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Comment le mouvement des gilets jaunes éclaire d'un jour nouveau tout ce qui s'est passé depuis le début de la vague populiste
©LUCAS BARIOULET / AFP

Ne regardez plus les élus ou les candidats, regardez les électeurs

Du second tour de l'élection présidentielle de 2002 au référendum de 2005 en passant par le Brexit ou la vague de succès des candidats populistes, les citoyens des pays occidentaux ont fait entendre depuis plus de 15 ans leur rejet du monde globalisé construit par des élites déconnectées.

Christophe Bouillaud

Christophe Bouillaud

Christophe Bouillaud est professeur de sciences politiques à l’Institut d’études politiques de Grenoble depuis 1999. Il est spécialiste à la fois de la vie politique italienne, et de la vie politique européenne, en particulier sous l’angle des partis.

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Atlantico : Dans quelle mesure le mouvement des gilets jaunes vient-il illustrer d'un jour nouveau les différents votes antérieurs, de Donald Trump au Brexit, sur la contestation d'une grande partie des populations occidentales du monde dans lequel ils vivent depuis plusieurs décennies ? Au-delà des explications en termes de racisme, de nationalisme, etc.., ces contestations ne sont-elles pas avant tout un rejet de la tendance en marche, de la mondialisation à l'Europe ?

Christophe Bouillaud: Au-delà de ses aspects folkloriques (le « gilet jaune »), il est certain que cette contestation bien française par bien des aspects, en dehors de toute organisation politique, associative ou syndicale, s’inscrit dans un vaste mouvement de désaveu par des majorités de plus en plus importantes dans de nombreux pays occidentaux des politiques économiques et sociales menées par les dirigeants successifs de ces pays depuis la fin des années 1970.  C’est la thèse des « perdants de la globalisation » illustré en acte. Le lien me parait surtout fort avec le vote du Brexit.  Ce dernier avait opposé, en Angleterre tout particulièrement, Londres la métropole aussi riche que cosmopolite, au reste de cette partie, appauvrie sur le long terme, du Royaume-Uni. On se retrouve dans une situation similaire avec le mouvement des « gilets jaunes ». C’est une bonne part des classes populaires et même moyennes qui semble sympathiser avec ce mouvement. D’après les compilations effectuées par des collègues géographes, cela bouge partout, sauf dans les beaux quartiers et les métropoles. Le livre récent de mon collègue politiste de SciencePo Grenoble et du CNRS, Pierre Martin, parle de « Révolution mondiale » pour désigner, après d’autres, ce nouveau clivage entre perdants et gagnants de la réorganisation de l’économie à l’échelle du globe. Un autre éminent collègue, l’historien Gérard Noiriel, vient de parler dans les colonnes du journal Le Monde du retour de la « question sociale ». Ils ont raison. Il n’y a bien que les économistes les plus standard pour insister encore et toujours sur le fait que tout va bien dans le meilleur des mondes possibles ou presque et que les appauvris le sont à juste titre en raison de leurs défauts intrinsèques de formation ou de localisation. 

En quoi ces mouvements qui ont pu prendre certains analystes par surprise sont-ils en gestation depuis plusieurs années, voir plus d'une décennie ? Ironiquement, en quoi cette espérance d'un autre monde a-t-elle également pu être un moteur de l'élection d'Emmanuel Macron ? 

Il est vrai que les formes prises par ce mouvement totalement hors organisation tendent à surprendre, et qu’elles donnent lieu à une multitude de comparaisons  (comme avec le poujadisme des années 1950 ou l’actuel Mouvement 5 Etoiles en Italie) ou d’analyses plus ou moins pertinentes (sur le rôle des réseaux sociaux surtout). Par contre, l’insatisfaction montante des populations face à la démocratie représentative et surtout face à ses résultats en termes de niveau et de qualité de vie a été très bien repérée par les analystes depuis au moins le début des années 1990, si ce n’est les années 1970. L’affaiblissement de nos démocraties est donc tout aussi progressif que certain, parce que les classes populaires n’y trouvent plus leur compte depuis un bon moment, et que ce sont maintenant les petites classes moyennes qui décrochent. L’idée qu’il y ait des dégâts et des perdants de la mondialisation n’est donc pas du tout nouvelle. On  la redécouvre par contre dans l’espace des médias grand public à chaque fois qu’un événement met en cause la domination des partis traditionnels, les politiques habituelles, ou les carrières des uns et des autres. C’est sûr que comme les occasions de s’apercevoir que cela ne va décidément pas se multiplient ces derniers temps, on peut avoir le sentiment de découvrir tout d’un coup qu’il y a des perdants, pas ou mal compensés de leurs pertes, mais c’est un constat ancien.

Force est aussi de constater que ces constats n’ont servi absolument à rien jusqu’à ce jour. Le sociologue, Pierre Bourdieu, et une équipe qu’il avait rassemblée autour de lui, ont publié en 1993 un important et décisif livre d’enquête sociologique, La Misère du Monde, où il élaborait déjà une théorie, fondée dans le réel de la société française de l’époque, qui expliquait le malheur montant ressenti par une bonne part des classes populaires et moyennes. On pourrait refaire la même chose, en pire sans doute. Mais cela ne change rien, parce que les dirigeants des partis en place sont totalement incapables d’entendre le message qui ne correspond en rien aux aspirations, aux préjugés, aux intérêts du cœur satisfait de leurs propres électorats. Cela dure jusqu’au moment où un événement désagréable survient, comme le Brexit où les Britanniques appauvris ont été décisifs pour le vote Leave. Vous l’avez peut-être noté, mais le Parti conservateur britannique dit maintenant se préoccuper d’inégalités et il a présenté un budget qui sort de l’austérité, et le Labour est redevenu de gauche de gauche dans la personne de son dirigeant, Jeremy Corbyn. De fait, seuls de très gros ennuis rendent raisonnables les partis traditionnels sur ce point décisif aujourd’hui comme hier, celui qui consiste à se soucier de la plèbe si je peux user de ce terme. 

Bien sûr, vous avez raison de rappeler qu’Emmanuel Macron pour se faire élire a joué de son propre « dégagisme » à l’encontre des partis de gouvernement. Il a prétendu faire une « Révolution », titre de son livre de campagne. On notera toutefois qu’une bonne partie de son électorat du premier tour de la présidentielle de 2017 n’est pas entièrement dupe de cette terminologie, et qu’il sait très bien qu’il s’agit d’accentuer les tendances favorables aux gagnants de la mondialisation, sinon comment expliquer la sur-performance électorale du candidat Emmanuel Macron dans toutes les zones du pays où l’on sait qu’habitent justement ces mêmes gagnants (comme à Paris et dans l’ouest parisien par exemple). Mais bien sûr il y a des électeurs situés parmi les perdants de la mondialisation qui ont cru de bonne foi que les choses allaient s’arranger pour eux. Ce sont sans doute une part des « gilets jaunes ». 

Dans quelle mesure l'absence d'offre politique adéquate, pousse-t-elle les électeurs vers un vote "déraisonnable", dont le seul leitmotiv est le rejet du système actuel, une situation ou les électeurs sont prêts à tout essayer ?

Effectivement, on peut se demander ce qui va arriver après le « macronisme ». Ce dernier prétendait déjà se débarrasser de l’ « ancien monde » des vieux politiciens de droite et de gauche (mais pas du centre), qui avaient retardé les nécessaires « réformes » du pays.  Il est à supposer que la plupart des « gilets jaunes » et la plupart de ceux qui les soutiennent se disent actuellement qu’ils n’ont pas voté pour avoir encore une fois la même chose que précédemment. Ce genre d’épisode, quelque qu’en soit l’issue, risque de renforcer encore la tendance qu’on observe dans tous les pays européens à l’augmentation de la volatilité électorale au fil des décennies.

Par contre, bien malin sera celui qui saura imaginer la suite : est-ce que l’échec d’Emmanuel Macron fera revenir en grâce auprès des électeurs les professionnels des anciens partis politiques de droite et de gauche ? Ou est-ce que les électeurs, tout au moins les électeurs qui voudront bien aller voter, se radicaliseront en cherchant si j’ose dire un « vrai » vrai changement ? En France, les alternances se sont succédé depuis 1981, avec l’exception de 2007 où N. Sarkozy a réussi à se présenter en rupture avec son propre camp (le « chiraquisme »). E. Macron dépassait ces alternances en principe par une super-altenrance, mais il n’est guère différent dans ses politiques publiques de ses deux prédécesseurs dans son incapacité à sortir les « perdants de la globalisation » de leur condition. Il est possible que certains électeurs veuillent effectivement aller plus loin dans leur rejet de ce qui existe. Et vu notre système institutionnel, un présidentialisme sans contre-pouvoirs, tout cela peut mal tourner. 

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