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Acte XIII : ces trois courants qui commencent à se distinguer au sein des Gilets jaunes
©JEAN-CHRISTOPHE VERHAEGEN / AFP

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Après une semaine qui a vu se succéder plusieurs évènements qui, tous, pouvaient avoir une influence sur le mouvement des « Gilets jaunes », l’Acte XIII n’a finalement, pas été bien différent de ses prédécesseurs. Il faudra bien prendre en compte ce qui fait le caractère profond de ce mouvement et tenter de lui donner une réponse appropriée.

Christophe Boutin

Christophe Boutin est un politologue français et professeur de droit public à l’université de Caen-Normandie, il a notamment publié Les grand discours du XXe siècle (Flammarion 2009) et co-dirigé Le dictionnaire du conservatisme (Cerf 2017), le Le dictionnaire des populismes (Cerf 2019) et Le dictionnaire du progressisme (Seuil 2022). Christophe Boutin est membre de la Fondation du Pont-Neuf. 

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Atlantico : Que peut-on dire du déroulement de cet Acte XIII ?

Christophe Boutin : On peut en dire, d’abord, que l’épreuve de force engagée en novembre 2018 dure encore en février 2019, ce qui, on en conviendra, est exceptionnel. Pour la treizième semaine consécutive en effet le gouvernement a du engager des forces de sécurité supplémentaires et les faire intervenir sur tout le territoire. Ce samedi 9 février, 3.000 hommes des forces mobiles étaient ainsi déployés à Paris avec sensiblement 1.000 hommes venant des unités d'intervention de la police (BAC et autres), quand 5.000 hommes des forces mobiles l’étaient en province, le tout venant s’ajouter aux unités de permanence… On ne mesure sans doute pas assez l’effet de cette tactique d’usure des « Gilets jaunes », en l’absence de retours rendus publics des services de police et de gendarmerie, mais il est certain qu’il est important.

Or ce déploiement de forces s’est révélé nécessaire. 51.400 manifestants recensés par le ministère de l’Intérieur en France (111.000 selon le « Nombre jaune »), dont 4.000 à Paris, c’est moins que les 59.000 et 8.000 de la semaine passée. Mais les manifestants se sont révélés motivés à Paris, comme ils l’ont été aussi en province : à Bordeaux (4.000 manifestants – les chiffres donnés sont souvent ceux de la presse locale, les préfectures ne communiquant plus de chiffres et les faisant remonter au ministère), Toulouse (5.000), Montpellier (1.500), Dijon (2.000), Lille, Metz (1.900), Nantes, Rennes, Brest, Caen (1.700), Rouen, Tarbes, Saint-Denis de la Réunion, Lorient, Pau (150), Nice, Angoulême (200), La-Roche-sur-Yon (1.000), Marseille (1.500) Mulhouse, Limoges... Avec aussi des manifestations en dehors des villes, comme une « opération escargot » dans la vallée de la Tarentaise.

Il y a eu des affrontements dans plusieurs villes, avec tirs de lacrymogènes ou usage de canons à eau (Toulouse), mais c’est à Paris que les tensions ont été les plus fortes, les grenades lacrymogènes répondant ici parfois à des jets de projectiles. On pouvait y relever deux cibles majeures pour les manifestants : d’une part les lieux de pouvoir - et c’est justement lors des heurts qui ont eu lieu à côté de l’Assemblée nationale, des manifestants tentant de franchir les palissades qui en protègent l’entrée, qu’un manifestant a été gravement blessé ; et, d’autre part, mais pour une petite partie des manifestants seulement, la volonté de s’en prendre aux vitrines des agences bancaires, des sociétés d’assurances, à certains symboles de richesse comme des véhicules, ou aux symboles de l’État (un véhicule de l’opération Sentinelle près de la Tour Eiffel). À 19 heures, il y avait eu 36 interpellations.

La semaine avait riche en évènements impliquant le mouvement des « Gilets jaunes ». Dans quel contexte se préparait-on à ce samedi 9 février ?

Il faudrait en effet d’abord rappeler le déroulement de la semaine que nous venons de vivre pour tenter de faire un bilan de la situation actuelle du mouvement des « Gilets jaunes ». Une semaine qui a été marquée, comme vous le dites, par plusieurs temps forts qui, tous, pouvaient avoir une influence plus ou moins directe sur le mouvement

Le 5 février, c’était l’appel à la « grève générale » lancé par la CGT, à laquelle s’étaient joints un collectif rassemblant plusieurs mouvements d’extrême gauche et la France Insoumise. Le mot d’ordre fut relayé par certains membres des « Gilets jaunes » comme Éric Drouet ou Jérôme Rodriguez, mais cette « convergence des luttes » a été un échec : seule une minorité de « Gilets jaunes » ont rejoint les cortèges de mardi. Et ce samedi, comme c’est le cas depuis le début du mouvement, des « Gilets jaunes » se sont au contraire opposés au déploiement de drapeaux ou de banderoles de la centrale syndicale. « Aujourd'hui on les veut pas, ou alors ils enlèvent leur veste et restent neutres, anonymes », déclarait ainsi un manifestant, qui ajoutait : « On peut tous être unis, on peut tous manifester, mais il ne faut pas avoir d'étiquette. On rentre les drapeaux à la maison, on met les couleurs à la maison, on met un Gilet jaune et on est tous le même peuple ».  

Deuxième élément fort de la semaine, l’examen de cette loi dite « anti-casseurs » qui inquiète une partie de la classe politique, notamment en ce qu’elle permet d’agir préventivement de manière large contre d’éventuels participants à une manifestation future, s’inspirant de mesures existant pour réprimer ce phénomène du hooliganisme qui touche les supporters des clubs de foot. Le ministre de l’Intérieur, Christophe Castaner, a expliqué qu’il ne s’agissait ni d’une loi « de circonstance » ni d’un texte anti « Gilets jaunes » - et, de fait, il s’agit bien de la reprise d’éléments présentés antérieurement par la droite -, affirmant qu’elle devait permettre de « stopper les brutes » qui ne sont dans les rues que pour satisfaire « leur soif de chaos ». Dont acte, mais il n’empêche que les « Gilets jaunes » l’appellent, eux, la « loi anti-manif », et que les syndicats sont pour le moins réservés, quand ils ne sont pas ouvertement critiques, sur certaines de ses dispositions. Et il y avait là, avec l’annonce d’une possibilité de répression accrue, un élément pouvant susciter l’ire des manifestants.

Troisième élément fort de la semaine, les « Gilets jaunes » se sont invités dans les relations internationales de la France. On sait que le dirigeant de la Lega et ministre de l’Intérieur italien, Matteo Salvini, fait d’Emmanuel Macron son « principal ennemi en Europe » dans la perspective des élections européennes à venir. On ne s’étonnera donc pas de le voir « soutenir les citoyens honnêtes qui protestent contre un président gouvernant contre son peuple », c’est-à-dire à l’en croire les « Gilets jaunes ».

Mais, pour des raisons de politique intérieure comme extérieure, Luigi Di Maio, ministre du développement économique et des politiques sociales, et par ailleurs dirigeant de l’autre parti de la coalition au pouvoir dans la péninsule, le Mouvement 5 étoiles, a lui aussi apporté son soutien au mouvement. Estimant que la lutte contre les « recettes ultralibérales » suppose de dépasser les partis de droite et de gauche, il a voulu « rencontrer des représentants des « Gilets jaunes » et de la liste RIC » d'Ingrid Levavasseur, dont Christophe Chalençon et Marc Doyer. Il leur aurait proposé d’utiliser sa plate-forme internet, « Rousseau » (tout un symbole !), qui permet aux adhérents du M5s, un parti vantant la démocratie directe, de participer à l'élaboration des programmes ou au choix des candidats.

Mais un autre des principaux représentants des « Gilets jaunes », Maxime Nicolle, a aussitôt dénoncé cette rencontre, niant la représentativité des membres de la liste RIC : « Ce que je sais – a-t-il déclaré - c'est qu'on a pas de leader dans ce mouvement » où chaque citoyen est « aussi important que les autres ». Finalement, les contacts italiens pouvaient contribuer à diviser le mouvement entre tendances opposées, ou entre personnalités concurrentes.

Enfin, on aura garde d’oublier que la semaine vit aussi continuer le « Grand débat national », et Emmanuel Macron en profiter pour cibler personnellement deux publics spécifiques, ceux des banlieues et des jeunes, le premier parce qu’il le sait absent des rangs des « Gilets jaunes » en même temps que peu présent aux élections, et qu’il espère son soutien, le second car sa participation au « Grand débat » est jugée par trop parcellaire et qu’il ne désespère pas de le convaincre des avantages de la « start-up nation ».

En fonction de ce contexte, et en tenant compte de son déroulement, que peut-on dire, au lendemain de l’Acte XIII, du mouvement des « Gilets jaunes » ?

Vous l’avez compris, entre la tentative de récupération syndicale – appuyée par un gouvernement et des médias qui ne veulent retenir que l’aspect social des revendications des « Gilets jaunes » -, ou la tentative de contournement de ces revendications du mouvement dans le « Grand débat », en les noyant avec celles d’autres publics, il s’agit de modifier le socle fondateur de cette révolte. Par ailleurs, la conjugaison d’un discours apaisé (le « Grand débat ») et d’une politique répressive (la loi anti-casseurs), devait faire revenir vers le Président et son parti les électeurs de droite partisans du maintien de l’ordre, et donc affaiblir les soutiens au mouvement. Enfin, sans cette fois qu’Emmanuel Macron n’en soit responsable, les divisions entre les deux courants populistes italiens, et pour reprendre ici une distinction de Pierre-André Taguieff, celui du populiste identitaire de la Lega et celui du populiste révolutionnaire du M5s, pouvaient accentuer un clivage existant au sein des « Gilets jaunes ».

Mais c’est l’échec sur toute la ligne. Il est vrai que ce 9 février des divergences existaient, par exemple entre ceux des « Gilets jaunes » qui, voulant être « exemplaires », avaient déclaré un parcours - d’ailleurs clairement dirigé contre les institutions (Arc de triomphe, Ministère des Affaires étrangères, Assemblée nationale, Sénat et Champs de Mars) -, et ceux qui voulaient revenir au principe des rassemblements non-déclarés (Drouet ou Rodrigues, qui avaient aussi rappelons-le, soutenu le rapprochement avec l’extrême-gauche le 5 février). Mais on notera la victoire des premiers, en termes de parcours comme d’ailleurs dans le fait que les slogans de cet Acte XIII ont été des slogans nettement plus politiques que « sociaux » ou « révolutionnaires » : « Benalla en prison ! », « Libérez Christophe » (Christophe Dettinger, le « boxeur gitan », et non Christophe Castaner), et l’on pouvait aussi lire sur une banderole : « RIC pour une banque nationale et se libérer de la dette », une approche plus « souverainiste » que « sociale ». Quant aux attaques dirigées contre les vitrines de banques ou les véhicules de luxe, comme les tentatives de barricades ou d’incendie de véhicule des forces de l’ordre, elles sont restées, selon les compte rendus, en « fin de cortège », c’est-à-dire relevant en fait d’éléments marginaux.

Quant à « l’effet Grand débat national », les choses étaient claires pour les manifestants : « On ne veut pas débattre on veut décider » disait un slogan, et si Emmanuel Macron espérait avoir retourné l’opinion publique en sa faveur, le sondage Yougov pour Le HuffPost, réalisé entre le 30 et le 31 janvier, a du le décevoir : 77% des Français y trouvent la mobilisation «justifiée», (3 points de plus qu’il y a un mois), 64 % y disent soutenir le mouvement, soit là aussi 2 points de plus qu’en janvier, avec deux points de plus aussi… chez les sympathisants LREM !

Au soir du 9 février, on peut dire qu’il y a sans doute trois courants parmi les « Gilets jaunes ». Le premier, le plus dangereux pour le gouvernement, car le seul à même de permettre une convergence d’éléments venant de la droite et de la gauche, est le courant que l’on pourrait qualifier de « populiste identitaire », aux revendications volontiers conservatrices. Il s’agit de ces « oubliés » qui estiment avoir été trahis depuis quarante ans par des gouvernements qui les ont projetés dans un monde, celui de la « mondialisation heureuse », dont ils ne voulaient pas, en ce qu’il leur faisait perdre tous leurs repères et toutes leurs protections. Le second courant est celui qui reste sensible au vieux fond de ces revendications révolutionnaires qui ont pourtant été, lors des dernières décennies, celles des « idiots utiles » qui ont fait le jeu du mondialisme financier. Il fait primer le social sur l’identitaire et pense possible la « convergence des luttes » avec une extrême gauche pourtant attachée à détruire toute identité aussi farouchement que les « progressistes » macroniens. Le troisième courant est celui de la liste « RIC », qui estime lui que seule l’intégration dans le jeu politique – sinon politicien – est à même de permettre au mouvement de peser politiquement et donc de voir certaines de ses revendications satisfaites.

Le second courant peut être amené à la table des négociations par la voie syndicale ; le troisième y viendra par des alliances politiques ; mais les deux semblent minoritaires. Reste le premier. Le gouvernement ne peut le faire disparaître en faisant droit à ses revendications, qui vont à rebours de cette feuille de route qu’il entend bien continuer de mettre en œuvre – et voudrait-il en changer d’ailleurs qu’il ne le pourrait sans doute pas, coincé entre l’Union européenne et les attentes de ses soutiens. Il a donc tenté de le discréditer, de le nier, de le contourner, de l’étouffer, mais, et cet Acte XIII le montre bien, ce courant est toujours là, toujours le plus important, et toujours soutenu. Et il est permis de penser que, dans ces conditions, la fin du « Grand débat national », c’est-à-dire la transcription en mesures précises des seules revendications retenues, promet d’être un peu tendue…

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