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 Mais qui pourrait accoucher les Gilets Jaunes ?
©PHILIPPE HUGUEN / AFP

Recherche figure représentative désespérément

En Espagne, c’est la publication d’un manifeste “Prendre les choses en main : convertir l’indignation en changement politique” sur le site d’information Publico qui a permis à Podemos de tirer les fruits du mouvement des Indignados de 2011. Qui pourra faire de même en France ?

Yves Michaud

Yves Michaud

Yves Michaud est philosophe. Reconnu pour ses travaux sur la philosophie politique (il est spécialiste de Hume et de Locke) et sur l’art (il a signé de nombreux ouvrages d’esthétique et a dirigé l’École des beaux-arts), il donne des conférences dans le monde entier… quand il n’est pas à Ibiza. Depuis trente ans, il passe en effet plusieurs mois par an sur cette île où il a écrit la totalité de ses livres. Il est l'auteur de La violence, PUF, coll. Que sais-je. La 8ème édition mise à jour vient tout juste de sortir.

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Edouard Husson

Edouard Husson

Universitaire, Edouard Husson a dirigé ESCP Europe Business School de 2012 à 2014 puis a été vice-président de l’Université Paris Sciences & Lettres (PSL). Il est actuellement professeur à l’Institut Franco-Allemand d’Etudes Européennes (à l’Université de Cergy-Pontoise). Spécialiste de l’histoire de l’Allemagne et de l’Europe, il travaille en particulier sur la modernisation politique des sociétés depuis la Révolution française. Il est l’auteur d’ouvrages et de nombreux articles sur l’histoire de l’Allemagne depuis la Révolution française, l’histoire des mondialisations, l’histoire de la monnaie, l’histoire du nazisme et des autres violences de masse au XXème siècle  ou l’histoire des relations internationales et des conflits contemporains. Il écrit en ce moment une biographie de Benjamin Disraëli. 

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Atlantico : Le mouvement des gilets jaunes semble rebattre une nouvelle fois les cartes de notre compréhension des mouvements de fonds qui traverse la population française. Si on devait faire une liste des mouvements intellectuels innovants qui seraient capables de faire accoucher le mouvement gilets jaunes, lesquels seraient-ils ? 

Edouard Husson : Nous sommes surpris sur la forme et le moment. Mais nous ne pouvons pas être surpris sur le fond. Nos gouvernements successifs ont enchaîné le pays dans une politique monétaire destructrice depuis que François Mitterrand a fait le choix désastreux de faire l’euro en même temps que la réunification allemande. Il y a eu la crise, terrible pour l’entrepreneuriat français renaissant, de 1991-1993, conséquence de l’absurde politique du « franc fort ». Or, loin d’en tirer les leçons, les successeurs de François Mitterrand se sont obstinés. Jacques Chirac a vu la « fracture sociale »  en 1995 mais il est le président du passage à l’euro entre 1999 et 2002. Nicolas Sarkozy aurait eu l’occasion de se désembourber, à la faveur de la crise mais il ne l’a pas saisie. François Hollande proclama pour être élu que son ennemi était « la finance » mais c’est l’euro qui l’a asphyxié, au point de l’empêcher de se représenter. Emmanuel Macron, le plus fervent partisan de l’euro depuis François Mitterrand, fait penser à un conducteur qui a foncé droit dans le mur en appuyant sur l’accélérateur. 
Eh bien, tout ceci, des esprits lucides l’ont annnoncé puis l’ont commenté, impuissants à empêcher le mimétisme suicidaire de nos élites. Je me souviens de la qualité des contributions du côté du non à Maastricht. Prenons trois économistes aussi différents que Jean-Jacques Rosa, Emmanuel Todd et Jacques Sapir. Et il faudrait citer bien d’autres noms! Il y a toute une pensée traitée avec mépris de « souverainiste », alors qu’il faudrait l’appeler « réaliste », et qui permet de penser ce qui se passe. Nos dirigeants ont choisi l’intégration européenne plutôt que l’intégration des jeunes générations issues de l’immigration. Ils ont choisi une politique pour les métropoles plutôt que pour la France périphérique. Est-il si étonnant de voir un jour converger à Paris la jeunesse des banlieues révoltée et les classes moyennes provinciales au sentiment très fort de déclassement? Est-il si curieux, quand un gouvernement, avec un réflexe de lutte des classes comme on n’en avait pas vu depuis longtemps, donne l’ordre à la police de procéder à une intimidation des représentants de la « France périphérique » montés à Paris (samedi 24 novembre) que la situation pourrisse rapidement et les casseurs d’extrême gauche et les jeunes de banlieue révoltés s’engouffrent dans la brêche? 
Le défi, aujourd’hui, c’est qu’il faut sortir du constat et proposer non pas une nouvelle analyse, aussi brillante soit-elle, mais une nouvelle politique. Toutes les analyses issues du néo-marxisme, qui insistent sur les méfaits du néo-libéralisme, sont en grande partie impuissantes car ils passent à côté des enjeux monétaires et aussi des défis macro- et microéconomiques. Ce dont nous avons besoin, c’est d’une combinaison de pragmatisme monétaire, de protection commerciale, de libération des forces entrepreneuriales, d’appel à l’investissement privé pour seconder l’effort public dans l’éducation mais aussi d’engagement massif de l’Etat dans les secteurs régaliens.  Un conservatisme à la française ! Il ne s’agit pas seulement d’économie: notre pays a besoin d’un profond mouvement de déconcentration des services de l’Etat, de décentralisation des décisions et de dévolution des décisions à la démocratie locale. 

Yves Michaud : Le « macronisme “aurait pu avoir ses chances jusqu'à il y a peu car les gens, même ceux qui étaient sceptiques lors de l'élection présidentielle, y ont vu une nouvelle approche qui concilierait prise en compte des « vrais » problèmes et modernisation. Malheureusement aussi bien les mesures prises dans un incroyable timing que la manière de les imposer ont déçu ces attentes et je ne vois pas trop comment le gouvernement va réussir à s'en sortir.

Pour le moment, je ne vois personne du côté de Macron – sauf peut-être Bayrou qui, au moins dans ses propos, incarnerait un macronisme non autoritaire et proche des gens. Collomb aussi était dans cette ligne – et je pense que son départ était chargé d'une déception profonde envers la démarche de Macron, technocrate, autoritaire et coupé de la vie réelle – au fond pas si différent de Hollande bien qu'il soit un peu plus intelligent, moins indécis et moins hypocrite (on est aujourd'hui obligé de prendre en compte les qualités morales des gouvernants).

Une autre approche est réactionnaire : repli sur les frontières, défense des intérêts nationaux Elle n'est pas si sotte : on la classe à droite mais elle est tout aussi bien "trumpiste" (le trumpisme est un populisme impérial) que italienne ou "grecque". C'est pourquoi on retrouve aujourd'hui très proches Zemmour, Onfray, Finkielkraut et même Michéa, sans parler de Le Pen et Mélenchon. Cette approche se heurte cependant de plein fouet au maintien dans l'Union européenne. Et je ne vois pas encore se profiler une alliance "à l'italienne" entre Le Pen, Dupont-Aignan et Mélenchon. Si en revanche Mélenchon était écarté de son parti au profit de gens comme François Ruffin et Marine le Pen au profit de sa nièce, ce pourrait devenir une éventualité.

Une troisième approche consisterait à voir plus posément les questions, à identifier d'abord ce qui dans la situation actuelle relève proprement de nous en France : fiscalité illisible et injuste, multiplicité des taxes d'opportunité, obésité de l’État et fonction publique trop coûteuse et pas efficace. A identifier ensuite ce qui est du à l'Europe : vague migratoire incontrôlée, travail détaché, délocalisations intra-européennes, multiplication des contraintes réglementaires irresponsables. On ne mettrait ainsi pas tout dans le même sac ingérable. Les revendications des Gilets jaunes, pour ce qu'on en connaît, correspondent plutôt à cette vision. Maintenant cette approche requiert une politique fine et subtile et je ne suis pas certain que le moment soit propice à une telle approche.

La bipolarisation entre le macronisme et une forme de refus radical de la société dans laquelle nous vivons (positionnement réactionnaire ou décroissant ou démondialisateur) montre l'absence d'un juste milieu capable de penser une nouvelle forme de croissance moins financière et moins injuste afin de répondre au cri de colère des gilets jaunes. Quelles pistes existent qui ne soit ni tenante d'un capitalisme financier, ni d'un social-libéralisme ou d'une sociale-démocratie pour répondre à l'exigence de penser le mouvement des gilets jaunes ?

Edouard Husson : Le macronisme est le dernier avatar du giscardisme, c’est le monde ancien. C’est un mélange curieux de démantèlement des protections économiques de la France compensé pendant longtemps, à l’abri de l’axe franco-allemand puis de la monnaie unique par des dépenses de l’Etat non maîtrisées, moyen de faire baisser les tensions insupportables qu’une politique monétaire inadaptée à notre démographie et à notre système social fait peser sur nos classes moyennes et populaires. Il faut bien insister sur ce point, à côté duquel passent certains critiques de l’euro: ce dernier n’a pas été seulement une machine à casser l’emploi; il a aussi contribué à creuser la dette, considérablement. La BCE n’est pas une vraie banque centrale; elle n’est que la coordinatrice d’un système de banques centrales nationales; or, à l’abri des différentiels de taux d’intérêt à l’origine nuls ou du moins modérés, certains Etats se sont largement endettés, à commencer par la France. 
Il est bien évident que la solution ne se trouve ni dans la démondialisation ni dans la décroissance mais dans le passage à une mondialisation plus équilibrée et une nouvelle croissance, produit d’une révolution de l’information maîtrisée. On parle souvent de la fracture sociale, de la métropolisation mais on oublie souvent d’en souligner la composante digitale, numérique. Il y a une fracture numérique ! Les outils de la révolution numérique aussi ont été accaparés par les milieux dirigeants, la France qui réussit. Or ils pourraient être puissamment libérateurs pour la France périphérique. A quoi rime de décider de l’allocation du crédit à l’échelle de la zone euro ou même du territoire national quand la révolution numérique devrait permettre de le faire sur le terrain, au plus près des créateurs de richesse et des consommateurs?   A quoi rime de décider de mesures écologiques d’en haut, au terme de conférences nationales ou internationales alors qu’il s’agirait de libérer les capacités d’innovation locales, les smart grids etc...

Yves Michaud : Je persiste néanmoins à penser qu'une politique sérieuse serait possible.

Elle n'est pas facile à mener car il s'agit de réparer des fractures sociales compliquées. On n'est plus dans la logique de la lutte des classes ni même des pauvres contre les riches. Les fractures ne se recoupent pas mais lézardent toute la construction. On ne peut donc mener qu'une politique nuancée et subtile.

D''un côté il faudrait une politique qui abordât résolument mais sans précipitation les dysfonctionnements proprement français: bureaucratie, inefficacité de la fonction publique, dérapage de la fonction publique territoriale, maquis de contrôles, système fiscal délirant, politiques aberrantes de la SNCF, de la Poste, d'Air France, absence de contrôle de l'immigration, détournements massifs du regroupement familial et de l'aide médicale aux étrangers, lenteur effarante de la justice, inadaptation totale de la justice des mineurs. 

Peut-être d'ailleurs dans un premier temps faudrait-il s'affranchir des « critères de Maastricht », le temps de lancer ces réformes difficiles mais faisables tout en redonnant du pouvoir d'achat. De ce point de vue, Macron a fait la même erreur en arrivant au pouvoir que Hollande avec son matraquage fiscal de la première année (un des grands responsables de la crise des Gilets jaunes, il faut oser le dire, c'est Hollande avec son mépris goguenard des petites gens et sa technocratie de garçon de course).

Par ailleurs, il faudrait s'attaquer sérieusement à la question européenne. L'union européenne, à force d'erreurs, d'incompétences, de sottises est moribonde. De solution, elle est devenue un problème et un péril.

Beaucoup de problèmes viennent de ce vaisseau à la dérive. Malheureusement, la situation est compliquée. Personnellement, je pense qu'il ne faudrait pas hésiter à aller sur beaucoup de questions à l'épreuve de force, « à l'italienne » : ça passe ou ça casse. Mais en tout cas ça ne peut pas durer ainsi.

Maintenant, pour dire le fond de ma pensée, je suis inquiet sur la possibilité de sortir intelligemment de la situation actuelle.

Le macronisme a-t-il néanmoins la capacité à digérer cette nouvelle donne ?

Edouard Husson : Le passage au quinquennat pour les présidents de la République laisse à la vérité peu de possibilités à un président. S’il veut durer et être réélu, il doit mettre au maximum ses premiers ministres en position de responsabilité. Cela ne suffit pas pour réussir; mais disons que les prochains présidents auront intérêt à pratiquer les institutions comme Hollande, avec des premiers ministres véritablement responsables de la politique gouvernementale, plutôt que comme Sarkozy ou Macron, qui se sont voulus « hyperprésidents».  Outre la tendance à vouloir décider de tout par lui-même, qui est en train de montrer ses limites, Emmanuel Macron a mis la barre encore plus haut en se dotant d’une pensée idéologiquement fermée. François Mitterrand ne croyait pas au socialisme qui l’avait fait élire. Il a pu sans problème adhérer à une nouvelle politique, en 1983, néolibérale. Mais Macron croit tellement au néolibéralisme, à une fédération européenne, à une transition énergétique imposée d’en haut, qu’il aura beaucoup de mal à effectuer la conversion politique dont a besoin le pays: à la fois protectionniste et entrepreneuriale en matière économique; gaullienne en matière européenne; décentralisatrice en matière écologique. Au-delà d’Emmanuel Macron, on voit bien que les députés de LaREM, au contact du terrain, ont des doutes quand à une approche allant du haut vers le bas, insuffisamment décentralisatrice. Néanmoins on est frappé de voir comme les miliieux qui ont soutenu Emmanuel Macron restent condescendants envers le mouvement des « Gilets Jaunes », dont ils refusent de voir qu’il s’agit d’un soulèvement démocratique. 

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