. Il n’est pas courant en France d’avoir une telle situation, où des gens en principe très différents se retrouvent pour soutenir un mouvement social. 

Eric Deschavanne : Le soutien de l'opinion aux revendicarions des gilets jaunes empêche les partis de gouvernement (LREM mais aussi LR et ce qu'il reste du PS) de bénéficier de la demande d'ordre. La demande d'ordre condamne l'agitation de FI en dépit de son adhésion aux revendications des gilets jaunes. Le RN est traversé par la contradiction : son populisme le conduit à soutenir les gilets jaunes tandis que la demande d'autorité, qui constitue aussi son fonds de commerce, l'incline à la prudence.

Dès lors, quelles sont les limites de l'approche du gouvernement -la volonté du retour à l'ordre- depuis les événements de samedi dernier ?

Vincent Tournier : Le seul parti qui est relativement à l’aise face à ce mouvement, c’est le parti du président : il est le seul qui peut clairement dire qu’il s’oppose aux Gilets jaunes, tant sur leurs revendications que sur leurs méthodes, sans risquer de perdre ses électeurs. Pour tous les autres partis, c’est plus compliqué. Ils ne peuvent pas dire qu’ils soutiennent totalement le mouvement, ni qu’ils le condamnent, ce qui rend leur situation très compliquée. 

Sur le plan strictement électoral, le gouvernement ne court guère de risque à amplifier la répression : ses électeurs n’attendent probablement que ça, et une stratégie plus répressive pourrait même lui faire gagner une partie des électeurs de la droite traditionnelle, qui sont inquiets devant la tournure des événements. Cette stratégie offensive pourrait s’avérer payante pour les élections européennes en permettant à LERM de se hisser devant le Rassemblement national. Ce n’est pas un objectif très ambitieux, mais dans l’état actuel des choses, c’est sans doute ce qu’il peut espérer de mieux.
En revanche, sur le plan sociétal, cette stratégie répressive est plus risquée. Si l’on part du principe que le mouvement des Gilets jaunes n’est pas un phénomène superficiel, ce qui paraît maintenant bien établi, alors la répression ne va pas arranger les choses, surtout si les militaires sont dans la rue (avec quelles consignes d’engagement ?). Le problème est que les Gilets jaunes voient se fermer toutes leurs portes de sorties. Après des semaines de manifestations, ils n’ont guère obtenu : la voie politique leur reste fermée, et il est peu probable que le grand débat national change fondamentalement les choses. En fait, pour la première fois depuis bien longtemps, on est face à un mouvement social qui a peu d’espoir de voir ses revendications prises en charge par le système politique. Il ne faudrait pas que le gouvernement sous-estime le caractère explosif de cette situation. Le défi qui va se poser est d’ailleurs de savoir comment réintégrer cette contestation dans le système politique démocratique, ce qui n’a rien d’évident à ce stade. 

Eric Deschavanne : Le problème du gouvernement n'est pas propre à ce gouvernement ni à cette situation particulière, dont le caractère durable souligne une difficulté structurelle. Les hésitations du gouvernement dans son traitement de la question du maintien de l'ordre sont le symptôme d'une contradiction plus profonde de l'opinion, relative à son rapport à la violence. Nous nous sommes accoutumés à consentir à un certain degré de violence limitée dans une société globalement pacifiée. Tout se passe comme si l'opinion imposait aux forces de l'ordre comme aux manifestants de ne pas dépasser un certain niveau de violence  (il ne doit pas y avoir mort d'homme, ni même atteinte à la personne) en-deçà duquel celle-ci est permise : on déplore les dégradations de biens (privés ou public) tout en condamnant l'excès de répression visant à les empêcher. Le pouvoir est donc soumis à une double contrainte : le risque de se voir reprocher d'être faible de par son incapacité à mettre un terme aux débordements de violence; celui d'être dénoncé comme répressif s'il se donne les moyens de la contenir. Il faut agir, mais ni avec les LBD, ni sans eux.

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