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L’industrie, angle mort du grand débat d’Emmanuel Macron et des intellectuels français
©Dimitar DILKOFF / AFP

Grand débat

Ce lundi 18 mars, Emmanuel Macron recevait une soixantaine d'intellectuels dans le cadre du grand débat afin d'approfondir le diagnostic relatif au mouvement des Gilets jaunes. Un débat qui ne s'est pas attardé sur la question de la place de l'industrie en France.

Laurent  Chalard

Laurent Chalard

Laurent Chalard est géographe-consultant. Membre du think tank European Centre for International Affairs.

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 Atlantico : Comment expliquer que la place de l'industrie en France semble avoir été écartée de cette "réunion au sommet" ? 

Laurent Chalard : Il peut s’expliquer par plusieurs choses. Tout d’abord le choix des thématiques du grand débat, que sont par exemple la laïcité ou la bioéthique, tandis que l’économie est approchée par un angle général. Nous sommes ici dans une logique différente du mandat précédent qui avait vu la création d’un ministère du redressement productif occupé à l’époque par Arnaud Montebourg, qui était une période ou nous parlions de réindustrialisation. Or, manifestement, dans le mandat d’Emmanuel Macron, l’industrie n’est pas au cœur du débat. 

On peut également évoquer la question du choix des invités, la plupart étant des spécialistes de macroéconomie qui parlent davantage des grands indicateurs mais ne sont pas des spécialistes de ces thématiques industrielles.  Il n’y avait aucun spécialiste reconnu de l’industrie. 

Il y a également le primat accordé aux effets de mode, par les politiques et les intellectuels. Nous sommes aujourd'hui dans la logique de l’économie de la connaissance, de l’innovation issue notamment du Traité de Lisbonne. Dans ce contexte, parler d’industrie apparaît un peu ringard. 

Le dernier élément, qui n’est pas non plus négligeable, est que beaucoup des intellectuels invités peuvent pratiquer une forme d’autocensure. Étant invité par le président de la République, un intellectuel ne va pas forcément aller sur le terrain des choses qui fâchent. En l'occurrence, la question de l’industrie française n’est pas forcément quelque chose qui fonctionne, on ne peut pas parler de réussite pour Emmanuel Macron. D’autant plus que certains économistes présents à ce débat ont participé à l’élaboration du programme d’Emmanuel Macron. 

Il est vrai par contre que le temps imparti était très limité, il faut le reconnaître.  

Quels sont les territoires les plus marqués par la désindustrialisation et quels sont les liens qui peuvent être tissés entre ce phénomène et le mouvement des Gilets jaunes ? 

Le premier élément à retenir est que la désindustrialisation en France est généralisée, tous les territoires sont concernés. Le problème est qu’il y a des territoires où la désindustrialisation a conduit à la fin de l’activité économique alors que dans d’autres territoires, elle a été remplacée par une tertiarisation accentuée qui a plus que compenser le phénomène. Ce qui nous intéresse, ce sont les territoires qui ont connu une forte désindustrialisation non compensée par l’émergence d’autres activités. La première échelle à regarder ici est régionale, ou l’on voit bien que l’industrie traditionnelle - issue de la première et de la deuxième révolution industrielle comme le textile, la métallurgie, la sidérurgie, l’extraction minière - était plutôt située à l’est d’une ligne que l’on appelle Le Havre - Marseille. On voit bien que la plupart des régions qui sont concernées par cette forte désindustrialisation sont situées à l’est, et en particulier dans la partie nord. C’est à dire le grand bassin parisien - région île de France exceptée (car elle a été ici compensée par une tertiarisation massive) - les Hauts de France, le Grand Est, ou encore la région Bourgogne Franche Comté. Ce sont les régions les plus touchées par ce processus. Et lorsque l’on regarde sur une autre échelle, pour savoir si nous avons à faire avec des petites ou grandes villes, ou des territoires ruraux, on se rend compte que cette désindustrialisation marquée est beaucoup plus importante dans les petites et moyennes villes parce qu’elles étaient dans une logique de mono-industrie, ce qui sous entend que quand l’activité principale disparaît, c’est le tissus économique local qui s’effondre totalement car elle n’est pas compensée par d’autres activités, contrairement aux grandes métropoles.  

On voit très bien que le mouvement des Gilets jaunes est particulièrement suivi par des populations qui sont issues des territoires qui ont été le plus frappés par la désindustrialisation. C’est à dire plutôt un monde non métropolitain de petites et moyennes villes ou d’espaces ruraux de tradition industrielle. On voit qu’il existe un lien très fort entre désindustrialisation, paupérisation, et mécontentement et le mouvement des Gilets jaunes. Mais on le retrouvait déjà dans les mouvements protestataires comme le vote pour le Front national.  

En quoi la question industrielle pourrait-elle apporter une réponse à cette colère exprimée par les Français lors de ces derniers mois ? 

Par rapport à certains de ses voisins, les pays du monde germanique au sens large, comme l’Allemagne, l'Autriche, la Suisse ou les Pays-Bas, la France se caractérise par un manque d’emplois peu qualifiés. Nous avons des emplois innovants de l’économie de la connaissance, de secteurs de pointe comme l'aéronautique, mais nous manquons d’emplois plus “moyens” parce que nous n’avons plus d’industrie traditionnelle, ou de production importante de biens intermédiaires. Nous avons donc toute une partie de la population qui se retrouve au chômage parce que nous n’avons plus d’emplois pour ces populations alors qu’ils existent dans les pays évoqués précédemment. Ce sont des emplois peu qualifiés et non pas non-qualifiés, ce qui sous-entend qu’ils sont accessibles pour des populations non diplômées de l’enseignement supérieur. Ce sont des emplois qui sont accessibles par des gens qui font de l’apprentissage. C’est ce que nous n’avons pas en France et cela est très problématique parce que cela crée une sorte de société à deux vitesses, entre les cadres du secteur tertiaire ou de l’industrie de haute technologie, hyper connectés à la mondialisation, qui s’en sortent bien et gagnent bien leur vie et tout le reste de la population qui a des difficultés. La conséquence est que soit nous choisissons de rester dans cette situation mais nous continuerons de voir des mouvements de protestation de plus en plus violents parce qu’une part non négligeable de la population sera mise à l’écart de la mondialisation et du bon fonctionnement de l’économie, soit nous choisissons d’essayer de redresser la barre en essayant de reconstituer un tissu industriel de base qui fonctionne. Ce qui passe par une relocalisation des emplois qui ont été délocalisés ailleurs, c’est à dire ce que l’on connaît aujourd'hui dans l’Amérique de Donald Trump. Mais au-delà, cela passe également par une reconsidération de la place de l’industrie dans notre société, notamment au travers du système de formation de nos populations. C’est à dire que si nous avons une industrie qui est beaucoup moins puissante que certains de nos voisins, cela est aussi le résultat des choix faits dans les années 1980, ou le fait de travailler dans l’industrie était perçu négativement, en dehors de la haute technologie. Nous avons à la fois un Etat qui ne valorise pas son industrie et qui ne souhaite pas développer cette activité parce qu’il est obsédé par cette économie de la connaissance, et en même temps nous avons une population qui ne veut pas non plus travailler dans ces domaines d’activité puisqu’elle juge que ces emplois sont sous-valorisés et ne lui permettent pas de s’épanouir.  Tant que nous serons dans cette situation, l’industrie continuera à péricliter. C’est tout un pan du fonctionnement de la société qui est à revoir, notamment au niveau des mentalités, il faut peut-être remettre la valeur travail en avant mais cela est surtout la valeur « travail industriel ». Travailler dans l’industrie est quelque chose qui est intéressant, valorisant, et qui peut éventuellement être source de rémunérations non négligeables, plus importantes que dans le secteur du tourisme qui emploie pourtant beaucoup de monde avec des salaires très faibles.

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