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Général Pierre de Villiers : "L'armée est une institution stable car elle a su préserver l’humain au premier rang de ses valeurs dans une société qui a eu tendance à l’oublier"
©JOEL SAGET / AFP

Grand entretien

Le général Pierre de Villiers, après avoir publié "Servir" sur son expérience en tant que chef d’état-major des armées, devenu un best-seller, publie un nouveau livre, "Qu’est-ce qu’un chef" aux éditions Fayard. Cet essai ambitieux sur l’ordre replace l’Homme au centre du système. A la manière d'un officier, il indique au lecteur le cap qu’il faut tenir dans un monde complexe.

Jean-Sébastien Ferjou

Jean-Sébastien Ferjou

Jean-Sébastien Ferjou est l'un des fondateurs d'Atlantico dont il est aussi le directeur de la publication. Il a notamment travaillé à LCI, pour TF1 et fait de la production télévisuelle.

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Pierre de Villiers

Pierre de Villiers

Après quarante années d’une carrière militaire qui l’a conduit à devenir chef d’état-major des armées, le général Pierre de Villiers est président d’une société de conseil en stratégie. Il est également l'auteur de Servir et Qu'est-ce qu'un chef ?, publiés aux éditions Fayard. 

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Jean-Sébastien Ferjou : Sur un terrain un peu civilisationnel, nous sommes-nous tiré une balle dans le pied en mettant l'égalité formelle au-dessus de toute autre valeur puisque le simple fait d'être subordonné est désormais parfois perçu comme une forme de discrimination ? L’autorité n’est plus considérée comme un moyen pour atteindre des objectifs communs mais comme une source d’inégalité, et ce, alors même que chez des populations plus discriminées que d'autres -comme dans les banlieues par exemple, la culture du chef reste centrale… 

Général Pierre de Villiers : Oui, je crois qu'il y a une crise de l'autorité dans notre société, pas seulement en France mais dans notre monde occidental mais je crois aussi qu'il y a un besoin de chef - vous venez de le souligner – et même une envie de chef de la part des Français. C'est précisément pour cela que j'ai écrit ce livre et que j'ai accéléré mon calendrier : écrire deux livres en un peu plus d'un an, c'est quelque chose, et je n'ai pour ma part personne pour les écrire à ma place. Je mets mes tripes lorsque j’écris un livre. 

Et ce qui m’est apparu essentiel, c’était d’évoquer la question de la confiance. C’est la clé ! Car la confiance est ce qui permet l'obéissance, une obéissance non subie, active, une obéissance d'amitié, celle où l'adhésion l'emporte sur la contrainte. Ca c’est la vraie autorité. Aujourd'hui, ce n'est pas toujours cela. Et ce que j'ai vu depuis plus d'un an maintenant dans les entreprises, dans les associations, dans le monde du sport, en politique, c'est que cette notion de confiance disparait, alors que paradoxalement il y a un besoin d'autorité. 

On est passé du "Il est interdit d'interdire" de 68 il y a un peu plus de 50 ans à "Je veux de la discipline, je veux de la rigueur". Ce qui manque souvent aux gens, c’est qu’on leur donne des consignes pour que dans leur sphère de responsabilité, ils puissent trouver des solutions, résoudre des problèmes. C'est cela qu'il faut remettre en place. 

Si la demande d'autorité est belle et bien présente dans notre société, elle reste contestée par les valeurs qui imprègnent le débat public et votre livre « Qu’est-ce qu’un chef » détonne... Les élites françaises seraient-elles le problème ? 

J'évoque dans mon livre la question de la formation de nos élites. Je crois qu'elle est techniquement bonne mais humainement insatisfaisante. Il faut redonner de l'épaisseur et une intelligence du cœur à nos élites. Il ne faut jamais oublier -et c'est le message central de mon livre- que toute autorité est un service et que la première préoccupation du chef, ça doit d'abord être les hommes et les femmes qui sont mis à sa disposition, sous ses ordres. Et que la performance financière, budgétaire, les gains de productivité, la rationalisation, les processus, la comptabilité, tout ça vient après. C'est important mais ça doit venir après.

Au-delà de toutes les contraintes que vous évoquez, pensez-vous qu'il soit possible d'être un bon chef dans un contexte démocratique ? Vous évoquez l'accélération du temps, les contraintes administratives, budgétaires, médiatiques, la pression de l'opinion… Ne sont-ce pas là autant de contraintes pour être un chef démocratique car contrairement à un militaire, lui, a besoin de se faire élire et réélire ?

Ce que je note en effet, c'est que les facteurs de pression qui pèsent sur les dirigeants aujourd'hui sont de plus en plus nombreux, quels que soient les domaines et les fonctions. Je m'adresse à tous, que les gens soient en position de commandement ou d'obéissance, car finalement un Français reste responsable de ses choix, de diriger sa vie, "de son propre chef", expression que j'aime beaucoup. 

Effectivement, chaque chef ou subordonné est confronté à cette problématique de la difficulté grandissante à déployer l’autorité. Mais je crois fermement qu'il est possible d'être un bon chef dans nos sociétés démocratiques. Il suffit simplement de remettre au cœur de sa préoccupation principale la personne, les hommes ou les femmes qu'on a l'honneur de diriger. C'est simple, peut-être trop souvent oublié mais c’est efficace. 

Aujourd'hui 33% des Français se disent prêts à accepter un régime autoritaire, et 55% à confier la direction du pays à des experts non élus, selon un sondage Ifop publié sur Atlantico en 2017. Êtes-vous inquiet pour la stabilité de notre démocratie ?

Oui je suis inquiet par rapport à la situation actuelle. Les facteurs de pression qui pèsent aujourd'hui sur les dirigeants politiques sont multiples. Il y a la question de la maîtrise du temps, celle des technologies – qui sont une rupture, le climat sécuritaire avec la conjonction simultanée du retour des stratégies de puissance menées par certains Etats et du terrorisme radical, le dérèglement climatique (tout cela étant lié), des mouvements de migrations incontrôlées, une crise de l'autorité, la montée de l’individualisme… 

Il est plus difficile d'être un chef aujourd'hui. C'est pourquoi je considère qu'il est nécessaire de revenir aux fondamentaux de ce qui constitue un chef. Il ne faut pas que l'homme organise sa propre éviction de notre société par des décisions qu'il prend lui-même.

Si nous voulons consolider nos démocraties, il faut que l'homme en tant qu'individu et qu'être responsable reprenne son destin en main et continue à en être le chef.

Au moment de votre démission, Emmanuel Macron avait tenu à rappeler qu'il était votre chef et celui de tous les militaires. Dans votre livre, vous vous présentez comme un praticien de l'autorité, difficile de ne pas y voir un pied de nez à la tendance du président de la République à théoriser sa fonction... ?

Je comprends cette question mais vous assure que je n'ai pas écrit ce livre en pensant à une personne. Mon livre n'est pas fait pour mettre une note sur quiconque. Je ne porte pas de jugement sur le Président de la République en tant que chef des Armées, en tant que chef des Français. Il a été élu, il est responsable, il prend ses décisions et je n'apporte aucun commentaire. 

Chacun peut lire mon livre et venir y chercher les choses qui le concernent en fonction de ses forces et de ses faiblesses -on en a tous, moi le premier- et en fonction de la vie qu'il mène, du domaine dans lequel il est. C'est cela, mon raisonnement. Si mon livre peut être utile pour tout le monde, je m'en réjouis. Mon message, c’est qu’il est essentiel de remettre au premier rang des préoccupations du chef les conséquences de ses décisions sur les hommes et les femmes qu'il a l'honneur de diriger. Il faut établir ou rétablir la notion de confiance, lanotion d'exemplarité, celle d'absorbeur d'inquiétude et de diffuseur de confiance…

Je ne fais pas de politique, je ne suis pas un politique mais un soldat. C'est mon expérience de soldat que j'ai envie de transmettre. Et l'année que je viens de passer dans le monde civil m'a conforté dans l'idée que s’il existe des tas de bons chefs, il y a encore une marge de progrès au sein de la société française.

Qui seraient pour vous des chefs exemplaires ?

Je vais prendre trois exemples, deux militaires et un civil, tous très différents, pour vous montrer que je ratisse large. 

Un chef au présent d’abord : je suis passionné de football et c'est naturellement que j'en viens à évoquer Didier Deschamps. Il a été très critiqué parce qu'il n'avait pas forcément sélectionné les meilleurs joueurs techniquement. Pour autant, il avait sélectionné la meilleure équipe, à tel point qu'il nous a fait gagner la Coupe du Monde. Il a fait de l’équipe de France une équipe de combattants, soudée, unie, avec une vraie fraternité et un sens du patriotisme aigu que nous n'avions pas connus depuis longtemps. 

On voit bien, et c'est ça mon message d'espérance, que tout est possible, y compris aujourd'hui quand un bon chef le permet. Je crois que les Français et les Françaises aspirent à cette unité. Il y a une envie de chef qui les réunisse.

Deuxième et troisième exemples historiques : deux chefs militaires, deux maréchaux, qui m'ont façonné. Ils ne s'aimaient pas trop tous les deux. Ce sont de Lattre et Leclerc. 

Le maréchal Leclerc est à Koufra, en Libye, très seul mais qui constitue progressivement son armée, avec des équipements de bric et de broc et des hommes de tous les pays, et de pays d’Afrique en particulier. Il prononce ce serment : nous nous arrêterons que quand le drapeau flottera au sommet de la cathédrale de Strasbourg. C'est le serment de Koufra. Il réussit à fédérer ses hommes, à les mettre en marche, de Koufra et jusqu'à Strasbourg et même jusqu'à Berchtesgaden en Bavière. C'est un formidable exemple de capacité à fédérer. 

Ca me touche car je suis un homme d'unité. Je suis extrêmement inquiet de la fracture et des divisions grandissantes de nos sociétés occidentales, comme une maladie qui nous sépare.

Dernier exemple, le maréchal de Lattre de Tassigny. En 1974, j'ai porté le bâton du maréchal de Lattre à l'anniversaire de sa mort. Il a été le chef de mon père en 1936-38 au 151e régiment d'infanterie et j'ai donc été baigné dans des anecdotes. C'était un vrai chef. Il avait du caractère. Il savait s'entourer de gens très diversifiés en âge, en compétence, en provenance, en culture… souvent des subordonnés difficiles, avec du caractère.

La capacité à amalgamer les différences, l'unité, la ténacité… voilà ce que je retrouve en ces modèles

J'aurais pu vous parler aussi de Lyautey, de sa réflexion sur le rôle social de l'officier ou encore de l'importance qu'a eu pour moi Clemenceau qui est né dans le même village que de Lattre, tout en incarnant une vision de la France bien différente de celle de de Lattre.

Votre question sur les figures de chefs exemplaires est donc très judicieuse : il faut donner aux Français et notamment aux jeunes, des modèles, pas des contre-modèles. Il faut les tirer vers le haut et non les rabaisser à une forme de médiocrité. 

On recrute près de 25 000 jeunes tous les ans dans l'armée. Parmi ces jeunes, il y a des bac+7 et des sans études. Il y a des gens paumés qui arrivent dans des situations très difficiles. En six mois ou un an, on en fait des héros capables d'aller sous le feu chercher leurs camarades.  C'est possible ! Je crois que ce facteur de l'unité, de la fraternité, de la cohésion est fondamental. Plutôt que de la division, de la polémique incessante.

Une bonne partie du livre porte sur la crise du sens que connaissent nos sociétés. Vous écrivez à ce sujet que le rôle du chef est aussi d’allumer le « feu sacré chez les jeunes ». Mais un bon chef peut-il l’être de ce point de vue sans un bon Dieu ou en tous cas un bon système de valeurs spirituelles de référence ? Sinon, comment réinsuffler du sens dans une société où tous les émetteurs traditionnels ont été dissous ? 

Une des raisons pour laquelle l'armée est très populaire aujourd'hui -on est autour de 85%, de quoi faire rêver tous les politiques- est que nous sommes une institution qui a conservéune colonne vertébrale, des valeurs stables, qui incarne la confiance, la discipline, la rigueur, le bien, le mal, tu seras récompensé ou puni, l'ascension sociale, les faibles écarts de rémunération quand on compare au monde civil… On peut commencer seconde classe et terminer général. 

Vous avez raison, ces notions, ces valeurs, ces vertus sont essentielles. C'est ce qui fait que les jeunes, tous les jeunes, sont heureux chez nous. Ils viennent de toute la nation et on est un laboratoire qui montre que c’est possible. C'est ça qui est extraordinaire. Et on ne les emmène pas produire quelque chose dans une entreprise ou générer des ressources financières, mais bien jusqu'au sacrifice suprême le cas échéant, avec des blessés et des traumatismes, vous le savez. 

C'est ce qui me fait dire qu’il est possible de parvenir à ce type de résultats dans une démocratie si on restaure l'autorité. Il faut restaurer l’autorité et dès lors, il est possible de redonner du sens. 

Les chefs doivent savoir créer un équilibre entre les quatre dimensions que je décris dans mon livre : la santé, l’intelligence –il y en a beaucoup- le cœur –il y en a un peu moins- et puis la dimension transcendantale, la capacité à se retrouver seul face à soi-même, face à ce qui est essentiel. 

Ces quatre dimensions doivent être présentes. Ce n'est pas toujours le cas aujourd'hui. Il faut revenir à de l'épaisseur afin de fédérer notre creuset national. Il faut revenir à ce que sont les valeurs qui nous rassemblent, à ce que sont une nation, une communauté d'hommes et de femmes qui vivent autour de ces valeurs… Qu'est-ce qu'un État, qu'est-ce que la patrie -l'héritage de nos pères, la terre qu’on reçoit-… tout cela doit être remis en ordre en effet. Votre question est essentielle, je pense y répondre assez clairement dans le livre.

N’êtes-vous pas en train de nous décrire un paysage ou l’armée serait la seule institution de la République qui tienne encore véritablement debout et que donc,  la seule carte qui demeurerait dans un paysage de corps intermédiaires déliquescents serait celle d’un militaire jouant le jeu démocratique pour restaurer les valeurs de la République à la manière d’un de Gaulle?

Je ne dirais pas que l'armée est la seule institution qui résiste. Il y a beaucoup d'hommes et de femmes de bonne volonté partout en France. J'en ai rencontré partout, dans des domaines et institutions divers. On a cependant l'impression que depuis quelques années, l'armée est devenue le pompier de la République. On le voit avec le service national universel et tous les débats autour de ce sujet. On le voit dès qu’il y a une crise. Alors que nous venons de commémorer les attentats du Bataclan, je sais pour avoir vécu ces évènements tragiques quel rôle peut avoir un chef militaire, y compris pour participer à la défense du sol national, qui n'est pas du ressort des Armées directement mais du ministère de l'Intérieur.

L'armée est une institution stable parce que dans une société qui a parfois eu tendance à l’oublier, elle a su préserver l’humain au premier rang de ses valeurs. C'est fondamental et je le dis sans langue de bois. 

Mais moi, je ne ferai pas de politique donc s’il devait y avoir un général qui en fasse pour aider la France si c’était votre question… ce ne sera pas moi en tout cas ! Mais je vous rejoins sur la crise d’autorité que connaît notre démocratie et sur la crise de la formation de nos élites et il est crucial des'interroger là-dessus. On voit bien monter la colère des Français, qui est arrivée après l'inquiétude et le doute.

Vous parlez beaucoup de relativisme dans le livre…

Bien sûr, j'en parle. L'armée en est à l'écart, il me semble. Tout ne se vaut pas. En revanche la justice, l'égalité, qui n'est pas l'identité, sont importantes : quels que soient l’âge, le sexe, la provenance de nos recrues… ce qui compte, c'est la qualité, l’expertise, la compétence.

Vous évoquiez le 13 novembre, on a eu vent de certaines situations d'islamisation et de radicalisation au sein de l'armée-même. Est-elle vraiment préservée des maux qui traversent le reste de la société ?

L'armée incarne la nation dans sa globalité. N'étant plus chef d'état-major depuis un an, je n'ai pas d’informations récentes… et vous pensez bien que ces données-là ne se trouvent pas sur internet. Quand j'étais chef d'état-major, tout ceci était particulièrement bien géré. Nous avons un système de commandement qui fait que les capteurs de la radicalisation d'un jeune dans une section ou dans un groupe permettent d'être tout de suite à l'œuvre. Malgré tout, personne n'est à l'abri et ces capteurs montraient bien qu’il y avait un phénomène de radicalisation qui pouvait aussi nous toucher. Je le dis dans mon livre, ce n'est pas parce qu'on a battu Daech, qu'on a gagné cette guerre, qu'on a gagné la guerre. On n'a gagné qu'une bataille. C'est valable à l'extérieur et à l'intérieur du territoire. Et dans le territoire, dans toutes ces institutions, même si je sais que l'armée est particulièrement vigilante.

Le terrorisme est un sujet qui provoque bien des inquiétudes en effet  et vous écrivez d’ailleurs que le chef doit être un absorbeur d'inquiétude : comment trouver l'équilibre entre un discours réaliste sur l'état de la société française mais du coup potentiellement anxiogène et un discours qui porte les cœurs et les esprits ?

Je ne suis pas un politique, je m'adresse à l'ensemble des Français car le défi nous concerne tous. Je crois qu’il est possible de restaurer la confiance : absorbeur d'inquiétudes, diffuseur de confiance. A condition que toutes les décisions prises le soient avec comme première préoccupation, leurs conséquences : quelles sont les conséquences pour les personnes, quelles sont les conséquences pour les hommes et les femmes et non pas quelles sont les conséquences financières, économiques, techniques, administratives, juridiques ? C'est bien là la conséquence fondamentale, retrouver le sens de l'homme et de la femme. A ce moment-là vous êtes absorbeur d'inquiétudes et diffuseur de confiance.

Pour moi le rôle du subordonné et des équipes qui obéissent d'amitié, c'est le courage de dire la vérité. C'est aussi ça la vraie loyauté : dire la vérité. C'est très difficile et ça nécessite des qualités qui ne sont peut-être pas assez développées, notamment le courage. Le courage, le caractère, l'indépendance d'esprit, la liberté. Il y a un lien direct entre la liberté et l'autorité. Si vous n'êtes pas libres lorsque vous exercez l'autorité, vous êtes auto-ficelé sur vous-même et vous ne prendrez pas de bonnes décisions car vous écarterez celles qui pourraient être dangereuses pour votre propre personne. Un chef ça n'est pas quelqu'un qui est tourné vers lui-même mais vers les autres, vers le bien commun.

J'aime beaucoup l'Histoire et la courtisanerie, c'est vieux comme le monde. J'ai été amené à exercer mes fonctions au sommet de l'Etat ces 10 dernières années et j’ai vu que la courtisanerie continuait bien à exister aujourd'hui. Mais elleest l'ennemie de l'autorité parce que pour l'exercer avec justesse et justice le chef doit être éclairé par ses subordonnés en vérité. C'est là où l'on doit axer son autorité sur la responsabilité et pas sur le pouvoir. Je n'ai jamais été un homme de pouvoir, je suis toujours resté libre. Mais la liberté n'est pas l'opposition au chef mais la garantie pour le chef que la décision qu'il va prendre est la bonne sinon ses équipes lui auraient dit : "Attention vous êtes en train de vous planter".

Pour paraphraser Simone de Beauvoir, "on ne naît pas chef, on le devient". Pensez-vous que tout le monde puisse être chef ?

Je le dis dans le livre, on ne naît pas chef, on le devient grâce aux autres. Vous avez des gens qui ont naturellement des talents, c'est la nature. Il y a des créatifs, des analystes. C'est cette richesse qui fait que dans une section, on arrive à avoir une foultitude de talents différents. L'art du chef est de les mettre en synergie pour le bien commun.

Donc oui, certains sont plus faits pour être chef et d'autres plus pour être dans l'obéissance. Mais ces deux états sont aussi nobles l’un que l’autre et se rejoignent pour l'intérêt général. 

Vous dites qu'un chef doit épouser son époque, en tout cas d'un point de vue matériel.

Un chef ne discute pas son époque, il l'épouse.

Mais d'après votre livre, il peut la discuter au niveau des valeurs. Avec l'accélération du temps et technologique, est-ce que l'expérience et la maturité que confère l'âge sont toujours les qualités qui peuvent faire un chef aujourd'hui ? Peut-on encore être vieux et chef ?

Je fais partie de ceux qui croient que la richesse provient de la diversité des talents. Cette diversité vient de celle des expériences, des générations, des expertises. J'ai tenté comme chef d'état-major de ne pas choisir autour de moi des gens qui étaient comme moi au seul motif que c'est plus facile à vivre. Parce qu'on se sent bien, qu'on est compris et entendu. Sauf qu'on se prive de la diversité. Et la diversité d'une équipe de foot par exemple, c'est ce qui fait sa richesse. La diversité humaine, technique et d'expérience.

Maintenant, pour revenir à la question de l’âge, je vous dirais que la jeunesse est un état d'esprit et que l'art de gouverner est celui d'unir les générations. Il faut les avoir autour de soi,toutes représentées. En tout cas, ça a été mon choix.

Aujourd'hui avec la complexité des décisions à prendre, si vous pensez qu'un chef ne vaut que par lui-même, vous faites erreur. Un chef vaut par son entourage, j’en suis persuadé.

Un autre point sur lequel vous insistez dans le livre est celui de la maîtrise du temps… 

La dimension temporelle est fondamentale. D'ailleurs, le premier chapitre de mon livre commence en présentant les deux dimensions principales d'un chef qui sont l'autorité et le temps. Je crois que l'un donne l'épaisseur et l'autre la profondeur. On ne réfléchit pas assez  aux évolutions de cette notion de temps dans notre société, que ce soit pour les Français ou pour ceux qui la dirigent. On me demande toujours ce qu’était ma principale difficulté en tant que chef d'état-major des Armées. Est-ce que c'était les opérations, la transformation des Armées, les relations comme conseiller du gouvernement avec les autorités politiques ? Je réponds : la gestion du temps, de mon agenda. Et ce n'est pas pour surprendre que je réponds ça. C'est la vérité. Ma principale difficulté était bien la gestion de mon agenda et elle a même été croissante entre ma prise de fonction en février 2014 et mon départ en juillet 2017. J'ai vu l'accélération du temps. J'utilise l'expression "le temps presse, le temps stresse" en essayant de raccrocher cela à des réflexions que j'entends ici ou là, dans la rue. Mais cette notion temporelle est fondamentale pour tout dirigeant de mon point de vue.

Vous mettez l'accent dans votre livre sur l'importance pour un chef de déléguer, ce qui est d’ailleurs un moyen de gérer le temps. Mais pensez-vous que dans un monde oùl'autorité s'est un peu dissoute, on puisse toujours facilement déléguer ? On voit bien que la tentation de beaucoup de chefs est d’essayer de tout faire eux-mêmes, peut-être pour des raisons narcissiques mais aussi parce que l’autorité est moins forte qu’avant et donc la confiance en ses subordonnés également ?

Vous avez complètement raison, mais il est un autre facteur, qui est que quand on doit, en tant que chef, réagir quasi-instantanément, on essaie d’avoir toutes les données en même temps. C'est une grave erreur. Et c'est pour cela que le temps est une dimension fondamentale. C'est pour cette raison que tout "remonte" au chef. Chevènement disait déjà que tout "remonte au ministre", et ce dès 1991.

Je crois qu'il faut éviter que tout remonte au chef.  Au contraire : l'autorité, ce n'est pas le chef qui fait pression sur ses subordonnés. L'autorité, c'est quand les subordonnés amènent au chef les solutions au problème. C'est le principe de subsidiarité : chacun doit pouvoir décider à son niveau. Il faut qu'il y ait responsabilisation, délégation et faire en sorte de faciliter l'imagination du subordonné qui doit trouver les solutions. C'est le bon schéma de fonctionnement de l'autorité aujourd'hui.

Je rappelle que le mot autorité vient du latin auctoritas, du verbe augeo, ce qui signifie "augmenter", "élever vers" et non pas "faire pression». Je crois que l'autorité du chef, du dirigeant doit être tournée vers les autres et non vers son propre pouvoir. Le chef doit être un homme de responsabilité et non pas un homme de pouvoir. J'ajoute pour terminer que quand on se repose sur ses équipes, on s'économise. L'économie des forces est un des trois principes de la guerre de Foch, référence de circonstance en ces temps de commémoration du centenaire de l'armistice. C'est là encore fondamental : quand on est chef, il faut s'économiser. Si vous êtes en situation de crise permanente, vous n'avez plus de capacité à gérer une nouvelle crise. Quand j'étais en opération, j'ai toujours veillé à ne jamais être en zone rouge, à toujours en avoir "sous la pédale" comme on le dit dans le jargon automobile. Et pour cela, il faut déléguer. Il faut développer la confiance, terme clé.

L’opposition a reproché au Gouvernement de s’attaquer aux moyens de la Défense en annulant 319 millions d'euros de crédits d'équipement et en mettant fin au financement interministériel du surcoût des OPEX, en contradiction totale avec la Loi de programmation militaire (LPM). Est-ce un marché de dupes avec nos Armées ?

La satisfaction pour moi, c'est la loi de programmation militaire 2019-2025 avec un budget équivalent à 2% du PIB destiné aux armées. Mais j'ai toujours annoncé depuis cette loi trois points de vigilance. Le premier est la gestion 2018, le deuxième l'exécution effective de la loi et le troisième la majorité de l'effort se situe en 2023-2025.

Le premier point de vigilance, nous y sommes, il s'agit que les engagements soient tenus et que le budget voté soit exécuté tel qu'il a été voté et que le financement des OPEX, au-delà de ce qui budgété soit 650 millions d'euros, soit financé en interministériel. C'était l'engagement… Si ça ne se déroule pas comme cela, les promesses ne sont pas tenues.

Est-ce que cela veut dire le fait que l'armée pourrait s'adresser directement aux Français en les prenant à témoin de ces promesses non tenues ?

Le budget va être voté. Je suis ça avec intérêt mais je fais confiance aux responsables politiques et militaires pour revenir à ce qui était promis. Nous sommes dans un cas de figure particulier. Ma démission a été une première dans la Vème République, elle a mis le doigt sur cette situation et ces promesses… On verra si elles sont tenues.

A lire aussi sur Atlantico, deux extraits de "Qu'est-ce qu'un chef ?" :

Reconstitution d'un creuset national : l'importance de l'autorité pour garantir l'équilibre de la société

L'armée, une des dernières institutions qui ont conservé leur ascenseur social en parfait état de marche

"Qu'est-ce qu'un chef ?", publié aux éditions Fayard. 

Le précédent livre de Pierre de Villiers, Servir, vient d'être publié au format poche, aux éditions Pluriel. 

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