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Et si l’année 2018 annonçait un nouveau « Printemps des peuples » ?
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Bilan

170 ans après les événements qui firent trembler l'Europe et prirent le nom de "Printemps des peuples", l'Occident semble à nouveau vaciller, et la comparaison avec l'exemple du passé permet de comprendre les enjeux des remous actuels.

Vincent Tournier

Vincent Tournier

Vincent Tournier est maître de conférence de science politique à l’Institut d’études politiques de Grenoble.

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L’histoire ne se répète pas, c’est entendu. Mais en ces temps où l’on cherche volontiers des précédents susceptibles d’éclairer notre présent (songeons aux comparaisons incessantes avec les fameuses « années 30 »), on ne peut qu’être troublé par les convergences entre ce qui se passe aujourd’hui en Europe, notamment la montée des mouvements dits « populistes », dont les gilets jaunes ne sont finalement qu’une variante, et les événements des années 1848-1849 qui sont restés dans les mémoires sous le nom de « Printemps des peuples », événements dont la commémoration du 170ème anniversaire s’est déroulée cette année dans un silence quasi absolu, à l’exception d’une brève mention officielle et d’un modeste colloque universitaire

Evidemment, toute comparaison avec le passé ne peut avoir qu’un caractère artificiel et discutable, mais essayons malgré tout de prendre celle-ci au sérieux, et de comprendre aussi pourquoi cet événement n’est guère valorisé aujourd’hui. 

Qu’est-ce que le Printemps des peuples ?

Le Printemps des peuples peut être analysé comme le résultat de deux processus : l’un de nature économique, l’autre de nature politique. Le premier est évidemment la Révolution industrielle, qui est apparue en Angleterre avant de se diffuser sur le continent européen, notamment en France à partir de 1820. Cette révolution n’a pas forcément paupérisé les populations (on ne vivait pas toujours mieux dans les anciennes campagnes) mais elle a profondément transformé les économies et les sociétés, notamment en provoquant un exode rural et en constituant un prolétariat urbain ; elle va aussi avoir pour effet d’enclencher les premières grandes vagues migratoires en France. 

Le second processus est la contestation de l’ordre européen tel qu’il a été instauré au Congrès de Vienne (1815). Cet ordre, voulu par les vainqueurs de Napoléon, entérine le refus du principe des nationalités, autrement dit de la souveraineté des Etats-nations. Il a été conçu pour répondre au désir des grandes puissances continentales (Russie, Prusse et Autriche-Hongrie) d’affaiblir la France tout en maintenant un système d’Ancien régime fondé sur les castes et les privilèges, ce qui n’exclut pas la proclamation de principes libéraux (par exemple la liberté de navigation sur les fleuves). La Sainte-Alliance, constituée dans la foulée du traité de Vienne pour régir ce nouvel ordre européen, se donne la possibilité d’intervenir militairement dans les Etats où se produiraient des troubles révolutionnaires : c’est une sorte de « droit d’ingérence » avant la lettre, qui prend le contre-pied des aspirations universalistes affichées par les révolutionnaires français, lesquels entendaient exporter en Europe leur lutte contre la tyrannie. 

Même si le Printemps des peuples a pris des inflexions variables selon les pays, il a conduit globalement à faire émerger deux types de revendications, les unes de nature démocratique et libérale, les autres de nature sociale. Les premières concernent les aspirations à l’émancipation nationale. Ces revendications ont émergé quelques années auparavant lorsque le Grèce a arraché son indépendance à l’empire ottoman (1830). Elles ne vont pas forcément dans le sens des libertés individuelles (certains pays sont même très hostiles à ce type de libertés) car elles concernent d’abord le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, donc le désir de se gouverner librement. Les secondes concernent les demandes à caractère social. En France, par exemple, le débat sur le « droit au travail » a échauffé les esprits après la chute de la monarchie en février 1848. Rappelons aussi que le mot « socialisme » apparaît dans les années 1830 et que c’est en février 1848 que Marx et Engels publient à Londres le Manifeste du parti communiste

Un contexte comparable ?

Si la situation que nous connaissons aujourd’hui est très différente par bien des aspects de celle qui prévalait en 1848, les convergences entre les deux périodes n’en sont pas moins frappantes. Sur le plan économique, le Marché unique et la mondialisation ont provoqué des bouleversements majeurs du point de vue socioéconomique, dont le clivage entre la France des métropoles et la France périphérique constitue sans doute l’aspect le plus visible. 

Sur le plan politique, l’ordre européen qui s’est instauré après la Seconde guerre mondiale a consisté à créer, avec l’Union européenne, un nouveau système politique qui, sans être totalement équivalent aux empires classiques, va bien au-delà d’une simple union confédérale (une confédération est une union souple entre des Etats souverains). 

L’Union européenne partage avec les empires multinationaux d’autrefois la même méfiance à l’égard des peuples (le « nationalisme » fait désormais partie des mots honnis) et n’accorde qu’une valeur limitée aux mécanismes traditionnels de la démocratie : les résultats des référendums ne sont pas vus comme contraignants, et le déclin de la participation électorale, qui recrée pourtant les conditions d’une démocratie censitaire, ne provoque pas d’inquiétude particulière. 

Une partie des élites actuelles assume plus ou moins ouvertement leur émancipation à l’égard des allégeances nationales, par exemple en pratiquant et en valorisant la pluri-nationalité. Elles se considèrent comme éminemment progressistes et se retrouvent autour de valeurs et de parcours communs, parfois même de stratégies matrimoniales transnationales, lesquelles font penser aux alliances familiales qui existaient naguère dans les aristocraties européennes. Ces élites post-nationales ne jouissent certes pas des privilèges d’antan, mais elles disposent de toutes les ressources sociales et cultuelles qui leur permettent de se tenir à l’abri des aléas de la vie, pouvant garantir à leurs enfants un accès privilégié aux positions sociales élevées. Enfin, ces élites acceptent facilement d’instaurer des restrictions à la liberté d’expression afin de brider les contestations dont leur idéologie pourrait faire l’objet. Tel est le sens des appels désormais récurrents de la part des institutions européennes ou internationales pour encadrer le débat public et limiter l’expression de certaines idées (le dernier en date, le Pacte de Marrakech, justifie la censure des médias dans le cas de l’immigration). Il est difficile de ne pas faire un rapprochement avec la Monarchie de Juillet (1830-1848), régime qui avait également fait adopter une loi en 1835 pour limiter la liberté de la presse alors que ce régime se targuait justement de rompre avec le contrôle qui prévalait sous la Restauration. 

Une comparaison gênante ?

Ce petit jeu des correspondances a évidemment ses limites, mais on doit tout de même s’étonner, compte-tenu des convergences entre les deux périodes, que le Printemps des peuples ne soit pas davantage évoqué pour décrire la situation actuelle. Ce manque d’intérêt est  d’autant plus étonnant que la France a joué un rôle important en 1848, ce qui pourrait faciliter les rapprochements. 
Les cyniques verront dans ce silence le signe que les élites médiatiques et intellectuelles ont définitivement basculé du côté des élites politiques au point de ne même pas pouvoir envisager des grilles de lecture alternatives. Mais on comprend pourquoi : il est évident que le simple fait d’utiliser l’expression « Printemps des peuples » à la place de « poussée du populisme » ou de « lèpre nationaliste » modifierait radicalement la façon de percevoir les choses. 

Il faut aussi ajouter que le Printemps des peuples a été un échec : les velléités nationalistes ont été matées et l’ordre européen n’a pas été bouleversé. En outre, les effets ont été complexes. En France, en particulier, la révolution de 1848 ne s’est pas déroulée comme l’auraient souhaité les militants révolutionnaires : l’insurrection ouvrière a été écrasée en juin et le suffrage universel a débouché sur l’élection triomphale de Louis-Napoléon Bonaparte à la présidence de la République. Finalement, la Constitution de 1848 a été emportée par le coup d’Etat de décembre 1851 qui a débouché sur l’instauration du Second empire. 

Si cette séquence historique a été occultée de la mémoire collective, c’est donc aussi parce que, à part les bonapartistes, personne n’a eu un intérêt à entretenir son souvenir : ni les royalistes, ni les socialistes, ni les républicains. Objectivement, il est pourtant indéniable que le Second empire a dû sa stabilité (et aussi sa popularité) au fait qu’il a su trouver les bonnes réponses aux tiraillements de l’époque en proposant une sorte de syncrétisme entre les diverses aspirations : l’autoritarisme politique mis au service de la modernisation économique, la démocratie directe (les plébiscites) et les mesures sociales. Il n’est pas sans intérêt de remarquer que ces mesures se retrouvent plus ou moins confusément parmi les revendications actuelles des gilets jaunes. Mais évidemment, comparaison n’est pas raison.

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