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Gilets jaunes, le temps de la rage ?
©JEAN-FRANCOIS MONIER / AFP

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Frémir est un verbe qui désigne des états contradictoires : on frémit de joie, de peur ou de rage. La rage qui s’empare des Gilets jaunes vient de loin, d’années de déceptions, de frustrations, de tensions entre promesses et résultats, entre réalités et ressentis.

Yves Bardon

Yves Bardon

Yves Bardon, ancien Elève de l’Ecole Normale Supérieure, est en charge du développement international du Cahier de Tendances Ipsos Flair (Brésil, Chine, Colombie, France, Inde, Indonésie, Thaïlande…) pour le Ipsos Knowledge Centre. Consultant Senior, il conseille et accompagne les stratégies des dirigeants et des entreprises pour Ipsos Advise. Il prend part aux campagnes électorales (Présidentielle, Législatives, Municipales) en tant qu’expert de l’opinion. En parallèle, il enseigne à l’Institut d’Etudes Politiques (Sciences-Po Paris).

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Sans remonter jusqu’aux années Chirac ou Sarkozy et à leur impopularité, il y a cinq ans, 72% des Français pensaient que « leurs enfants vivront moins bien qu'eux à leur âge » et 60% se considéraient en « régression sociale » par rapport à leurs parents au même âge, le score le plus élevé des pays sondés. En septembre 2016, 88% estimaient que « les choses vont dans la mauvaise direction », avec trois grandes préoccupations. : le chômage, la pauvreté et les inégalités sociales, la fiscalité. Trois ans auparavant aussi, 68% s'estimaient vulnérables, 61% craignaient d'avoir prochainement à faire face à des difficultés financières et avaient peur de basculer dans la précarité.

L’élection d’Emmanuel Macron, comme celle de Jacques Chirac en 2002 ou de Nicolas Sarkozy en 2007, avait suscité de l’optimisme. Il s’est notamment traduit dans le recul du déclinisme, en baisse de 17 points d’avril 2016 à juin 2017 : 69% Vs. 86% considérant que « la France est en déclin » et 31% (+17) qu’elle « n’est pas en déclin ». Sur le plan psychologique, une sorte de fierté française, de Renaissance, de nouvelle ère, d’envie d’y croire, de « Désir d’avenir » si l’on ose dire, se sont manifestés. L’image conquérante de la France dans le monde, l’intérêt des médias internationaux pour le Président, le prestige symbolique du Louvre ou de Versailles, les Jeux Olympiques 2024 en France, autant de signes que quelque chose se passait – enfin ! – dans le pays. Sur le plan économique, le mot « croissance » est même revenu à l’ordre du jour, avec un PIB à 1,8%, plus qu’estimé en début d’année (1,5%), le moral des chefs d’entreprise est en hausse, il est même question d’embellie concernant les salaires dans le secteur privé. On pouvait donc penser qu’à ce stade, il est juste de parler de « frémir de joie ».

Mais, comme nous l’écrivions fin 2017 « C’est sur le plan social que les choses s’avèrent plus complexes avec une question simple : qui en profite ? Quels sont les effets concrets et personnels de la « reprise » en termes d’emplois, de la suppression progressive de la taxe d’habitation en termes de pouvoir d’achat, de telle ou telle nouvelle loi sur la vie quotidienne ? Aujourd’hui, visiblement peu de monde se sent concerné, à en juger par le ressenti des Français : en novembre [2017], 31% seulement pensent que le pays va dans la bonne direction, le chômage reste leur première préoccupation (45%), à rapprocher des 33% inquiets de la pauvreté et des inégalités sociales. Le plus notable est l’amplification du clivage entre CSP, âge, niveau de diplôme et territoires. Les réactions à la diminution des APL de 5 euros, à l’augmentation de la CSG sans contrepartie pour les retraités et aux mesures fiscales transformant l’ISF en IFI lui font écho et ont même ressuscité l’idée d’un « Président des riches » contre « la France pauvre ».

Dans Ipsos Flair France 2013, nous avions identifiés trois types de populations : les « Otages », les « Légitimistes », les « Jumpers ».

Typiquement, le mouvement « Gilets Jaunes » est né de la population des « Otages », ceux qui se sent prisonnièrs de la situation économique, du chômage, de la précarisation, du marasme ambiant depuis au moins dix ans. Déjà à l’époque, fin 2012, il était question de taxes et d’inégalités insupportables : refiscalisation des heures supplémentaires, augmentation de la TVA, plans sociaux (de PSA à Air France, en passant par Alcatel-Lucent, SFR, Sanofi, Petroplus ou Presstalis), chômage en hausse (10,3%), Affaire Cahusac, Passeport russe de Gérard Depardieu, multiplication des radars…, tous ces ingrédients ont fabriqué une potion amère. Les « Otages », ce sont ceux qui n’ont aucun moyen de ne pas la boire, ceux qui ne peuvent échapper aux dépenses contraintes, aux taxes, aux impôts, alors que d’autres mentent sans vergogne, ont des amis qui leur donnent des passeports pour s’exfiltrer et s’affranchir de tous les devoirs qui pèsent sur les autres.

Jusque-là, les « Otages » ne s’étaient pas organisés à l’échelle nationale ; c’est la raison pour laquelle il n’y a pas eu de mouvement « d’Indignés » en France comme en Europe avec des millions de personnes dans la rue. Rien, même les 3000 plans sociaux post-crise de 2007/2008, n’avait permis de cristalliser une rage capable de réunir les conditions de production d’un Tiers-Etat : des gens qui n’ont rien à voir entre eux mais qui, n’étant ni nobles ni dans le clergé, partagent la même frustration. A l’époque de 1789, plus de 85% de la population. Les « Bonnets Rouges » ont représenté une mini-cristallisation, localisée, violente avec un enjeu précis et professionnellement limité et le gouvernement a cédé.

A l’inverse, les « Légitimistes », comme en 2012, sont ceux qui soutiennent la politique du gouvernement, consentent sans trop de problème à l’impôt et sont très loin des préoccupations des « Otages » : on les trouve à Paris et dans les grands centres urbains, ils sont plus diplômés, plus aisés, plus jeunes.

Quant aux « Jumpers », ils veulent partir ou l’ont déjà fait. Les jeunes, pour réussir et gagner de l’argent, les moins jeunes, pour vivre une retraite au soleil dans un pays où leur rémunération leur permet une qualité de vie égale, la France étant devenue trop chère pour eux.

En 2018, les fondamentaux sont les mêmes, mais le niveau de tolérance des « Otages » a changé et la rage s’exprime, dans toutes ses contradictions, comme au temps des Cahiers de Doléances, les réseaux sociaux en plus… De nouvelles taxes sur les carburants, la suppression de la fiscalité réduite sur le gazole non routier ou encore la hausse de 6,5 centimes par litre de diesel et de 2,9 centimes pour l'essence au 1er janvier 2019 (après 23% de hausse en 2018), le renchérissement des contrôles techniques, l’augmentation du gaz et de la CSG des retraités, le chômage de masse, le style et les propos du Président de la République, les diverses Affaires… tout a été agrégé maintenant et potentialise la production d’un nouveau Tiers-Etat, avec le pastiche des « Sans-Culottes » réincarnés dans les « Gilets Jaunes ». Ce vêtement (l’une des nombreuses obligations qui pèsent sur les automobilistes) ne désigne pas que la fracture entre ceux qui n’ont pas besoin de voiture et tous les autres. Il colore le fameux « ras-le-bol fiscal », il signale l’écart entre l’usage et la doctrine, le réel et l’idéologie, le ressenti et l’idéal, un écart qui ne peut qu’amplifier le sentiment d’un arbitraire qui s’exerce contre la masse des « Otages ».

Leur plus grande frustration ?  Ils ne se croient pas considérés pour ce qu'ils sont, mais pour ce qu'ils payent. Autrement dit, annulés dans leur humanité, leur vie, leur personne, peut-être parce qu’ils pensent qu'un pouvoir inhumain, indifférent à la vraie vie des vrais gens et méprisant, est en place. Il ne s’agit donc pas simplement de réduire une fracture, mais de recréer un lien, une incarnation, une proximité de vie et de cœur entre les Français et leurs représentants qui va bien au-delà des questions de pouvoir d’achat et d’égalité. Peut-être est-ce le moment d’oser le troisième terme de la devise nationale, « Fraternité », pas si naïf…

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