Bonnes feuilles
Le nouveau Narcisse américain face à la banalité de l'ordre social
Renaud Beauchard a publié aux éditions Michalon, dans la collection Le bien commun, "Christopher Lasch, un populisme vertueux". Le livre présente un panorama des diagnostics toujours justes de Lasch sur son temps et sur la catastrophe anthropologique du capitalisme de consommation. Extrait 1/2.
Narcisse ou l’« homme psychologique », ce « dernier avatar de la personnalité bourgeoise », ne ressemble en effet que superficiellement à son ancêtre du xixe siècle, l’Adam américain. Comme celui-là, le nouvel homme recherche à s’émanciper du passé mais, à l’inverse de lui, le pionnier envisageait l’émancipation du passé à la fois comme une promesse, mais aussi comme une menace. Certes, l’Ouest symbolisait une terre promise sur laquelle fonder une société définitivement émancipée des carcans féodaux européens, mais il l’exposait aussi à la tentation du retour à la vie sauvage. Selon Lasch, la violence des pionniers contre la nature et les populations amérindiennes ne trouvait pas son origine dans une « impulsion effrénée » mais dans le « surmoi de l’homme anglo-saxon blanc » qui « craignait la sauvagerie de l’Ouest, car elle objectivait [celle] qui est au cœur de chaque individu ». Cette contradiction constitue le cœur même du culte de l’innocence perdue si présent dans l’âme américaine, selon lequel, si le pionnier pouvait donner « libre cours à sa rapacité et sa cruauté meurtrière », il « envisageait toujours le résultat […] sous forme d’une communauté pieuse, respectable et paisible, apportant la sécurité aux femmes et aux enfants ».
Aux antipodes de « l’Adam américain », le nouveau Narcisse est hanté, non par la culpabilité mais par l’anxiété. Les Américains d’aujourd’hui sont des individus dominés, non par le sens de possibilités infinies, mais par « la banalité de l’ordre social érigé contre de telles possibilités » et que « le retour à la sauvagerie […] menace si peu qu’ils rêvent précisément d’une vie instinctive plus vigoureuse ». Lasch compare les peuples industrialisés du xxe siècle, annihilés par l’ennui et ayant « intériorisé les contraintes sociales au moyen desquelles ils tentaient, jadis, de garder leurs appétits dans des limites civilisées », à des animaux dont l’instinct s’étiole en captivité. Ils ont construit tant de digues psychologiques contenues dans le surmoi contre les émotions fortes qu’ils sont « incapables de se souvenir de l’impression que l’on ressent quand on est inondé par le désir » ; ils se consument dans une rage issue des défenses érigées contre lui laquelle donne lieu, à son tour, à de nouvelles défenses. Loin d’être une consécration de l’hédonisme, la culture du narcissisme repose en effet sur la recherche de la « cessation totale de toutes les tensions », et procède en fait du « désir d’être libéré du désir », c’est-à-dire la « quête inverse pour une paix absolue tenue pour l’état le plus haut de la perfection spirituelle dans de nombreuses traditions mystiques ».
La rationalité de marché envahit tous les aspects de l’existence sous l’effet d’un capitalisme passé d’une forme artisanale et locale vers un réseau de technologies basé sur la production en série, la consommation et la culture de masse. On assiste à un remplacement des sanctions autoritaires « catégoriques » par l’évaluation, à la transformation de la politique en technique, à la substitution de la main d’œuvre qualifiée par les machines, à la redéfinition de l’éducation en sélection de main-d’œuvre, conçue non pour inculquer des savoir-faire mais pour classer les travailleurs et les affecter soit à la classe professionnelle managériale qui prend des décisions, soit à la classe des exécutants.
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