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Sous pression des Gilets jaunes : et le Conseil européen rejoua son grand numéro du “schizophrène-hypocrite-méchant”
©JOHN THYS / AFP

Bon et mauvais flic

Alors que la crise budgétaire italienne vient se cumuler aux aggravations de déficit française, le Conseil européen se prépare ce jeudi à évoquer la question d'un budget à long terme.

Christophe Bouillaud

Christophe Bouillaud

Christophe Bouillaud est professeur de sciences politiques à l’Institut d’études politiques de Grenoble depuis 1999. Il est spécialiste à la fois de la vie politique italienne, et de la vie politique européenne, en particulier sous l’angle des partis.

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Atlantico : Dans un contexte marqué par l'aggravation du déficit en France, alors que l'Italie est actuellement en négociation sur ce même thème, le Conseil européen qui se tiendra ces 13 et 14 décembre évoquera, ironiquement, le thème du budget à long terme de l'UE. Ce contexte actuel ne révèle-t-il les défaillances profondes de l'Europe, notamment sur la question de la pertinence des règles budgétaires ? 

Christophe Bouillaud : Il faut tout d’abord remarquer que les négociations du budget pluriannuel de l’UE sur la période 2021-2027 repartent en fait sur les bases habituelles depuis le milieu des années 1990 : il n’est pas question à ce stade pour les États membres d’augmenter significativement son montant évalué en part du PIB européen. On resterait toujours un peu au-dessus de 1% du PIB. Dans ce cadre très contraint, et vraiment très éloigné en pourcentage du PIB d’un vrai budget fédéral, on va discuter comme des marchands de tapis de l’attribution des fonds aux différentes missions allouées à l’UE (politique agricole commune, fonds structurels, R&D, etc.). De fait, chaque Etat membre pense surtout à ce que tout cela peut lui coûter et lui rapporter, en oubliant souvent que le tout pourrait être plus que la simple somme des parties (par exemple sur les rentrées fiscales). 
De ce fait, même si ce budget pluriannuel 2021-2027 comportera des évolutions et des innovations (sur la défense ou le contrôle des frontières par exemple), il implique que l’immense majorité des rentrées et des dépenses budgétaires reste du ressort des Etats-membres. Les règles budgétaires, validées par les succès de l’ordo-libéralisme allemand des années 1960-1970, restent à ce jour pensées dans le cadre établi lors du Traité de Maastricht, où c’est l’inflation qui constitue la menace principale pour toutes les économies. Même si, en lisant les premiers traités des années 1990, on peut avoir l’impression que leurs rédacteurs avaient tout de même pris en compte, la possibilité d’une politique budgétaire destinée à répondre à des chocs exogènes, les textes adoptés après 2010 et surtout la pratique de la Commission européenne et de l’Eurogroupe vont clairement dans le sens de la prolongation de la même idée ordolibérale. En particulier, l’insistance sur un « déficit structurel », un déficit virtuel, à calculer en fonction de l’output gap (écart de production), lui-même une notion dépendant entièrement de la définition précise qu’on s’en donne, renforce le biais déflationniste et anti-keynésien de l’ensemble. 

En pratique, il n’y a qu’en 2009, au lendemain de la faillite de Lehmann Brothers, que les Etats européens se sont mis d’accord pour dire qu’il y avait vraiment une crise face à laquelle une réponse coordonnée budgétairement expansive était nécessaire. Cela n’a duré qu’un court instant, et, ensuite, tout est censé être rentré dans l’ordre.  On peut tout de même s’interroger sur cet écart entre une vision économique qui ne voit ces dix dernières années aucune grande crise mais simplement des fluctuations sans importance ou ne nécessitant pas en tout cas de sortir des règles ordinaires, et le vécu de la majorité des habitants dans de nombreux pays européens. 

Au cours de ces 20 dernières années depuis la création de l'euro, quels ont été les exemples pouvant illustrer un traitement différencié de l'application des règles en fonction de la qualité de l'auteur ? L'UE n'est-elle pas en ce sens dans une approche de "fort avec les faibles et faible avec les forts ?

Le grand exemple qui est toujours cité est l’entente franco-allemande du début des années 2000 entre Chirac et Schröder pour s’épargner mutuellement. C’est bien pour cela qu’ensuite les règles ont été changés après 2012 pour rendre plus difficile ce genre de renvoi d’ascenseur.

Mais on oublie souvent qu’après 2008 la plupart des ex-pays de l’est ont dû mettre en œuvre des politiques drastiques d’austérité. Les pays baltes sont un exemple extrême de contraction budgétaire destinée à stabiliser l’économie. De fait, le pays qui a tout de même échappé à un tel choc d’austérité au plus fort de la crise n’est autre que la France. Cela a été fait, surtout dans la seconde partie du mandat de Nicolas Sarkozy et le début du mandat de François Hollande, mais avec une certaine retenue. 

Dans ces différences d’application de l’austérité, il y a en fait un mélange de considérations internes et externes. Certes, il y a le poids relatif du pays dans le système politique formé par les pays européens, le jugement que donne de son économie les marchés et les agences de notation, mais aussi l’existence ou non de mobilisations populaires. A posteriori, le mouvement social des « Gilets jaunes » de 2018 tendrait vraiment à justifier la prudence des autorités françaises en matière d’austérité. La société française n’aurait sans doute pas tenu le choc d’une austérité à la balte, à la grecque ou même à l’espagnole, sans partir dans une radicalisation générale. 

Comment peut-on anticiper la résolution du paradoxe entre le traitement des déficits de l'Italie et de la France ? Comment l'UE peut-elle raisonnablement se sortir de cette ornière ?

Il faut bien avouer que ce chassé-croisé entre une Italie « populiste » forcé d’en rabattre sur ces prétentions dépensières et une France « macroniste » utilisant la dépense publique pour calmer une mobilisation sociale inédite souligne à quel point il n’existe pas de stratégie d’ensemble. On laisse le soin à la « discipline des marchés » de mettre tout cela en cohérence. Les autorités italiennes reculent, exclusivement pour complaire aux marchés financiers et non pas pour plaire à Bruxelles. Les autorités françaises pourront faire ces dépenses d’urgence face à une mobilisation sociale, parce que les marchés financiers le voudront sans doute bien. Du point de vue des marchés, c’est le montant différent des dettes publiques des deux pays qui explique la différence de traitement, et cet argument sera sans doute utilisé par les autorités européennes pour détromper les espoirs italiens de profiter de l’aubaine française.

En fait, comme on raisonne pays par pays, les dirigeants de l’Union européenne sont incapables de se dire que si partout les classes populaires se plaignent, soit en « votant mal » (Italie), soit en se mobilisant de manière inédite (France), la raison doit en être générale et appelle une solution générale d’urgence. L’insistance européenne sur les investissements d’avenir pour souhaitable qu’elle soit ne doit pas faire oublier les fins de mois très difficile de millions de gens – ou alors, il faut dire officiellement que ces gens-là sont sacrifiés sur l’autel d’un avenir radieux. Quoi qu’il en soit, il faudrait pouvoir en discuter vraiment, mais, pour l’instant, il semble surtout urgent d’attendre.

Je ne crois donc pas qu’on puisse sortir de cette ornière, parce que les pays gagnants du jeu actuel ne sont vraiment pas prêts à en changer les règles. Par contre, on peut encore espérer que cette conjonction de l’arrivée d’un gouvernement « populiste » en Italie voulant faire valider son premier budget par l’UE et d’un mouvement social en France poussant un gouvernement, adepte affiché des règles en vigueur, à les transgresser n’amène pas à deux poids deux mesures trop évident. Il ne me paraît pas raisonnable d’enraciner les Italiens dans un sentiment d’injustice à leur égard. Il ne me paraît pas non plus raisonnable de nier que compenser en France à l’euro près les nouvelles dépenses annoncées depuis 15 jours en France en faisant des coupes budgétaires supplémentaires ne mènera nulle part, et que ces coupes aggraveront encore la crise politique dans notre pays. En somme, à Bruxelles, il est urgent d’oublier les règles et de permettre à chaque gouvernement de faire au mieux de ce qu’il croit être le moyen d’assurer sa stabilité politique. 

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