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Itinérance présidentielle et querelle Pétain : le triomphe d'une mémoire édifiante et pacifiste
©Reuters

Polémique

Voilà les différentes leçons à retenir de la polémique absurde et dérisoire concernant l'"hommage à Pétain".

Eric Deschavanne

Eric Deschavanne

Eric Deschavanne est professeur de philosophie.

A 48 ans, il est actuellement membre du Conseil d’analyse de la société et chargé de cours à l’université Paris IV et a récemment publié Le deuxième
humanisme – Introduction à la pensée de Luc Ferry
(Germina, 2010). Il est également l’auteur, avec Pierre-Henri Tavoillot, de Philosophie des âges de la vie (Grasset, 2007).

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De la polémique de "l'hommage à Pétain", absurde et dérisoire en elle-même, on peut tirer une leçon politique et "mémorielle" simple : dans la France de 2018, la reductio ad hitlerum interdit de prononcer de nom de Pétain pour rappeler qu'il fut un "grand soldat" de la plus grande bataille que la France ait connue et gagnée. De  ce constat, on peut selon moi tirer une raison de se réjouir, une raison de s'affliger et une raison de s'inquiéter.

La raison de se réjouir tient au fait qu'à travers Pétain, c'est l'antisémitisme qui est moralement condamné. C'est évidemment en soi une excellente chose mais il faudrait tout de même rappeler que ce n'est pas en interdisant à l'armée française de rendre hommage à ses chefs qu'on luttera plus efficacement contre le nouvel antisémitisme, celui  de la France du XXIe siècle.

La raison de se désoler réside dans le constat que le nouvel ordre mémoriel justifie le sacrifice de la vérité historique au nom de la morale. Il s'est même trouvé quelques historiens (plus précisément, des historiens de la période de la Seconde Guerre mondiale) pour réclamer, au nom de la distinction entre histoire (objective) et mémoire ("sélective"), qu'on s'opposât à l'hommage aux "huit maréchaux" souhaité par la hiérarchie militaire. On est en droit de parler ici de "nétationnisme bienpensant". Je ne conteste pas la conception du Bien qui a conduit à condamner les propos du président; je la partage pleinement. Mais si l'on définit le négationnisme par la volonté délibérée d'arracher une page de l'histoire et la bienpensance par le fait de placer le Bien au dessus du Vrai, force est d'admettre que le mouvement d'opinion hostile à "l'hommage à pétain" est l'expression d'un négationnisme bienpensant.

La raison de s'inquiéter tient à un point qui n'a pas été à mon sens suffisamment souligné. Il n'y a pas que la mémoire de la Seconde Guerre mondiale qui a évolué, celle de la Grande Guerre également. Pourquoi le discours par lequel De Gaulle rendait hommage, le 11 novembre 1968 aux Invalides, aux "huit maréchaux de France" n'est-il plus possible aujourd'hui ? Est-ce exclusivement en raison de "la centralité nouvelle de la victime juive" ? Je ne le crois pas et je pense que cette hypothèse confond la cause et l'effet. Quand on évoque 1968, ce n'est pas, soyons francs,  à la cérémonie du cinquantenaire de 14-18 que l'on pense spontanément.  Mai 68 marque une étape importante dans l'inflexion de la mémoire collective de la Grande Guerre. J'ai grandi dans l'athmosphère de la contre-culture des années 70 : rien n'était plus ridicule aux yeux des adolescents d'alors que la figure de "l'ancien combattant" décoré à l'occasion du 11 novembre. Pour moi, la guerre de 14-18 n'évoquait qu'une chanson de Brassens tournant en dérision la glorification stupide d'une guerre stupide et des valeurs stupides de l'héroïsme militaire.

Que s'est-il passé depuis un demi-siècle ? Les derniers "poilus" sont morts. De Gaulle est mort. Ne restent sur la scène que les générations élevées dans l'idée que la Grande Guerre ne représente rien d'autre que le symbole de l'horreur de guerre. Hitler et la Shoah fournissent rétrospectivement à la Seconde Guerre mondiale un sens politique que la Première semble avoir définitivement perdu dans la mémoire collective. Ou plus exactement, l'unique leçon politique que l'on tire du souvenir de la Grande Guerre est qu'il ne doit plus y avoir de guerre en Europe. "Plus jamais ça !": la célébration du 11 novembre est la célébration de la paix, de l'idéal pacifiste, la célébration de la fin des guerres franco-allemandes malencontreusement interrompue par la parenthèse nazie, que la part maudite de l'héritage de la Grande Guerre, le bellicisme, a rendue possible. Dans la nouvelle mémoire collective, le 8 mai 1945 symbolise la fin victorieuse d'une guerre contre le Mal; le 11 novembre 1918, la fin du Mal que représente la guerre elle-même, et avec elle le culte patriotique de l'héroïsme militaire.

Le thème central du nouveau récit de la Grande Guerre, qui domine à la fois la commémoration du centenaire et les programmes scolaires, est celui de la compassion pour les "victimes" de la guerre: les malheureux poilus dans la boue des tranchées, les "gueules cassées", les mutins qu'on fusille, la souffrance des populations civiles. Comme l'a récemment écrit Barbara Lefebvre à propos de l'enseignement de l'histoire au collège et au lycée: "Le conflit est désormais réduit à une seule entrée thématique, celle du carnage pré-totalitaire." Pour le dire de manière simple mais à peine caricaturale, on assiste à une dépolitisation et à une démilitarisation de la mémoire de la Grande Guerre. Une mémoire humanitaire, compassionnelle, s'est substituée à la mémoire politico-militaire. On n'enseigne plus la chronologie des événements ni les enjeux stratégiques de la guerre mais "l'expérience combattante dans une guerre totale". On ne célèbre plus l'effort de guerre ni la victoire mais les victimes, toutes nationalités confondues, de la grande boucherie. Dans ce nouveau contexte mémoriel, l'hommage aux huit maréchaux n'a rigoureusement aucun sens. S'il y avait des victimes, c'est qu'il y avait des bourreaux : les responsables politiques et, davantage encore, les chefs militaires font office de bourreaux.

Voilà pourquoi Emmanuel Macron s'est planté en reproduisant les propos historiquement justes de ses prédecesseurs. Sa déclaration arrivait comme un cheveu sur la soupe, en contradiction avec l'esprit de la commémoration du centenaire dont il était le chef d'orchestre, esprit qu'il a d'ailleurs contribué lui-même à insuffler en décidant de supprimer la parade militaire pour ne pas donner à la cérémonie du 11 novembre "une expression trop militaire". La nouvelle mémoire collective est aussi une nouvelle (in)intelligence collective : il n'y a plus d'oreille, désormais, pour entendre ce que signifie la distinction entre le "vainqueur de Verdun" et le "traître de 40". Il n'y a plus qu'une mémoire édifiante et pacifiste qui confond dans une même opprobre le boucher de Première Guerre et le collabo génocidaire de la Seconde. Les deux figures mémorielles se superposent pour n'en former qu'une seule, celle de la crapule exterminatrice.

Cette évolution mémorielle s'inscrit cependant dans une continuité. En réalité, le peuple français est converti au pacifisme depuis 1918, pour le meilleur (la réconciliation franco-allemande de l'après 1945) et pour le pire (l'irénisme des années 30 et le défaitisme de 40). La mémoire familiale a transmis le récit de la tragédie de la Grande Guerre. A l'âge où j'écoutais Brassens, j'entendais aussi ma grand-mère, viscéralement pacifiste (et néanmoins admiratrice du "vainqueur de Verdun"),  évoquer l'hécatombe des jeunes hommes de son village, un drame vécu alors qu'elle était adolescente et qui l'a marquée pour la vie. Après une phase de coexistence avec le culte nationaliste du "héros" de la Grande Guerre, après le bout de chemin parcouru en compagnie de l'antimilitarisme des années 70, la mémoire pacifiste triomphe aujourd'hui à travers le regard compatissant porté sur les poilus et l'indifférence massive à l'égard des événements et des enjeux politico-militaires.

Pourquoi faire de cette évolution de la mémoire un motif d'inquiétude ? Qu'on me comprenne bien : je n'entends pas "dénoncer" cette nouvelle mémoire collective édifiante et pacifiste. J'y participe moi aussi, dans sa dimension pacifiste à tout le moins (je m'obstine en revanche à préférer, par déformation professionnelle sans doute, la vérité, l'objectivité historique à la moraline mémorielle). Je n'éprouve pas la moindre nostalgie pour le nationalisme et l'héroïsme militaire. Je me réjouis au contraire que nous soyons débarrassés de la religion séculière du nationalisme qui permettait de sacrifier en toute bonne conscience les vies humaines et de justifier les hécatombes. Je constate cependant qu'à cette mémoire édifiante et pacifiste correspond l'état délétère d'un espace public traversé par les anathèmes moralisateurs et les complaintes victimaires, un espace public dans lequel il n'y a plus guère de place pour le débat proprement politique.

Sur le plan politique, précisément, je crains que le projet Gaullien de maintenir la France dans l'Histoire, d'en faire un acteur historique doté d'une autonomie stratégique, n'ait été qu'une parenthèse historique. La mémoire édifiante et pacifiste, qui est d'ailleurs aujourd'hui une mémoire européenne, non une mémoire spécifiquement nationale et française, ne permet sans doute plus de lui conserver un sens. Lorsque j'ai entendu Eric Ciotti condamner les propos d'Emmanuel Macron sur Pétain, j'ai compris que ce qu'on appelait naguère "le parti gaulliste" avait atteint le stade de la mort cérébrale, sans réanimation possible. Je crains qu'il n'existe aucune force politique en France susceptible de soutenir un projet de redressement national, ni aucune force politique en Europe pour soutenir le projet de construction d'une Europe puissance. Il n'y a plus de "souverainisme", ni national, ni européiste. Il n'existe, comme on le verra sans doute à l'occasion des élections européennes, que des forces politiques "protectionnistes", nationalistes ou européistes, exclusivement soucieuses du bien-être des peuples, de leur sécurité sociale, écologique ou culturelle, dans une indifférence générale à l'égard des enjeux stratégiques qui conditionnent le destin politique des nations européennes.

La raison de s'inquiéter tient à la seule analogie que l'on puisse légitimement faire entre la situation actuelle et les années de l'entre-deux-guerres : l'anlogie entre l'irénisme français d'alors avec l'irénisme des peuples européens aujourd'hui, indifférents à leur destin historique dans un monde qui, sous l'effet de la troisième révolution industrielle en cours, connaît un profond bouleversement des rapports de puissances.

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