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Petit manuel de survie (ou d’émergence) politique : ce que la science de la colère peut nous apprendre pour dépasser la crise des Gilets jaunes
©CHRISTOPHE ARCHAMBAULT / AFP

Mauvaise conseillère, vraiment ?

Lors de son intervention télévisée lundi soir, Emmanuel Macron évoquait la "colère légitime" qui habite le mouvement des Gilets jaunes. Cette colère, celle de l'"angry white man" qu'avait perçue Donald Trump aux Etats-Unis, a des effets plus positifs qu'on ne le présente.

Bruno Cautrès

Bruno Cautrès est chercheur CNRS et a rejoint le CEVIPOF en janvier 2006. Ses recherches portent sur l’analyse des comportements et des attitudes politiques. Au cours des années récentes, il a participé à différentes recherches françaises ou européennes portant sur la participation politique, le vote et les élections. Il a développé d’autres directions de recherche mettant en évidence les clivages sociaux et politiques liés à l’Europe et à l’intégration européenne dans les électorats et les opinions publiques. Il est notamment l'auteur de Les européens aiment-ils (toujours) l'Europe ? (éditions de La Documentation Française, 2014) et Histoire d’une révolution électorale (2015-2018) avec Anne Muxel (Classiques Garnier, 2019).

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Michel Erman

Michel Erman

Michel Erman est écrivain et philosophe. Il a publié en 2018 "Au bout de la colère - Réflexion(s) sur une émotion contemporaine" (éditions Plon).

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Atlantico : Dans sa réponse apportée aux Gilets jaunes, Emmanuel Macron a évoqué la notion de colère légitime. Une colère qui a également pu être constatée dans les démocraties occidentales au cours des dernières années, et utilisée notamment par Donald Trump. Dans ce cadre, comment la colère peut-elle utilisée positivement, entre canalisation et créativité d'un point de vue politique ?

Bruno Cautrès : Des travaux universitaires se sont penchés depuis longtemps que la question de la «colère » et/ou de la « violence » légitime. Qu’est-ce qui sépare la « colère légitime » de la colère qui serait « illégitime » ? Comme l’a remarquablement analysé le politiste Samuel Hayat récemment à propos du mouvement des « gilets jaunes », les revendications du mouvement qui ont fondé cette mobilisation et l’ont porté dans l’opinion se basent des principes et sur des valeurs qui ont en fait une forte dimension morale : le concept « d’ économie morale », issu des sciences sociales, est ici très utile. C’est au nom de ce qui est juste et moral que les « gilets jaunes » ont protesté. Quoi que l’on pense ou quoi que l’on ait eu l’occasion de voir et d’entendre sur nos écrans, on ne peut nier que les paroles entendues et prononcées avaient et ont toujours cette forte dimension. Celle-ci peut être exprimée ou enrobée dans une colère plus globale contre « les élites », les politiques, les gouvernants. Il ne faut pas réfuter la dimension « morale » de la colère sous le prétexte qu’elle peut s’exprimer de manière parfois (et pas toujours, loin de là) associée à une posture de type « anti-politique ».

D’autres travaux universitaires ont été conduits sur la paradoxe de la critique de la politique, y compris lorsqu’elle tourne à la colère. Paradoxalement, il y a une vertu potentiellement démocratique à la colère car elle oblige le système politique à répondre et les institutions démocratiques à finir par jouer leur rôle : pacifier, intégrer, faire prendre aux ceux qui sont en colère le chemin de la négociation, voir susciter des vocations politiques. Des leaders politiques ont à travers le monde et l’histoire surgi d’une colère. La soupape de sécurité démocratique c’est justement que la colère, une fois explosée au grand jour, soit gérée politiquement et soit canalisée par les rouages démocratiques. Mais si telle n’est pas le cas, si le système démocratique ne prend pas sérieusement au pied de la lettre les raisons pour lesquelles la colère a explosé, alors il y a un réel risque démocratique.

Un autre aspect est l’utilisation que peuvent faire les leaders politiques de la colère : il est très tentant pour les leaders politiques de vouloir « récupérer » la parole de la colère, soit en se présentant aux citoyens comme celui qui est le porte-voix de la colère soit en présentant comme celui qui comprend cette colère même s’il n’a pas agi suffisamment pour la calmer…Mais ce sont des actes politiques forts et des choix de politiques publiques qui sont attendus de ceux qui sont en colère et qui souvent considèrent justement que les hommes politiques parlent et parlent toujours mais passent ensuite à autre chose…

Peut-on dire que la colère peut avoir un aspect positif et comment ?

Michel Erman : La colère est une manifestation à la fois affective, psychique et physique. C'est donc une émotion qui frappe, très expressive. Elle trouve son origine dans une douleur qui peut être diverse comme une dignité bafouée. C'est d'ailleurs ce qu'expriment les Gilets jaunes, c'est une réaction politique : "On est considérés comme des gens de peu par le gouvernement" et dans la forme et dans les faits.

C'est une douleur, pour dire "Je suis mal" plus que "j'ai mal". Il ne faut surtout pas la confondre avec la haine. La colère peut devenir haineuse mais c'est différent. La haine est l'émotion la plus critiquée par le processus de civilisation. C'est la plus discréditée.

La colère prend le dessus sur tout autre sentiment ou réaction. La colère est "totalisante". Le problème pour la juger correctement est de considérer son expressivité et son effet. Comme elle est une manière de se défendre, elle est une ressource d'énergie. Le plus simple pour la comprendre est d'observer ce qui est communément appelé son contraire : le calme. Mais le calme est un état, pas une émotion. La vraie émotion qui serait le contraire de la colère serait la tristesse ou l'indifférence.

La colère est une défense de soi, c'est une manière de se revaloriser alors que la tristesse est un repli sur soi. La tristesse est passive, la colère est active.

La colère c'est une énergie pour se défendre dans la mesure où l'on est attaqué, vilipendé, dévalorisé. Et c'est bien ce qui est apparu le long de ce mouvement des Gilets jaunes. Il y a une demande de reconnaissance.

La colère est quasi-menaçante. Elle est en grande partie rationnelle, pas uniquement car l'homme et surtout la foule en colère a conscience de ce qu'elle est. Ça n'est pas un emportement total, une folie. D'où la possibilité de théâtraliser la colère, de l'utiliser. La colère est intimidante.  

Comment la colère se transforme-t-elle en un mouvement social ?

Michel Erman : En France, nous sommes dans un moment psycho politique particulier. Les gens sont en recherche d'amitié, de collaboration alors même que nous sommes dans une société individualiste. Du coup, les relations humaines passent beaucoup par l'émotion. Il y a un mélange de colère et de compassion.

Je pense que l'on se met en colère de façon collective lorsque l'on a l'impression (pour de bonnes ou de mauvaises raisons) que l'échange, le dialogue n'est pas possible. C'est le fond même de la colère. Pour que la colère s'inscrive dans le temps de manière collective, il faut qu'elle se transforme en une passion. Nous en sommes là en France. Que faut-il ? Il faut un chef de fil et des revendications claires. Il faut un leader.

En réalité tout cela se cristallise grâce à l'indignation. L'indignation c'est l'évolution de la colère, c'est un discours élaboré. Elle rend la colère légitime. On a toujours raison d'être indigné, elle a une base morale. On justifie toujours notre colère indignée par la morale "nous sommes exploités, pas entendus…". C'est l'équivalent de la juste colère divine mais au niveau des relations humaines. C'est celle qui est utilisée par les populistes. Jean-Luc Mélenchon par exemple, est le champion de l'indignation. L'indignation c'est une colère organisée.  

Du point de vue de la France actuelle, en quoi, et par qui, la colère pourrait être utilisée positivement d'un point de vue politique afin de sortir de la crise des Gilets jaunes ?

Bruno Cautrès : Il est difficile de donner des réponses complètes sur ce point : nous manquons de recul, d’enquêtes sociologiques. Mais voici quelques pistes de réponses. Idéalement, il faudrait agir des deux côtés à la fois. D’une part, que le pouvoir politique montre que le traitement de cette colère sociale et politique est à présent partie intégrante et même prioritaire de ses choix socio-économiques ; mais pas seulement : si aucune leçon n’est tirée de ce qui dysfonctionne (depuis longtemps en fait) dans notre système démocratique, alors d’autres crises du même genre peuvent à nouveau se répéter : est-on bien sûr, au fond, que le système politique de nos institutions permet un vrai jeu d’allers-retours entre la légitimité issue des urnes et la légitimité au nom de causes, de principes, qui peuvent à un moment donné faire sortir la colère de son lit ? n’avons-nous pas à nous engager dans un « audit démocratique » de la France de la Vème république ? Comment un grand pays riche, développé, puissant a-t-il pu en arriver là ? Est-il possible que des vies aient été perdues, que des personnes aient été blessées, certaine très gravement, et que l’on en reste là, avec un débat rapidement expédié en 2 ou 3 mois ? ne faut-il pas qu’Emmanuel Macron prolonge sa parole sur ces questions et inscrive la suite de son mandat dans les réponses à apporter ?

D’autre part, dans l’idéal, il serait souhaitable que le mouvement des gilets jaunes trouve progressivement les moyens de faire émerger des vocations politiques. Il est incontestable que sur les ronds-points, sur les lieux de mobilisation, des Français qui n’avaient pas eu beaucoup la possibilité de s’engager sur des causes publiques ont dû prendre goût à l’action politique. La mobilisation et l’implication dans une cause permettent une « montée en généralité » : on voit que l’on n’est pas seul dans son cas, on voit que les solutions dépassent les problèmes rencontrés par chacun dans sa vie personnelle. C’est au fond l’essence même de la politique et de l’engagement politique. La « montée en généralité » peut aller jusqu’à intégrer des mouvements politiques structurés, en créer de nouveaux mais cela est une autre affaire déjà nettement plus complexe. On avait vu une forte implication politique avec les « Nuits debout » mais qui ne s’est pas traduite par une structuration politique ; mais sans aucun doute de jeunes Français qui ont passé des nuits debout au printemps 2016, ont vécu un engagement politique réinvesti différemment ou ailleurs. 

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