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Attentat de Strasbourg : pourquoi l'antiterrorisme français se fourvoie dans un logiciel de pensée dépassé
©Reuters

Nouvelle donne

Avec l'attentat de Strasbourg, on a encore une fois l'illustration de l'échec de la stratégie de la déradicalisation. Car en la matière, le bilan est encore faible, et les résultats peu concluants et surtout peu adaptés à la réalité du terrorisme.

Guillaume Jeanson

Guillaume Jeanson

Maître Guillaume Jeanson est avocat au Barreau de Paris. 

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Atlantico : Les différents processus de déradicalisation mis en place ont suscité de vives critiques. Leur bilan a été considéré au mieux comme mitigé, au pire raté, compte tenu de l'argent public investi. Certains responsables de ces programmes comme Sonia Imloul ont même été condamnés pour détournement de fonds publics. Alors que le gouvernement avait annoncé un nouveau plan déradicalisation en février 2018, quel bilan peut-on tirer de ce phénomène en France actuellement ?

Guillaume Jeanson : Il est sans doute un peu tôt pour pouvoir en tirer un véritable bilan. Sur une idée du Centre d’étude des radicalisations et de leurs traitements (CERT), le Ministère des Solidarités et de la Santé, le Secrétariat Général du Comité Interministériel de Prévention de la Délinquance et de la Radicalisation (SG-CIPDR) et l’Université Paris Diderot ont organisé ensemble les états généraux Psy sur la radicalisation. Ils se sont tenus du 7 au 10 novembre dernier. L'objectif affiché de cette manifestation était de faire un état des lieux des connaissances et des pratiques des professionnels du traitement psychique afin de recueillir et de diffuser les bonnes pratiques concernant radicalisation.

Si l’on évoque rapidement les dispositifs, le premier quartier d’évaluation de la radicalisation de la prison de Vendin-le-Vieil accueillait en principe ses premiers détenus au premier semestre de cette année et le second était prévu pour cet automne suivi d’un quartier pour détenus violents prévu pour 2019. Chaque QER est destiné à accueillir douze détenus maximum, condamnés pour des faits de terrorisme avec pour objectif de les évaluer sur plusieurs semaines afin de jauger leur «  taux de dangerosité  ». Parmi les programmes lancés, celui baptisé «Rive» pour « Recherche et intervention sur les violences extrémistes», qui devait être sensiblement remanié et étendu à Marseille, Lyon et Lille, jouit il me semble de retours assez positifs en pratique. Contrairement aux tentatives précédentes, «Rive» permet un suivi en milieu ouvert, sous la contrainte d'un juge. »

La déradicalisation est encore une « science » en devenir. Daniel Zagury, psychiatre et expert judiciaire reconnu ne s’en cache d’ailleurs pas dans son livre paru cette année et intitulé La barbarie des hommes ordinaires. Selon lui, « personne ne détient un savoir qui serait assuré sur la déradicalisation ». Optimiste, il précise néanmoins que "face au défi que constitue cette forme contemporaine du terrorisme, si personne ne peut prétendre avoir des certitudes, un certain nombre de principes généraux (…) paraissent tout de même se dégager". En la matière, lui prône résolument le sur-mesure. Quoiqu’il en soit, les autorités ont raison de mener diverses tentatives dans ce domaine.S’il ne faut pas cesser de chercher, il faut toutefois également accepter avec humilité que nous n’en sommes vraisemblablement, pour l’heure, qu’à des tâtonnements. Des tâtonnements qui ne peuvent nous permettre de considérer que nous faisons actuellement baisser suffisamment le risque terroriste par ce biais.

Les différents fiascos en la matière ont, vous le savez, déjà été largement médiatisés et un rapport sénatorial s’est même montré particulièrement intransigeant envers nombre de ses dérives l’année dernière. A l’occasion d’un colloque tenu sur le thème du terrorisme, de la psychiatrie et de la justice, organisé par l’institut pour la justice le mois dernier, le psychiatre Alexandre Baratta a par ailleurs pointé l’extrême difficulté qu’il y a à déradicaliser une personne souffrant réellement de troubles psychiatriques : « Par rapport à ce profil, on peut se poser la question de l’efficacité des programmes de déradicalisation. Je vous mets au défi de déradicaliser quelqu’un qui souffre d’une schizophrénie et qui croit être en contact permanent avec Allah, qui lui parle et qui lui répond. » Bien sûr, tous les radicalisés ne sont pas -contrairement au poncif bien connu- des « déséquilibrés ». Mais même pour les autres, l’efficacité de ce processus n’a encore hélas rien d’évident.

La radicalisation tire son origine de multiples facteurs dont l'un des principaux est la rupture entre certains quartiers sensibles et le reste de la population. Vouloir déradicaliser les extrémistes, n'est-ce pas traiter le symptôme et non la cause ?

En réalité, c’est toute l’épineuse question des véritables objectifs poursuivis par cette démarche ambitieuse qu’est la déradicalisation. Comme le précise le sociologue Gérald Bronner qui a beaucoup travaillé sur la question de la pensée extrême, « Le fondamentaliste, contrairement au terroriste, est (…) un extrémiste qui refuse de s’abandonner au potentiel agonistique de sa vision du monde. » A quoi devrait donc servir la déradicalisation ? S’agit-il de les « soigner » de leur extrémisme ou de se contenter de s’assurer qu’ils n’en tireront aucune conséquence violente ? Le psychanalyste Thomas Bouvatier dans son Petit manuel de contre-radicalisation s’inquiète à raison sur les ambitions limitées des politiques : « Quand un gouvernement propose à un jihadiste revenu de Daech de troquer l’Etat islamique contre les Frères musulmans, qui semblent très tolérants comparés à ceux qui commettent des atrocités au nom d’Allah, il finit par promouvoir un système déjà bien implanté qui cherche à terme à renverser ce même gouvernement. On donne un pouvoir colossal et officiel à ceux qui poursuivent le même but que les radicalisés militaires : la soumission de l’humanité à la charia. Comment cette perspective serait-elle d’utilité publique ? Autant soutenir le fascisme pour circonscrire le nazisme. » A le lire cet écueil n’a rien de théorique. Le Royaume-Uni en a d’ailleurs fait les frais à l’occasion de la seconde vague du terrorisme islamiste des années 2000 : « Beaucoup d’Etats occidentaux sont tentés par l’idée de rediriger les jihadistes vers un groupe tout aussi fusionnel mais moins dangereux : les islamistes et les salafistes non guerriers. (…) Après les attentats de Londres en 2005, le Royaume-Uni a adopté cette méthode. Le Premier ministre Tony Blair a fait appel à Tariq Ramadan, citoyen suisse petit-fils du fondateur des Frères musulmans, pour représenter les musulmans britanniques et proposer des pistes de déradicalisation. Il a fallu deux ans pour que le gouvernement comprenne son erreur de casting et remercie Ramadan – avant que l’université de Rotterdam ne le dédommage en lui offrant une chaire. »

S’assurer qu’ils n’en tireront aucune conséquence violente ne peut pas être, on l’aura compris, le seul objectif. Sauf à s’inscrire à moyen terme dans une logique résolument perdante pour le mode de vie occidental que nous prétendons défendre. Mais alors faut-il viser la promotion d’une forme d’« islamisme modéré » ? A en croire, Thomas Bouvatier, cela semble plus utopique encore… « On ne peut pas dire qu’il existe un islamisme modéré, car l’islamisme est par essence radical. Il est par essence un retour obsessionnel aux racines. Un radical méprise la modération au même titre que la ratio, la « mesure ». » Ce qu’il faut pour lui c’est donc « viser moins d’absolu, accepter le manque, accueillir le complexe, mûrir… S’autonomiser davantage, telle est la voie pour qui veut se déradicaliser». Pour le psychiatre Daniel Zagury, « ce qui est en jeu dans le mouvement de détachement, de deuil de la croyance, c’est la souffrance et les conflits irrésolus qu’elle a eus pour fonction de colmater et d’apaiser. » Cette lecture est certes très intéressante mais l’on comprend vite aussi pourquoi le chemin à emprunter promet d’être escarpé : « Quitter l’horizon héroïque du sacrifice pour redevenir ce qu’ils étaient ? », comme l’écrit l’expert psychiatre, « Sans doute leur faudra-t-il découvrir, pour l’accepter, qu’il y a en eux une vitalité psychique et une valeur qui méritent autre chose que la mort. »

Comment l'Etat doit-il repenser sa stratégie de lutte contre le terrorisme, notamment au niveau sécuritaire ?

On l’aura compris, il serait déraisonnable de tabler aujourd’hui sur la seule déradicalisation pour se prémunir du risque important de récidive terroriste. D’autant que la garde des Sceaux, Nicole Belloubet, a indiqué en juin dernier que près de 450 détenus radicalisés dont une cinquantaine de terroristes, devraient sortir de prison d’ici la fin 2019. Le journaliste David Thomson rapporte dans son livre Les Revenants, couronné du prix Albert Londres l’année dernière, quelques témoignages édifiants qui devraient quand même nous alerter sur l’importance du risque que nous encourrons : « Ce qui est sûr, c’est que, de toutes les personnes qui vont sortir, je peux te garantir que sur les 300 qui sont incarcérées, plus des trois quarts vont partir en Syrie ou faire des trucs ici. Les gens qui vont se réinsérer, ce sera vraiment une poignée. (…) » Un autre témoignage rapporté par le journaliste insiste également sur l’existence de cette menace chez ceux qui ne sont même pas allés en zones de conflit : « Eux, la plupart, ils n’ont jamais posé un pied en Syrie. J’en ai vu une dizaine quand même qui attendent juste de sortir de prison pour taper. Y en a pas énormément, mais parmi ces dix, y en a peut-être deux ou trois qui vont faire des actes de terrorisme. »

Dans ces circonstances, la vigilance des autorités doit évidemment être maximale et l’importance de la fonction de « neutralisation » de la peine de prison -une des fonctions traditionnelles de la peine de prison trop souvent éludée des débats politico-médiatiques aujourd’hui au seul bénéfice de la fonction dite de « réinsertion » (qui peine hélas souvent, quant à elle, à porter des fruits)- ne peut et ne doit ainsi, en aucun-cas, être sous-estimée pour ces détenus. La question du quantum de la peine prononcée dans ce type de dossiers est donc importante. Elle a d’ailleurs fait l’objet d’une évolution sensible vers davantage de sévérité depuis 2016. Mais demeure encore celle de la durée de son exécution réelle et, à l’issue de celle-ci, le sujet des mesures qu’il convient de mettre en place pour les détenus les plus dangereux. Précisons que la loi du 3 juin 2016 renforçant la lutte contre le crime organisé, le terrorisme et leur financement est déjà venue supprimer les crédits de réduction de peine automatiques et alourdir les règles de l’octroi d’une libération conditionnelle pour les détenus terroristes. La libération conditionnelle ne peut être accordée que par le tribunal de l'application des peines et après avis d'une commission chargée de procéder à une évaluation pluridisciplinaire de la dangerosité de la personne condamnée. Le tribunal de l'application des peines peut s'opposer à la libération conditionnelle si celle-ci est susceptible de causer un trouble grave à l'ordre public. Un article prévoit en outre que pour les terroristes condamnés à la réclusion criminelle à perpétuité la cour d’assises aura la possibilité de porter la période de sûreté à 30 ans. Cette loi permet enfin d'allonger la durée des mandats de dépôt pour les détenus provisoire mis en examen pour des actes terroristes. A noter tout de même que ces derniers bénéficient toutefois encore des crédits de réduction supplémentaires de peine qui pourraient encore permettre de rogner trois mois par année de détention. A l’issue de la détention, devrait se poser encore une question comme je le disais : celle des mesures de sûreté disponibles pour suivre efficacement ceux qui demeureront les plus dangereux. Peut-on à cet égard se fier suffisamment pour eux à la technologie de surveillance électronique ? En France, environ 12 000 bracelets radio sont portés par des détenus, alors qu’une grosse cinquantaine seulement disposent d’un GPS et permettent donc la géolocalisation de la personne qui ne respecterait pas ses obligations. David Thomson écrit au sujet d’Adel Kermiche, l’assassin du père Hamel à Saint-Etienne-du-Rouvray (qui, pour mémoire, était placé sous bracelet électronique), « lorsque son identité est annoncée dans les médias, ceux qui l’ont connu en prison ne cachent pas leur étonnement. Comment ce détenu, dont la radicalité était à ce point connue en détention, est-il parvenu à se dissimuler et à duper plusieurs magistrats qui ont décidé, malgré l’avis défavorable du parquet, de le libérer sous bracelet électronique ? » Faut-il étendre pour les magistrats la possibilité de recourir, dans certains cas spécifiques, à un dispositif de rétention de sûreté ? La question devrait pouvoir être posée et débattue sans passion. Elle mérite sans doute du pragmatisme face à une menace importante qui, je le crains, n’est pas prête de s’estomper. Rappelons que cette mesure qui permet pour certaines infractions graves le placement à l’issue de la peine dans un centre socio-médico-judiciaire de sûreté (dans lequel est proposé, de façon permanente, une prise en charge médicale, sociale et psychologique destinée à permettre la fin de cette mesure) pour une durée d’une année renouvelable indéfiniment pour une autre durée d’un an, sur l’avis d’une commission pluridisciplinaire a fait l’objet de divers amendements pour être étendue, en vain, ces dernières années aux terroristes.

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