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Derrière le complotisme, l’énorme échec de 50 ans d’égalitarisme et de progressisme à marche forcée impulsés par l’Education nationale comme par la culture dominante
©STEPHANE DE SAKUTIN / AFP

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Si la perméabilité au complotisme est largement dû à la crise de défiance qui traverse la France ce n'est pas là l'unique facteur explicatif. Derrière cette propension des citoyens au complotisme, se cache un échec collectif cinglant.

Edouard Husson

Edouard Husson

Universitaire, Edouard Husson a dirigé ESCP Europe Business School de 2012 à 2014 puis a été vice-président de l’Université Paris Sciences & Lettres (PSL). Il est actuellement professeur à l’Institut Franco-Allemand d’Etudes Européennes (à l’Université de Cergy-Pontoise). Spécialiste de l’histoire de l’Allemagne et de l’Europe, il travaille en particulier sur la modernisation politique des sociétés depuis la Révolution française. Il est l’auteur d’ouvrages et de nombreux articles sur l’histoire de l’Allemagne depuis la Révolution française, l’histoire des mondialisations, l’histoire de la monnaie, l’histoire du nazisme et des autres violences de masse au XXème siècle  ou l’histoire des relations internationales et des conflits contemporains. Il écrit en ce moment une biographie de Benjamin Disraëli. 

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Atlantico : Selon une enquête menée par l'IFOP pour la Fondation Jean Jaures, 40% des Gilets jaunes adhèrent à une vision complotiste du monde, contre 21% pour l'ensemble de la population. Si ce complotisme peut être la symptôme de la crise de défiance qui traverse notre société, en quoi pourrait-on également y voir une faillite de l'éducation nationale, du collège unique, ou de la volonté politique de parvenir à un taux de réussite au bac de 80% d'une classe d'âge ? 

Edouard Husson : Tout d’abord, le complotisme est une réalité permanente dans l’histoire. Le papier de la Fondation Jean Jaurès se finit par une vision idyllique des Trente Glorieuses, époque des grands partis intégrateurs des classes sociales, qui aurait été indemne de complotisme; par opposition à aujourd’hui, où la fracture entre les élites et le peuple produirait, dans le peuple, une vulnérabilité à la théorie du complot. C’est erroné: non pas qu’il n’y ait pas de complotisme aujourd’hui, mais le complotisme est de toutes les époques. Et il touche toutes les classes sociales. Pendant la Guerre froide, la droite avait une tendance à voir des ennemis communistes partout; et la gauche à voir la main de la CIA derrière le moindre épisode politique défavorable aux forces de progrès. Aujourd’hui, malgré le clivage de classe, tout le monde est complotiste. Emmanuel Macron expliquait il y a quelques jours à des journalistes que les Gilets Jaunes étaient activés, sur les réseaux sociaux, par des influenceurs, en particulier russes. Depuis des semaines, Christophe Castaner voit un fasciste derrière chaque Gilet Jaune. Il ne s’agit pas de nier le résultat du sondage de la Fondation Jean Jaurès mais de remarquer que certains complots n’ont pas été mis sur la table: si l’on avait posé la question du « complot russe », on aurait eu des résultats inversés. Plus on s’éloigne du soutien aux Gilets Jaunes plus on est convaincu que Poutine est derrière les malheurs de nos démocraties. 
Je ne crois pas que l’absence de complotisme soit une question d’éducation. Sinon il faudrait en conclure que le parti démocrate américain, qui a cru dur comme fer que Donald Trump avait gagné grâce à une manipulation russe, est constitué, surtout ses dirigeants, d’analphabètes. J’ai plutôt tendance à penser que la tendance au complotisme grandit avec le niveau d’éducation: d’abord parce que la montée du complotisme accompagne la déchristianisation de l’Occident: le premier complotiste d’envergure fut Voltaire, qui inventa le complot jésuite, dans lequel on trouve toutes les composantes des complotismes ultérieurs. C’est d’ailleurs intéressant, parce que Voltaire est un infâme antisémite mais il parle de « superstition » et de « barbarie » à propos des Juifs, pas de complot; en revanche, il imagine bien un complot, celui de la Compagnie de Jésus, et il pave la voie, non seulement à l’expulsion des Jésuites de France, sous Louis XV, mais au démocide vendéen et aux diverses autres Terreurs antichrétiennes, extermination pure et simple de dizaines de milliers Français parce qu’ils voulaient conserver leur foi sous un régime révolutionnaire déchristianisateur. Le deuxième élément à prendre en compte, en effet, c’est que le complotisme devient, au fur et à mesure qu’il atteint les gens éduqués, un instrument de pouvoir redoutable. La plupart des cadres supérieurs de la SS étaient des docteurs en droit, en économie, qui, non seulement, croyaient au complot juif mais en tiraient des conclusions opérationnelles en matière de génocide d’Etat. Lénine, Staline, Trotski, Pol Pot étaient des gens bien éduqués, qui croyaient au complot bourgeois. 
Je prends donc les résultats du sondage réalisé par l’IFOP pour ce qu’ils sont: une identification du complotisme parmi les Gilets Jaunes ou ceux qui sympathisent avec eux. Mais j’aurais aimé que l’on soumette à l’échantillon sondé des exemples de complots auxquels croit l’électeur typique de LaREM. Et je suis prêt à parier que l’on aurait eu des résultats beaucoup plus forts, chez les gens éduqués, en faveur du complot russe ou de l’idée que toutes les opinions dites climatosceptiques sont le fait d’individus financés par l’industrie pétrolière. 

En quoi peut-on également y voir la faille d'une vision du respect des différences, de la tolérance, de l'égalitarisme etc.. largement diffusée par les médias ? 

Il ne faut pas confondre le slogan du respect des différences et la réalité de ce respect. Vous êtes invités dans les médias tant que vous ne vous réclamez pas de La Manif pour Tous; ou alors, si l’on vous invite, c’est pour vous lyncher. Si vous mettez en doute les vertus de l’euro, vous n’êtes pas fréquentable: rappelez-vous le débat présidentiel entre Marine Le Pen et Emmanuel Macron; personne n’a relevé qu’Emmanuel Macron avait dit autant de bêtises que Marine Le Pen concernant l’euro (par exemple quand il a prétendu que le chômage était plus élevé en 1992 qu’aujourd’hui): c’est normal, puisqu’il est pour et qu’elle était - à l’époque - contre. Là encore, il ne s’agit pas de clouer au pilori notre époque; à toutes les époques on trouve une large intolérance. Il est bien vrai que, plus l’intolérance est forte, plus elle engendre son double complotiste. Les populistes et les conservateurs se heurtent à la puissance de l’establishment, donc le mythe d’un George Soros tout puissant, qui ferait dérailler tous les projets conservateurs, est particulièrement répandu à droite. Il est le symétrique du mythe de Poutine omnipuissant à gauche. 
Il faut prendre au sérieux Emmanuel Macron, qui exprime l’essence profonde du progressisme, ce à quoi il tend: le Président a expliqué aux journalistes qu’il a reçu voici une dizaine de jours qu’il songeait à la construction d’un grand service d’information publique - on ajoutera: au service d’une vérité libérale officielle. Face à Macron, qui ne joue plus la comédie de la social-démocratie ou du gaullisme pour camoufler son adhésion chimiquement pure au projet néolibéral, on voit non seulement un soulèvement populaire, celui des Gilets Jaunes, mais aussi la prolifération de théories du complot chez certains des militants du mouvement. Face à la croyance officielle dans le paradis progressiste prolifèrent  une ou plusieurs contre-croyances, aussi simplistes que la croyance officielle mais qui n’ont pas pour elles de posséder les instruments de la coercition. Le complot est une manière de vivre avec sa propre impuissance - on invente un ennemi tout puissant pour se justifier à soi-même qu’on arrive pas à faire reculer un plus fort que soi. 

Quels ont été les "ratés" de ces politiques, aussi bien concernant l'éducation, que des valeurs véhiculées par les médias ? 

Le christianisme est plus utile que la philosophie des Lumières pour interpréter ce qui se passe. L’éducation ne conduit pas automatiquement à l’émancipation. D’ailleurs, la philosophie des Lumières regorge de régressions, de dénonciations d’ennemis imaginaires au nom de la lutte contre les croyances non fondées et les superstitions. La modernité a voulu nous faire croire au mythe de l’émancipation par la raison et au contrat social mais, avant d’atteindre le stade de l’émancipation démocratique, toutes les nations, de l’Angleterre de Cromwell à l’Iran de Khomeini, sont passées par d’atroces guerres civiles, par des régimes dictatoriaux et même totalitaires. 
La philosophie chrétienne, elle, propose un autre modèle interprétatif: le risque d’irrationnalité augmente au même rythme que les progrès de la raison. Comme la philosophie grecque mais en en tirant des conséquences plus radicales, le christianisme fait toute leur place aux passions dans son explication du comportement humain. Le récit du paradis terrestre nous dit que l’homme a préféré le fruit de l’arbre de la connaissance du bien et du mal au fruit de l’arbre de vie. Plus l’homme prend connaissance du mal, plus il peut être fasciné par lui. C’est bien le propre de l’interdit, de susciter la curiosité et de faire apparaître ce qu’on ne connaît pas encore comme plus intéressant que le déjà connu. Avoir le pouvoir, c’est surtout le confisquer à d’autres. 
Les gens éduqués, sauf s’ils ont reçus une solide éducation morale, sont moins fascinés par le pouvoir que par l’abus qu’ils peuvent commettre grâce à leur statut d’initiés et grâce aux instruments de la puissance et de la richesse. Une des caractéristiques de l’époque contemporaine c’est qu’elle pousse l’accumulation de pouvoir et d’argent entre les mains d’un petit nombre d’individus à des degrés inégalés. Xi Jiping exerce un contrôle presque absolu sur plus d’un milliard d’individus. La politique monétaire occidentale, et même mondiale, est au fond définie à la banque centrale des banques centrales, la Banque des Règlements Internationaux, située en Suisse.  Il est aussi des expressions plus fragiles du pouvoir mais non moins destructrices: un trader peut provoquer un effondrement financier aux répercussions mondiales après avoir spéculé des sommes colossales sans être contrôlé. 
La politique contemporaine met le pouvoir véritable très loin du simple citoyen, très loin de la nation. Les vrais initiés ont repoussé très loin de nous l’exercice du pouvoir, qui est désormais confié à des conférences internationales, à des organisations supranationales, à des entreprises multinationales plus riches que la plupart des Etats de la planète. Il existe une « superclasse », pour parler comme Rothkopf, dont les décisions réagissent en chaîne sur des milliers d’individus. Emmanuel Macron a lui-même très peu de pouvoir, il n’est qu’un adjudant-chef de la « superclasse »; il a très peu d’influence sur la réalité française dans la mesure où il est dépendant de décisions prises à Bruxelles, à Francfort, à Pékin ou à Washington (C’est d’ailleurs la raison pour laquelle lui-même croit à des complots: il se sent partiellement impuissant devant ce qui se passe mais ne veut pas l’avouer). Or, il a beau n’être qu’un tout petit rouage dans les réseaux de la gouvernance mondiale, il dit que c’est une bonne chose que cette gouvernance mondiale existe; mais les Français des classes moyennes et des catégories populaires constatent que leur niveau de vie baisse, que la situation générale se détériore; et comme Macron leur dit que tout va bien, ils ont tendance à penser qu’il leur cache quelque chose. 
En fait, si vous voulez faire diminuer le complotisme français tel qu’apparent dans l’étude commentée par la Fondation Jean Jaurès ou dans le compte-rendu qu’a livré Le Point d’un entretien du Président avec quelques journalistes, il faudrait qu’Emmanuel Macron commence par jouer le rôle pour lequel est élu tout président français: défendre la France, exercer sa souveraineté, protéger les Français des vents contraires de la mondialisation, leur donner les moyens d’une émancipation par la possibilité de l’éducation, l’entrepreneuriat, la prospérité, les moyens de nourrir une famille, la liberté d’association, le développement territorial, la démocratie de proximité. Après des décennies d’abandon et de veulerie devant la constitution de réseaux de pouvoirs indifférents à l’intérêt national, c’est évidemment une tâche très ingrate. Mais n’est-ce pas, tout de même, moins difficile à affronter que les obstacles qui se dressaient devant de Gaulle quand il décida que « la flamme de la résistance française » ne s’éteindrait pas? 

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