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L’Union européenne se donne pour mission de retrouver des femmes écrivains oubliées par l’histoire. Une initiative moins louable qu’il n’y paraît...
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Réécrire le passé

L'Union Européenne a annoncé financer à hauteur de 1.7 millions d'euros des recherches portant sur la redécouvertes de femmes écrivains et essayistes des XVIe, XVIIe et XVIIIe siècles.

Eric Deschavanne

Eric Deschavanne

Eric Deschavanne est professeur de philosophie.

A 48 ans, il est actuellement membre du Conseil d’analyse de la société et chargé de cours à l’université Paris IV et a récemment publié Le deuxième
humanisme – Introduction à la pensée de Luc Ferry
(Germina, 2010). Il est également l’auteur, avec Pierre-Henri Tavoillot, de Philosophie des âges de la vie (Grasset, 2007).

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Atlantico : Cette démarche s'inscrit-elle dans une volonté de re-féminisation de l'histoire ? N'est-il pas dangereux de vouloir à tous prix revisiter l'histoire pour la plier à nos critères idéologiques contemporains ? 

Eric Deschavanne : La démarche est moins dangereuse que stupide. Elle se fonde sur l’idéologie du néo-féminisme culturaliste, lequel considère que les inégalités ou les rapports de domination hommes/femmes qui subsistent ont pour cause les stéréotypes inconscients hérités d’une domination masculine culturelle multiséculaire. Selon cette vulgate, l’égalité des droits étant acquise et la puissance publique luttant activement contre les discriminations, la survivance des inégalités et des violences doit nécessairement être imputée à la société elle-même, aux mœurs, aux préjugés ancrés dans les esprits et transmis par l’éducation. C’est la raison pour laquelle le néo-féminisme préconise une révolution culturelle, une déconstruction radicale de la domination masculine culturelle. Imposer l’écriture inclusive, réformer la grammaire et les manuels scolaires, promouvoir des jouets et des jeux unisexes, censurer les œuvres suspectes de véhiculer des préjugés sexistes, remplacer le terme « fraternité » par le terme « adelphité » dans la devise républicaine, etc. : toutes les préconisations de ce type visent à déraciner les stéréotypes ancrés dans nos inconscients et les mauvaises habitudes inscrites dans nos mœurs. 

Soucieuse d’éradiquer le Mal pour justifier son existence, ce qui apparaît d’autant plus nécessaire que sa légitimité politique auprès des populations est faible, la puissance publique souscrit à ce diagnostic simpliste fourni clé en main par l’air du temps. L’alliance du néo-féminisme et de la puissance publique (de l’UE en l’occurrence) est aujourd’hui l’équivalent sécularisé de ce que fut naguère l’alliance de l’Eglise et de l’Etat. La démarche est stupide pour trois raisons. D’abord parce qu’elle se fonde sur un diagnostic qui n’a rien de scientifique. Dans les sciences humaines, la « vérité scientifique » ne porte que sur la description des faits, pas sur les interprétations, nécessairement dépendantes d’un certain rapport aux valeurs (celui de l’interprète, en fonction de son époque, de son milieu, de ses propres convictions). Il n’existe et ne peut exister aucune preuve, en l’occurrence, permettant d’établir un lien entre la culture, l’éducation, ce que racontent les manuels d’histoire, et les phénomènes d’inégalité ou de violence que l’on constate. La démarche est stupide, en second lieu, parce que totalement contre-productive : dans une société où règne la liberté intellectuelle, la censure et la propagande garantissent le discrédit de la cause qu’on prétend défendre de la sorte. En dehors de quelques idéologues bornés, on ne trouvera pas grand monde pour justifier une démarche dont la finalité ultime est de manipuler les inconscients ! Dans le cas présent, la démarche est en outre stupide pour une troisième raison : à travers ce type de mesures l’Union Européenne se présente comme une machine décérébrée programmée pour gaspiller de l’argent public.

Pourquoi ne s'attacher qu'au XVIème, XVIIème et XVIIIème siècles ? Les femmes écrivains et essayistes des autres siècles disposent-elles d'une visibilité plus large ? 

La subvention en elle-même est aberrante mais la recherche n’est en elle-même pas absurde. L’histoire des femmes est une branche de la recherche historique qu’il n’y a aucune raison a priori d’encourager ni non plus de dissuader. En l’occurrence, le soutien de la puissance publique est en ce domaine d’autant moins nécessaire que celui-ci a spontanément le vent en poupe. 

Dans le cas présent, si j’ai bien compris, il s’agit de chercher des textes privés, non les textes de femmes écrivains reconnues (il n’y aurait alors pas de recherche à effectuer). Le corpus doit recouvrir, je suppose, une période qui commence avec l’alphabétisation des masses et qui s’achève avec l’égalité des chances d’accéder au monde des Lettres et de la culture. On peut tout de même s’étonner de ne pas y voir figurer le XIXe siècle.

Enfin, quelle peut être la finalité de ces recherches ? Est-ce réellement utile ? 

L’utilité est nulle. La prétention à transformer les mentalités par le progrès de la recherche en matière d’histoire des femmes est à la fois illégitime et vaine. L’inutilité sociale et politique n’est toutefois pas un argument susceptible de disqualifier une recherche dans le domaine de l’esprit, celui de l’Histoire en l’occurrence. Du point de vue de la liberté de la recherche, en revanche, laquelle requiert la neutralité de la puissance publique, la démarche n’est pas seulement inutile mais nuisible. Les subventions guident l’orientation des recherches, faussant la liberté de l’esprit et constituant donc une forme subtile de censure. Ce qui peut se justifier dans les sciences dures, dans la mesure où les retombées de la science appliquée à valeur économique ou politique sont réelles, n’a aucune raison d’être en matière de sciences humaines, domaine où l’intervention de la puissance publique est par essence une forme d’interventionnisme idéologique, et donc une tentative de manipulation des esprits. Ces subventions contribuent en outre à fabriquer de la fausse monnaie intellectuelle, puisque les travaux politiquement corrects au regard de puissance publique, même médiocres, bénéficieront d’une reconnaissance et d’une stimulation indues.

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