La France, cauchemar du terroriste de Christchurch : comment nous avons laissé la question du Grand remplacement se transformer en tragique métastase politique<!-- --> | Atlantico.fr
Atlantico, c'est qui, c'est quoi ?
Newsletter
Décryptages
Pépites
Dossiers
Rendez-vous
Atlantico-Light
Vidéos
Podcasts
France
La France, cauchemar du terroriste de Christchurch : comment nous avons laissé la question du Grand remplacement se transformer en tragique métastase politique
©MATTHIEU ALEXANDRE / AFP

Réalité ou fiction ?

La barbarie ignoble qui s’est produite à Christchurch en Nouvelle-Zélande, où des activistes d’extrême-droite ont tué 49 musulmans dans deux mosquées s’est aussi nourrie des fantasmes que laisse planer l’incertitude ambiante sur la place réelle de l’immigration dans notre société.

Laurent  Chalard

Laurent Chalard

Laurent Chalard est géographe-consultant. Membre du think tank European Centre for International Affairs.

Voir la bio »
Michèle Tribalat

Michèle Tribalat

Michèle Tribalat est démographe, spécialisée dans le domaine de l'immigration. Elle a notamment écrit Assimilation : la fin du modèle français aux éditions du Toucan (2013). Son dernier ouvrage Immigration, idéologie et souci de la vérité vient d'être publié (éditions de l'Artilleur). Son site : www.micheletribalat.fr

Voir la bio »
Arnaud Lachaize

Arnaud Lachaize

Arnaud Lachaize est universitaire, juriste et historien. 

Voir la bio »

Atlantico : L'auteur de l'attentat terroriste qui a frappé la Nouvelle Zélande s'est référé à l'idée de "grand remplacement", une idée qui aurait été alimentée lors d'un déplacement du jeune homme en France. Dans quelle mesure la France devrait mettre en place un outil de recensement reposant sur des statistiques ethniques permettant de donner directement (et non indirectement) une image réaliste de la société et ainsi de proposer un débat moins passionné -politiquement - sur cette question en France ?

Michèle Tribalat : Depuis près de quinze ans, l’Insee a introduit dans ses grandes enquêtes, Emploi, Logement, Famille…, les questions qui permettent d’aller au delà de la génération immigrée, celle qui a connu la migration, pour caractériser les personnes qui sont nées en France de parent(s) immigré(s). Pour cela, l’Insee pose régulièrement des questions sur la nationalité de naissance et le pays de naissance des parents. Ces enquêtes donnent une vision nationale de la question, sans possibilité de descendre à un échelon local fin et d’étudier les concentrations ethniques. Seules les enquêtes annuelles de recensement ont une taille suffisante. C’est d’ailleurs ce que nous faisons depuis plus de dix ans avec Bernard Aubry pour les jeunes de moins de 18 ans qui vivent au foyer des parents.

Reste la question des affiliations religieuses qui ne peuvent être imputées d’après les origines et qui le sont très mal par des moyens indirects tels que le passage par les prénoms, comme vient de le faire Jérôme Fourquet pour la religion musulmane. Cette méthode donne une présomption et se révèle imprécise en raison de prénoms qui appartiennent aux trois monothéismes. Même si la tendance dit quelque chose. La statistique publique pourrait introduire, non dans les enquêtes annuelles de recensement, mais dans une grande enquête comme l’enquête Famille dont on attend le renouvellement (la dernière date de 2011), des questions sur les affiliations religieuses.

Laurent Chalard : Le premier élément, qui est extrêmement important, concerne le recensement parce qu’il s’agit de la principale source d’information sur la population d’un pays. Si, dans un recensement, nous n’avons pas d’informations concernant l’origine de la population, alors nous n’aurons aucun chiffre statistique fiable à notre disposition. Or, cela est le cas de la France. Contrairement à la plupart des pays du monde, la France est un pays ou nous n’avons pas de statistiques ethniques, culturelles, linguistiques ou religieuses dans le recensement. Cela sous entend que nous n’avons strictement aucune information par le recensement sur l’ensemble des critères qui permettraient de déterminer un caractère multiculturel de la population. Pourquoi ? Parce que la France a un héritage laïc, et on considère que tous les citoyens sont identiques quelles que soient leurs origines ou leurs religions, et que cette question n’a pas à se poser. Cela est une exception dans le monde.

Ainsi, en France, nous avons une absence de chiffres officiels, et la seule information dont on dispose à partir du recensement concerne le pays d’origine et la nationalité des personnes présentes sur le territoire. Nous avons donc une information sur les immigrés  et sur les nationalités des étrangers. En sachant que sont considérées comme immigrées les personnes nées à l’étranger de nationalité étrangère. Mais cette information ne prend pas en compte l’ensemble de la population issue de l’immigration puisqu’elle ne tient pas compte des descendants de ces populations immigrées qui sont présentes sur le territoire, ou qui peuvent avoir la nationalité française mais qui n’ont pas forcément la même religion ou la même culture que la population déjà présente sur le territoire.  

Ainsi, lorsque des gens essayent d’aborder la question sur le plan statistique, ils utilisent des moyens détournés. L’exemple le plus récent est Jérôme Fourquet qui a utilisé les prénoms, ou encore Michèle Tribalat qui avait essayé de déterminer les descendants d’immigrés, de première ou de deuxième génération. Mais ces chiffres sont indirects, ils peuvent donc varier et être contestés. Parce qu’il y a toujours des interrogations quand on a pas des chiffres officiels issus du recensement.

Quels sont encore les "verrous" qui empêchent la réalisation de telles statistiques par le recensement ?

Michèle Tribalat : Les verrous ne sont pas légaux. La CNIL a, en 2007, autorisé l’Insee à ajouter les deux questions sur le pays de naissance et la nationalité de naissance des parents dans les enquêtes annuelles de recensement. Mais l’Insee ne bouge pas en raison de ses craintes d’une mise en cause de ses enquêtes annuelles de recensement. Il a, auparavant, essuyé des attaques contre de prétendues velléités de fichage, comme ce fut le cas avec le projet de fichier Safari qui fit un tel scandale que c’est lui qui, sans avoir jamais abouti, est à l’origine de la naissance de la CNIL. C’était en 1974 ! Par la suite la lepénisation opérée par Hervé le Bras dans les années 1990 a rendu la question toxique jusqu’à aujourd’hui. L’Insee joue donc la prudence. J’expliquais tous ces enjeux dans mon livre sur les statistiques ethniques. Il faut savoir que ces statistiques sont routinières dans les pays disposant de registres de population dans le nord de l’Europe.

La tradition française d’assimilation s'oppose à la question de la mise en place des statistiques ethniques. Comment résoudre cette équation ?

Michèle Tribalat : La tradition d’assimilation est défunte. Ce n’est donc pas elle qui nous empêche d’en faire. La preuve, l’Insee en fait depuis près de 15 ans ! Et ceux qui dénoncent les statistiques ethniques ne rechignent pas toujours à s’en servir. Ce qu’il faudrait, c’est arriver à rendre la question moins toxique.  

Laurent Chalard : Il y a plusieurs choix. Le premier est de copier le modèle anglo-saxon c'est à dire de copier le modèle des statistiques ethniques, avec le risque de mettre des populations éternellement dans une catégorie. Une fois que les personnes sont entrées dans une catégorie, il est presque impossible d’en sortir. Il est alors très difficile d’être considéré comme autre chose que d'appartenir à telle ou telle catégorie. Cela est problématique parce que cela enferme les gens dans des catégories et cela les pousse au communautarisme, parce que l’on reconnaît plus les gens par leur appartenance ethnique que par leur personne. C’est ce que l’on avait vu lors du procès d’OJ Simpson aux États-Unis, ou tous les blancs étaient convaincus qu’il était coupable alors que tous les noirs étaient convaincus qu’il ne l’était pas. Et on voit bien que nous avons une communautarisation exacerbée d’autant que ces catégories anglo-saxonnes peuvent être contestées d’un point de vue scientifique. Mettre dans la même catégorie des Afro-américains, des  Antillais, ou des gens d’Afrique subsaharienne n’a pas de sens, la couleur de peau ne correspond pas à une culture particulière. Cela est la même chose concernant la catégorie des Hispaniques, qui ne veut pas non plus dire grand chose, avec des populations extrêmement différentes. Le modèle anglo-saxon n’est pas pertinent et correspond à une vision multiculturelle au sens politique de la société. Je pense que cela n’est pas forcément une bonne solution pour la France. Finalement, la meilleure solution, la plus simple, et celle qui demanderait le moins d’efforts financiers et qui serait probablement le mieux acceptée par l’ensemble des acteurs de la société civile quelle que soit leur origine serait tout simplement d’instaurer une question déclarative sur la religion dans le recensement. Il suffirait juste de demander aux gens  s’ils ont, ou non, une religion , puis, pour les gens qui se déclarent comme ayant une religion, de leur proposer leur religion parmi toutes celles qui peuvent exister à l’heure actuelle. Et puisque nous sommes sur du déclaratif, cela ne repose nullement sur un critère ethnique. L’atout d’une telle solution est de permettre d’avoir une information fiable, -puisqu’il s’agit du recensement- sur l’évolution des personnes se déclarant des différentes religions, à la fois au niveau national, et à la fois au niveau local. Ce qui permet d’éviter les fantasmes sur tous les chiffres qui circulent parce qu’en fait, si on regarde sur le nombre de musulmans, personne en France ne s’accorde sur ce nombre. On a des chiffres qui vont du simple au double voire du simple au triple. Cela n’est évidemment pas comme cela que l’on peut parler de manière dépassionnée de ces questions. Si nous voulons vraiment faire un diagnostic sur l’évolution des territoires des populations en fonction d’une affiliation religieuse , une donnée fiable ne peut être que celle issue du recensement, ce qui lui donnera un caractère incontestable.  

En quoi est-il politiquement nécessaire d'obtenir des statistiques officielles concernant l'immigration en France, allant plus en profondeur -prenant en compte l'ensemble des générations - que celles qui sont aujourd’hui publiées ? 

Arnaud Lachaize : D'abord, il est  important de souligner qu'il n'y a pas d'obstacle juridique absolu à réaliser des statistiques sur l'origine des personnes. Le mythe selon lequel toute statistique sur les origines serait interdite est profondément ancré dans les esprits. Il n'est pas tout à fait exact. La jurisprudence du Conseil constitutionnel sur  les statistiques ethniques qui date de novembre 2017, est nuancée sur le sujet. Certes, la République est indivisible et ne reconnaît "aucune distinction de race, d'origine et de religion". Il n'est donc pas possible de fonder des statistiques sur  les déclarations des personnes quant à leur ressenti sur leurs origines. Aux Etats-Unis comme d'ailleurs au Royaume-Uni, les statistiques sur la composition de la population – afro-américains, Blancs, Asiatiques, font partie de la vie courante. Elles sont fondées sur les déclarations des personnes relatives à leur appartenance à telle ou telle communauté. En France, cette forme de statistique est impossible car tout homme est citoyen français et ne peut pas s'identifier à une origine. En revanche, il est parfaitement possible en France de fonder la recherche statistique sur la nationalité des parents et des grands-parents. Cela revient à peu près au même quant au résultat. D'ailleurs, cela se fait parfois. L'INSEE donne des chiffres à ce sujet. On sait pas exemple que 20% de la population française a au moins un grand-parent originaire de l'immigration. Cela dit, c'est vrai qu'il règne une sorte de tabou sur le sujet. Les experts, la presse les médias sont très réticents à en parler en raison de la crainte d'être accusé de discrimination. 

Dans quelle mesure peut-on estimer que cette question est d'ordre démocratique, offrant aux citoyens la capacité de connaître un portrait réaliste de la population ? 

Arnaud Lachaize : Oui, bien sûr, ce tabou est regrettable. Connaître les origines de la population française et sa composition n'a rien de scandaleux en soi. Le silence sur le sujet nourrit les fantasmes. On peut tout imaginer et n'importe quoi. Et certains politiques ou idéologues déguisés en experts ne se gènent pas pour affirmer des contre-vérités. Certains exagèrent grossièrement le poids des populations issues de l'immigration. D'autres font exactement l'inverse en sous estimant leur importance dans la démographie française. Dire la vérité, en toute transparence, sans exagération ni d'un côté ni de l'autre, serait une manière d'apaiser les esprits. Cela dit, les choses sont compliquées: d'une part, la place des populations d'origine migrante diffère considérablement d'une région à l'autre et les données globales ne correspondent pas au ressenti local. D'autre part, il existe dans le pays un fort scepticisme à l'endroit des statistiques officielles, surtout touchant à ces questions. Ce qui contribuerait encore mieux à apaiser les esprits et à réduire les tentations "anti-système", se serait de faire la démonstration que l'Etat assure dans de bonnes conditions la maîtrise des frontières, le respect de l'ordre public et la lutte contre toutes les formes de communautarisme. 

En raison de débordements, nous avons fait le choix de suspendre les commentaires des articles d'Atlantico.fr.

Mais n'hésitez pas à partager cet article avec vos proches par mail, messagerie, SMS ou sur les réseaux sociaux afin de continuer le débat !