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Gilets jaunes : des revendications confuses peut-être… mais des aspirations communes assurément. Et ce sont celles que l’on retrouve partout dans les démocraties occidentales
©PHILIPPE HUGUEN / AFP

Allez, encore un petit effort pour comprendre...

Même si les revendications sont disparates, il y a derrière la grogne des Gilets jaunes la ferme volonté de reprise en main de son destin et un combat en faveur d'une plus grande égalité sociale.

Edouard Husson

Edouard Husson

Universitaire, Edouard Husson a dirigé ESCP Europe Business School de 2012 à 2014 puis a été vice-président de l’Université Paris Sciences & Lettres (PSL). Il est actuellement professeur à l’Institut Franco-Allemand d’Etudes Européennes (à l’Université de Cergy-Pontoise). Spécialiste de l’histoire de l’Allemagne et de l’Europe, il travaille en particulier sur la modernisation politique des sociétés depuis la Révolution française. Il est l’auteur d’ouvrages et de nombreux articles sur l’histoire de l’Allemagne depuis la Révolution française, l’histoire des mondialisations, l’histoire de la monnaie, l’histoire du nazisme et des autres violences de masse au XXème siècle  ou l’histoire des relations internationales et des conflits contemporains. Il écrit en ce moment une biographie de Benjamin Disraëli. 

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Atlantico : Quels sont les points communs entre les électeurs trumpistes, les brexiters, les électeurs de l'alliance Ligue et Mouvement 5 étoiles en Italie, et les Gilets jaunes ? En quoi, malgré des revendications entrant parfois dans les spécificités de chacun des pays, les aspirations semblent être communes, entre la volonté de reprise de contrôle (take back control) et une recherche d'une plus grande égalité sociale ? 


Edouard Husson : En effet, il y a bien des éléments à comparer. il faudrait même donner à l’Europe du Sud la primeur de mouvements de mouvements populaires protéiformes, protestataires, utilisant les réseaux sociaux: pensons au mouvement espagnol des Indignés, à l’émergence soudaine du vote pour Syriza en Grèce en 2015 ou à la naissance encore antérieure du Mouvement Cinq Etoiles. L’Italie est le pays le plus étonnant à observer puisqu’outre le mouvement qui cristallise autour de la personne de Bepe Grillo il y a une dizaine d’années, il y a d’autre part un mouvement dont les Gilets Jaunes donnent l’impression d’être une réplique: c’est le mouvement qui surgit en Sicile en 2013 des Forconi , « les gens qui brandissent la fourche »; il devient dans les derniers mois de 2013 un mouvement qui s’étend à toute l’Italie et qui touche même des pans des partis politiques, des syndicats, allant plus loin que les « Gilets Jaunes » de ce point de vue. On y trouve des paysans, des maraîchers, des chauffeurs routiers, des entrepreneurs, des associations de tifosi mais aussi des syndicalistes, des membres du Parti Démocrate opposés à Matteo Renzi; le mouvement Cinq Etoiles apparaît soudain dépassé, englobé; le rejet d’une fiscalité oppressive, la mise en cause de gouvernements de techniciens, la capacité à se mobiliser à partir des réseaux sociaux, l’organisation de rassemblements et de marches vers des objectifs pas forcément définis, l’impossibilité de dire s’il s’agit d’un mouvement de gauche ou de droite etc.... A ma connaissance, il n’y a pas eu d’inspiration directe des Gilets Jaunes et il est d’autant plus intéressant de relire les articles et commentaires italiens de l’époque: pour beaucoup de représentants des médias et de la classe politique on assiste à la renaissance de l’ébullition politique et sociale qui avait mené au fascisme en 1920 ! 
Si l’on se tourne vers les pays anglophones, il y a bien évidemment une parenté dans le mouvement du Take Back Control , slogan qui porte le Brexit: la carte du vote montre bien le contraste entre le vote Remain à Londres, sa banlieue, l’Ecosse ou l’Irlande du Nord d’une part et l’Angleterre du Centre et du Nord, la plus grande partie de l’Angleterre du Sud et du Pays de Galles, d’autre part, où l’on a voté Leave; une carte qui rejoint en fait largement le niveau de vie des individus - un phénomène constaté à l’occasion des votes français sur Maastricht et sur le Traité Constitutionnel Européen; si l’on veut être complet sur le Brexit, on soulignera le poids d’électeurs âgés, phénomènes que l’on retrouve dans le mouvement des Gilets Jaunes. Tournons-nous vers le vote Trump: on ne peut que faire la comparaison entre les Gilets Jaunes, leur rejet de l’establishment, des impôts, de la technostructure et ce véritable soulèvement social des classes moyennes précarisées et de l’Amérique rurale qui, primaire après primaire, a porté Trump jusqu’à la Convention républicaine d’investiture. Durant la campagne présidentielle elle-même, les observateurs impartiaux avaient été frappés par l’affluence, tout à fait inhabituelle, aux meetings de Donald Trump: la casquette ou le T-shirt « Make America Great Again » étaient une forme de « gilet jaune ». 

Cette situaton d'unité des aspirations n'est-elle pas également le signe que, contrairement à ce que semble croire le gouvernement, les racines du mouvement ne sont pas prêtes de disparaître ? 


C’est bien évident que nous avons affaire à un mouvement très profond, qui parcourt l’ensemble des sociétés dont le tissu social est rongé par la mondialisation, la montée des inégalités, le contraste entre des métropoles financiarisées, digitalisées, qui réussissent à s’adapter au monde de la libre circulation des capitaux, des marchandises et des hommes - tous phénomènes que des habitants « hyperéduqués » justifient idéologiquement comme l’évolution positive et souhaitable vers une « société ouverte »  - et des régions reléguées, marquées par la désindustrialisation, des taux de chômage élevés, une adhésion souvent forte à des mouvements protestataires. Dans un livre prémonitoire datant de 2014, le géographe américain, The New Class Conflict, Joël Kotkin avait fortement souligné le contraste entre une Amérique peu ou imparfaitement digitalisée, très dépendante de la circulation automobile pour des raisons professionnelles et absolument rétive à l’idéologie du développement durable portée, elle, parce ceux que Richard Florida a appelées les « classes créatives ». On trouve le même type d’analyses géographiques et sociales chez Kotkin que chez Christophe Guilly quand ce dernier identifie et analyse la « France périphérique » ou chez David Goodhart, l’auteur de The Road to Somewhere, qui a magnifiquement décrit l’opposition entre le nomadisme des classes aisées et éduquées ayant voté contre le Brexit et l’enracinement des Leavers, angoissés par l’éradication, financière ou culturelle, de leur mode de vie. Kotkin montre qu’aux Etats-Unis, c’est surtout la question écologique qui a  fait cristalliser la détestation mutuelle entre les « classes créatives » et ceux qu’Hillary Clinton, en digne héritière des Précieuses ridicules, a appelé les « déplorables » durant sa campagne électorale. Mais le type de campagne mené par Trump a bien montré la sensibilité des « déplorables » au thème des inégalités sociales, de la protection économique et du contrôle de l’immigration. Le vote sur le Brexit  a mis en évidence la puissance de la revendication démocratique. Ce sont toutes ces composantes que l’on retrouve dans le bouillonnement politique inattendu qui caractérise le mouvement des Gilets Jaunes. On ajoutera un aspect qui est, de mon point de vue, insuffisamment souligné: je crois qu’il vaudrait mieux parler des « hyperdiplômés » que des « hyperéduqués » comme le font certains auteurs à propos des « classes créatives », voulant mettre en avant un vote de « sous-diplômés » en faveur de Trump, par exemple. Pour ce que j’ai pu observer, de ma fenêtre, du mouvement des Gilets Jaunes, j’ai le sentiment que le fait de ne pas être diplômé de l’enseignement tertiaire n’est pas la même chose que d’avoir reçu une éducation, une formation qui vous mette en adéquation avec le réel. On trouve beaucoup de métiers manuels et techniques parmi les Gilets Jaunes mais le fait d’avoir, d’une part, reçu une formation secondaire encore de qualité et, d’autre part, d’avoir été à l’école de la vie, rend plus lucide sur le monde tel qu’il est que l’enfermement dans une formation supérieure standardisée ici par les grandes écoles et ailleurs par le politiquement correct. 

La spécificité du mouvement des Gilets jaunes n'est-elle pas précisément de s'être constituée en dehors des partis, contrairement aux épisodes étrangers, marquant le signe d'une inadéquation entre l'offre et la demande politique dans le pays ? 


Le cas italien est passionnant dans la mesure où l’on voit bien comment le succès politique de Cinque Stelle et de la Ligue vient d’une capacité d’une partie du système politique à canaliser et orienter cette grande vague populaire qui commence il y a une dizaine d’années et qui connaît une phase de plus grande intensité lors du mouvement des Forconi. Une grande différence avec le mouvement des Gilets Jaunes, c’est la manière dont certains réseaux entrepreneuriaux et associatifs d’Italie du Nord, proches de la Ligue, ont accepté de soutenir le mouvement des Forconi. En France on est encore très loin d’avoir une dimension interclassiste du mouvement. Regardez comment beaucoup de commentateurs parmi les plus lucides, en France, se croient obligés de formuler le mantra gouvernemental sur la violence inadmissible du mouvement des Gilets jaunes. Qu’il y ait de la violence dans ce mouvement, c’est évident; que le rôle de la politique soit de canaliser et empêcher la part de violence d’une société est non moins évident. Et c’est bien la raison pour laquelle, au lieu de répéter « Cachez moi ce sein que je ne saurais voir! », il vaut mieux aller à l’étape d’après, constater que les actuelles classes dirigeantes françaises ont failli dans leur mission de représentation de l’ensemble de la société et de maintien du « monopole de la violence » entre les mains de l’Etat. La racine du problème est là: la violence (d’une partie du mouvement) des Gilets Jaunes n’est qu’un symptôme; et il faut d’ailleurs constater qu’elle n’a tendance à se renforcer, samedi après samedi que parce que, d’une part, l’Etat fait preuve d’une indulgence coupable, relativement, vis-à-vis des casseurs anarchistes ou banlieusards; et parce que, d’autre part, les ordres qui sont derrière le traitement policier des Gilets Jaunes ressemble de moins en moins au monopole de la violence légitime et de plus en plus à de la violence de classe. 
Si l’on se tourne vers le monde anglophone, on voit bien, d’une part, comment la tradition ancienne de souveraineté du parlement, la séparation des pouvoirs et le système bipartisans ont permis, aux Etats-Unis, la victoire présidentielle d’un milliardaire qui s’était fait le porte-parole des « déplorables »; et en Grande-Bretagne le recul assez spectaculaire du parti UKIP une fois le Brexit voté, l’acceptation par le Parlement du vote populaire et la mise en oeuvre, certes ambiguë, par le parti conservateur au pouvoir, de la sortie de l’Union Européenne. Les institutions politiques du monde anglophone nous font saisir en temps réel la manière dont le monde dirigeant, longtemps uni dans le mondialisme, est en train de se diviser, une minorité se constituant, prête à mettre en cause le dogme de la liberté absolue de circulation des capitaux, des marchandises et des individus, et donc capable de se faire entendre par l’électorat « déplorable ». En France, Emmanuel Macron et Edouard Philippe semblent s’évertuer à marginaliser les Gilets Jaunes, à vouloir créer une sorte d’apartheid politico-social, enfermant, au cas où la manoeuvre réussirait, les Gilets Jaunes dans un dialogue politiquement stérile avec le Rassemblement National et la France Insoumise. Mais il semble que ce rejet aux extrêmes ne marche pas. Bien entendu, on imagine mal une évolution française à l’italienne où le Rassemblement National et la France insoumise finiraient par recueillir suffisamment de représentants pour imposer à Emmanuel Macron une cohabitation avec une coalition des partis anti-systèmes. Mais on imagine tout aussi mal que l’actuel président de la République puisse tenir sur une ligne mêlant continuation coûte que coûte des réformes et répression policière des Gilets Jaunes. La seule traduction politique possible de la crise des Gilets Jaunes, c’est la création d’un pôle « d’alliance des droites », au-delà de LR, de DLF et du RN, qui répondrait au potentiel de réunion des divers électorats de la droite dans un conservatisme populaire. Je dis bien au-delà des partis actuels: pour des raisons diverses et variées, Laurent Wauquiez, Nicolas Dupont-Aignan et Marine Le Pen et leurs appareils respectifs, ne sont pas capables, pris individuellempent, de créer le pôle qui absorberait les deux autres et aimanterait un électorat interclassiste. 

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