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Oui, il y a “des gens en situation de pauvreté qui déconnent”. Mais voilà pourquoi la question et la solution sont largement ailleurs
©LUDOVIC MARIN / AFP

Macronnade

Lors du lancement du Grand débat, mardi 15 janvier, Emmanuel Macron a déclaré : "une partie du traitement de la pauvreté est dans la personne en situation de pauvreté, en les considérant, en les responsabilisant, en les aidant à s'en sortir. Ils sont tous acteurs."

Frédéric  Farah

Frédéric Farah

Frédéric Farah est économiste et enseignant à Paris I Panthéon Sorbonne.

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Michel Ruimy

Michel Ruimy

Michel Ruimy est professeur affilié à l’ESCP, où il enseigne les principes de l’économie monétaire et les caractéristiques fondamentales des marchés de capitaux.

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Atlantico : Lors de son déplacement en Normandie ce 15 janvier dans le cadre du Grand débat, Emmanuel Macron a déclaré : « une partie du traitement de la pauvreté est dans la personne en situation de pauvreté, en les considérant, en les responsabilisant, en les aidant à s'en sortir. Ils sont tous acteurs», «Les gens en situation de difficulté, on va davantage les responsabiliser car il y en a qui font bien et il y en a qui déconnent». Comment faire la part des choses concernant cette responsabilité ? 

Frédéric Farah : Emmanuel Macron, incarne mieux que quiconque la persistance du vieux sous le neuf.  Le président Macron reprend une vieille thématique libérale de la fin du XVIIIe siècle, lorsque les libéraux du temps voulaient en finir avec les « poor laws » à l’œuvre de 1795 à 1834.  Les libéraux d’alors, Bentham , Malthus , reprochaient à cette loi de déresponsabiliser les pauvres, de favoriser l’assistance. Elles exposaient selon eux les individus au « vent vif de la concurrence ».

Karl Polanyi, dans son maître livre, La grande transformation ne s’est pas trompé lorsqu’il a vu dans l’abolition de cette loi, la naissance du marché du travail moderne. Le travail était ramené au rang de marchandise, et l’individu libre mais n avait que ses bras à proposer. Cette idée a connu des déclinaisons modernes, avec l’avènement de l’idée du « workfare » dont la première occurrence date de Nixon, critique dénonçant le welfare qui inviterait à la passivité, et à profiter de la manne publique. On retrouve cette idée dans le blairisme de la fin des années 1990 et toute une littérature sur les fameuses trappes à inactivité. M. Macron n’innove pas : pour lui, être pauvre est une affaire individuelle, résultat d’un calcul rationnel d’un individu . Sa situation n’est explicable que par un défaut de volonté. Toute responsabilité sociale et du fonctionnement du système économique est hors champ pour le président de la République

L’idée keynésienne qu’il puisse avoir une « pauvreté dans l’abondance » , c’est-à-dire un système économique produisant de la richesse mais qui dans le même temps produit de la pauvreté, est hors de portée du président de la République. La pauvreté serait un choix, une responsabilité individuelle, en rien un risque. Pour le gardien des institutions, on peut être étonné qu’il connaisse si mal le Préambule de la Constitution de 1946, faisant partie du bloc de constitutionnalité et qui affirme dans ses articles 5 - « chacun a le devoir de travailler et le droit d’obtenir un emploi » -, 10 - «  la Nation assure à l’individu et à la famille les conditions nécessaires de son développement »- , 11 - «  tout être humain qui, en raison de son âge, de son état physique ou mental, de la situation économique, se trouve dans l’incapacité de travailler a le droit d’obtenir de la collectivité des moyens convenables d’existence ». Ces préalables me paraissent essentiels à garder à l’esprit, et pour revenir à votre question, il faut garder à l’esprit que la part individuelle reste marginale pour expliquer la situation de pauvreté des individus. Plus de 90% des offres d’emplois sont pourvus, dans l’agglomération parisienne un SDF sur trois est en contrat de travail, deux millions de travailleurs sont pauvres. En somme, le travail loin de protéger de la pauvreté y conduit dans certains cas ; Par ailleurs, devons nous pointer le cas flagrant du non recours, qui est une source d’économie pour l’Etat avec 5,3 milliards d’économie pour le seul RSA et en y ajoutant 4,7 milliards de prestations familles et logement non demandées, le montant avoisine 10 milliards. 

Il ne s’agit  pas d'exonérer les comportements individuels, mais croire que la pauvreté trouverait une explication satisfaisante par l’attitude individuelle, c’est passer à côté des effets dramatiques du chômage, d’un système économique gangréné par une financiarisation excessive et qui produit un immense gâchis de compétence. Le mépris assez naturel qui est le sien ne peut donner de la force à ses arguments même si dans le fond, il le souhaite.

Michel Ruimy : Si la France n’est pas le pays au niveau de vie moyen le plus élevé d’Europe, elle fait partie des pays où la pauvreté touche une part de la population toutefois plus contenue qu’ailleurs. Il n’en demeure pas moins que, bien que l’ampleur de ce phénomène varie selon l’approche retenue pour définir la pauvreté (monétaire ou par les conditions de vie) et selon le critère utilisé pour la mesurer, un constat s’impose : si la pauvreté reste stable en France, son intensité s’aggrave tandis que le nombre de « travailleurs pauvres » augmente, dont une grande majorité sont des femmes ! Concrètement, elle concerne près de 9 millions de personnes en France métropolitaine soit plus de 14% de la population, qui vivent en dessous du seuil de pauvreté.

Au-delà de ces chiffres globaux, il faut saisir qu’il existe bien une « pauvreté structurelle », notamment chez les personnes âgées, handicapées ou très peu qualifiées qui ont peu de moyens de sortir de la pauvreté. Il y a aussi celle qui touche plutôt les jeunes de moins de 18 ans mais leur pauvreté est d’abord celle de leurs parents. C’est une caractéristique forte, la pauvreté se vit en famille. Parmi les facteurs discriminants, l’emploi : près de 70% des pauvres de plus de 18 ans sont soit inactifs soit chômeurs. En prenant les 25% des départements où le taux de pauvreté est le plus élevé une fracture très nette apparait : une partie se concentre au Nord, une autre en Ile de France (dont Paris) ce qui montre l’étendue des inégalités au sein de la capitale et de la région parisienne, et dans le Sud-Est.

Dans un pays comme la France, la pauvreté ne cède aucun terrain, signe s’il en fallait de la montée des inégalités. La situation appelle des mesures d’ampleur concernant ceux qui restent pauvres. Mais, en désignant des « responsables qui déconnent », Emmanuel Macron considère qu’il y a des pauvres « légitimes » et d’autres « illégitimes ». Or, dans une certaine mesure, nous sommes tous responsables de la pauvreté dans notre pays, qui est la conséquence d’un système qui creuse les inégalités. 

La pauvreté et l’exclusion sociale sont des réalités difficiles à comprendre de manière précise et dans toutes leurs dimensions parce que ceux qui ont le pouvoir d’en parler n’en sont généralement pas les victimes. Néanmoins, un accompagnement indispensable doit s’attacher à stimuler les capacités de la personne plutôt que de l’assister de manière excessive en agissant à sa place. Dans un pays aussi riche que le nôtre, il n'est pas acceptable que près de 14% de la population soit pauvre.

Alors que Suède et Allemagne, souvent présentés comme des modèles économiques, sont les deux pays européens qui ont subi la plus forte hausse de la pauvreté (+5 points en Allemagne et + 7 points en Suède depuis 1999). Comment comprendre cette situation, et quel serait le risque de la voir se reproduire en France ? 

Frédéric Farah : Dans le cas de l’Allemagne, l’explication est somme toute assez évidente, la fin des années 1990 est un moment de transformation du modèle social allemand dans une direction encore plus libérale. Ce sont les réformes du marché du travail et de la protection sociale qui vont provoquer la montée de la pauvreté et la montée d’une pauvreté laborieuse, mais aussi des retraités. La réforme des retraites Schroeder en 2005  a eu des effets sur les pensions
Pour certains, c’est le prix à payer pour le plein emploi, qui en somme est un plein emploi dégradé. Il apparaît préférable d’être un travailleur pauvre que sans emploi.  Les CDD ne représentaient dans ce pays que 13% de l’ensemble des emplois en 1991, aujourd’hui plus de 20%. Par ailleurs, 20% de la population allemande est en risque de pauvreté, soit 16 millions de personnes. Ce pays illustre mieux que quiconque l’idée Keynésienne de la pauvreté dans l’abondance.

On peut ajouter le différentiel de salaires qui persiste en défaveur de l’ancienne Allemagne de l’Est. La Suède a elle aussi connu une transformation de l’Etat social dans un sens libéral en raison de la progression des hauts revenus qui ont profité de l’envolée des valeurs boursières, mais également d’une transformation de la fiscalité en faveur des hauts revenus ( suppression de l’impôt sur la fortune, réduction des impôts immobiliers, le recul des dépenses sociales , et la réduction des revenus des transferts aux ménages. 

Le risque est réel pour la France, aujourd’hui , notre système si décrié par une frange des libéraux affiche de bonnes performances pour réduire la pauvreté et les inégalités. Mais notre système est travaillé de l’intérieur par des orientations préoccupantes qui ont connu une accélération  avec nos choix européens : réforme Balladur l’année qui a suivi la ratification du traité de Maastricht et celles qui ont suivi, flexibilisation du marché du travail. Aujourd’hui, les réformes  à venir sur l’assurance chômage , sur les retraites, les compressions dans l’hôpital public, la réduction des allocations de logement sont autant de réformes capables d’aggraver les inégalités et augmenter la pauvreté laborieuse et des retraités. Comme le souligne, le juriste A Supiot , nos élites ont perdu conscience de leur propre modèle et ne jurent plus que par des modèles étrangers. L’actuel gouvernement veut imposer à la hussarde des réformes attendues par les institutions européennes. En somme, il s’agit de réduire le périmètre de la protection sociale et de remettre en cause plus largement le droit du travail. Notre sécurité sociale est un chef d’œuvre en péril à défendre.

Michel Ruimy : Paradoxalement, la croissance économique suédoise, de par sa vigueur, est à l’origine des inégalités croissantes. La majorité des Suédois ont connu une hausse de leur standard de vie durant des décennies, mais l’écart de richesse s’est accru rapidement. La Suède est ainsi devenue le pays où le niveau de pauvreté relative a le plus progressé depuis 1995, passant de 4% de la population à 9%. Cette hausse s’explique par l’absence de revalorisation des prestations sociales depuis 2006. Certaines ont tellement baissé qu’elles plongent chômeurs, retraités et malades dans une grande précarité. 

Concernant l’Allemagne, on se souvient de la formule de Peter Hartz, l’artisan de la réforme du marché du travail allemand : « Il vaut mieux un peu de travail que pas de travail du tout ». Le côté positif est qu’une quinzaine d’années plus tard, le taux d’emploi allemand a augmenté de 10 points tandis que celui de la France a stagné. Mais le revers de la médaille de cette politique est la montée de la pauvreté, et notamment de la pauvreté au travail, liée à la précarisation du marché du travail avec montée la des mini-jobs, dont 30 à 35% sont tenus par les femmes. 

Cependant, si la proportion de personnes travaillant à bas salaire est incontestablement plus forte en Allemagne (environ 10% de travailleurs pauvres mais « seulement » 4% des « ménages travaillant » en-dessous du seuil de pauvreté) qu’en France, le risque est mutualisé au niveau du foyer. Le problème en Allemagne est le temps partiel alors qu’en France, le problème est la difficulté de trouver du travail. Autrement dit, il est plus facile d’être au-dessus du seuil de pauvreté avec 1 temps plein et 1 temps partiel dans le foyer qu’avec 1 temps plein et 1 personne qui ne travaille pas. 

Autre différence importante, le « nombre d’enfants » pourrait expliquer la différence entre les ménages français et les ménages allemands. En effet, le taux de fertilité français est beaucoup plus élevé que celui de notre voisin. Quand on compare les deux pays sur la typologie des ménages, on voit que les taux de pauvreté pour les ménages sans enfants sont assez comparables. Mais dès que l’on regarde les ménages avec enfant, l’écart s’agrandit fortement.

En fait, les politiques publiques allemandes sont extrêmement favorables à ceux qui travaillent. Tout est fait pour encourager le retour à l’emploi et certaines aides de l’État sont conditionnées au fait d’avoir un emploi, à temps plein ou pas, bien rémunéré ou pas. Cela contribue à augmenter les revenus des foyers qui sont en activité. Mais, tout n’est pas rose en Allemagne. On ne peut pas nier qu’il y ait un problème sur les salaires. C’est pourquoi il faut attendre de voir les effets que va avoir l’introduction du Smic dans l'économie allemande. 

En France, la baisse des allocations logement va avoir pour effet direct d’accroître le nombre de personnes pauvres. À plus long terme, l’évolution de la pauvreté dépendra pour une grande partie de l’emploi et de ses conditions. Autrement dit, de la manière dont sera partagée la richesse créée. La multiplication de postes sous-rémunérés n’aurait pour effet que de transformer la pauvreté, en développant la pauvreté laborieuse.

Quel est actuellement le meilleur modèle européen en termes de traitement de la pauvreté ? La baisse observée du taux de pauvreté aux Etats-Unis, dans un contexte de rapprochement de l'économie vers un niveau de plein emploi, peut-elle être utile au débat ?

Michel Ruimy : Selon Eurostat, si on prend en compte le seuil à 60% du revenu médian de chaque pays, un peu moins de 20% des Européens, soit 87 millions de personnes, vivaient en 2015 sous le seuil de pauvreté de leur pays. Les pays du Nord de l’Europe : la Finlande, le Danemark et les Pays-Bas font, dans cet ordre, partie des pays où le taux de pauvreté est le plus faible. En prenant en compte les seuils à 40 % du niveau de vie médian national c’est-à-dire le niveau de la grande pauvreté, les hiérarchies et les écarts entre les pays sont partiellement modifiés. 

Concernant les Etats-Unis, les inégalités sont toujours très grandes malgré une croissance dynamique et un taux de chômage officiel très bas. En dépit de ces performances, la pauvreté s’incruste : en 2017, elle a faiblement reculé (-0,4%). Selon les dernières statistiques officielles, un peu plus de 12% de la population soit environ 40 millions d’Américains seraient touchés par la pauvreté, dont 18,5 millions dans l’extrême pauvreté et plus de 5 millions dans des conditions du « Tiers monde » (moins de 2 dollars par jour). 

Autres facteurs de pauvreté : de nombreux Américains - plus de 8%, soit 28,5 millions d’Américains - n’auraient aucune assurance maladie et les bons alimentaires aideraient environ 5 millions de personnes à tout juste sortir du seuil du pauvreté. Cela signifie que le taux de pauvreté est, en fait, plus haut et que sans l’aide du gouvernement, il serait supérieur à 16%.

Ainsi, malgré la réforme de la fiscalité et des baisses d’impôts considérées comme un cadeau aux « riches », un revenu médian en progression depuis 3 ans, un peu supérieur à 60 000 dollars, les Etats-Unis, figurent, au sein de l’OCDE, au 35ème rang sur 37 au palmarès de la pauvreté et de l’inégalité. 

La raison principale qui maintient la pauvreté à un seuil si haut, vient du fait que les bénéfices d’une économie qui croît ne sont plus partagés par tous les travailleurs. Etant données les circonstances économiques actuelles, la pauvreté continuera de se propager à moins que le gouvernement ne vienne en aide aux travailleurs les plus modestes. 

En France, le problème se pose aussi : la classe moyenne est en train de disparaître et les inégalités entre riches et pauvres se creusent de manière inquiétante.

Frédéric Farah : Il faut se méfier de la recherche des modèles , les comparaisons ne sont pas toujours fondées. En matière de marché du travail , par exemple comparer la France et le Danemark est peu pertinent, à la limite, il est possible de comparer ce pays du nord de l’Europe avec une région française comme la région Rhône Alpes mais pas l’ensemble du territoire. Les modèles sont inscrits dans une histoire nationale. D’ailleurs réfléchir sur la pauvreté, implique de nombreuses variables : système de formation, situation de l’emploi, les revenus de transfert , la fiscalité etc.

Si l’on s’en tient à quelques chiffres issus d’Eurostat avec un seuil de pauvreté  situé à 60% du revenu médian de chaque pays , la Finlande ( 11,6%) , le Danemark ( 11,9%) , la Norvège ( 12 ,2%) et les Pays-Bas ( 12,7). La pauvreté en France se situe également parmi les plus bas en Europe, le plus faible pour les pays les plus peuplés du continent. La France devrait moins s’inspirer de modèles extérieurs que de retrouver la volonté de défendre son modèle et moins le soumettre à la moulinette libérale.

Les Etats Unis doivent être pris comme référence avec précaution, les chiffres du chômage doivent être révisés largement à la hausse tant le chômage déguisé est élevé. La pauvreté reste encore trop significative et le rêve américain n’est souvent qu’un rêve et rarement une réalité pour certaines catégories.

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