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La folie du healthy ou le retour de la pensée magique
©Bennett Raglin / GETTY IMAGES NORTH AMERICA / AFP

Bonne santé

La recomposition des habitudes alimentaires et la volonté de reprendre possession de son quotidien qui se cache derrière est une chose saine. A condition que cela ne vire pas à l'obsession.

Eugénie Senlis

Eugénie Senlis

Eugénie Senlis est chercheuse en humanités au sein du cabinet de conseil Eranos, diplômée de Sciences Po et future titulaire d’un double master avec l’école de design Strate et Sciences Po.

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Atlantico : Cette recherche d'une vie parfaitement saine et contrôlée est-elle un phénomène récent ? En quoi le contexte de notre époque s'y prête-t-il ?

Eugénie Senlis : Vouloir tenter de gérer sainement sa vie, ce que nous mangeons notamment, n’est pas récent. Les sociétés ont toujours connu des moments de crispation autour de l’alimentation, pendant des moments difficiles; famines, guerres, maladies, qui ont généré des modifications de comportements plus ou moins passagères. Par exemple, les boulangers ont périodiquement été associés à des empoisonneurs à cause de l’ergot de seigle, un champignon dont la consommation provoque des effets psychotropes et des intoxications qui ont décimé des villages entiers tout au long du Moyen-Âge. Des légendes urbaines autour de la vente de produits douteux ont souvent circulées comme celle d’un barbier qui aurait égorgé ses clients au fond de sa boutique pour en vendre de la chair sous forme de tourtes, popularisé dans la littérature par le personnage de Sweeney Todd.

Aujourd’hui, ce genre de craintes populaires existe encore, sous des formes moins localisées, et se généralise avec la variété des produits disponibles, notamment sous forme d’aliments préparés et emballés. Après la Seconde Guerre mondiale, l’industrialisation massive des Trente Glorieuses a vu le règne des préparations alimentaires industrielles qui voulaient émanciper “la ménagère” puis rendre plus rapide et facile la cuisine dans un contexte d’urbanisation croissante, de professions de bureau loin du domicile, pris “sur le pouce”. A partir des années 1980 on a commencé à se poser des questions sur la fabrication et la provenance de ce que nous mangions, avec des scandales comme celui de la vache folle ou plus récemment les vidéos montrant les conditions de mise à mort des animaux dans les abattoirs qui ont suscité l’émoi des consommateurs et une prise de conscience de l’impact de nos habitudes alimentaires sur la santé et des risques liés aux produits transformés. Si les premières motivations quant au choix de mode de vie sont d’ordre financières autant qu’issues d’une socialisation familiale, la jeune génération française des années 2000 a grandi avec les campagnes de sensibilisation du gouvernement “manger-bouger” et a grandement intégré leurs messages, qui invitent à manger des produits frais, moins gras, ni trop sucrés ni trop salés, et de surcroît biologiques voire locaux.

Cette recomposition des habitudes alimentaires se marie très bien avec un aspect contextuel de notre époque: la recherche d’une l’expression personnelle à travers nos expériences quotidiennes, comme on pourrait porter un vêtement particulier ou pratiquer un sport, nous inscrivant dans une tendance et un groupe social dans lequel nous nous retrouvons.

Que traduit le fait de s'investir de manière obsessionnelle dans cette quête ? Est-ce un moyen de combler un sentiment de vide ?

D’abord, je ne suis pas certaine que vouloir manger “healthy” soit une obsession. Je pense que les médias, les réseaux sociaux et le marketing contribuent à véhiculer une image stéréotypée du consommateur “conscient”, qu’il soit végétarien.e ou végan.e. qui achète bio ou cuisine systématiquement. Les pratiques de consommation dites “healthy” (notons que l’anglicisme démontre que le marketing s’est accaparé le phénomène devenu une tendance et un levier de vente) sont finalement assez rarement poussées à l'extrême. Quand bien même les activistes végan.e.s sont peu nombreux, leurs actions coup de poing, comme la destruction de boucheries récemment à Lille par exemple, font beaucoup parler d’eux. La plupart d’entre nous va adopter des comportements modulables, versatiles, le plus souvent afin de pratiquer ses croyances alimentaires sans trop l’autre. Que cela soit dans leur intensité - l’apparition du terme flexitarien pour catégoriser simplement une personne tentant de réduire sa consommation de viande et l’adaptant à la situation en est un bon exemple-  ou dans la durée - depuis les cures de jus détox, aux “30 days challenge” (un entrainement physique quotidien avant l’été) jusqu’au “moi(s) sans” (tabac, alcool, sucre, etc.) les comportements sont rarement poussés à l’obsession totale, ne serait-ce que pour ne pas finir isolé des autres. De toute manière, à moins de s’ostraciser complètement, il est techniquement très compliqué, sinon absurde, aujourd’hui de suivre à la lettre la multitude d’injonctions à avoir une vie saine, tout simplement parce que personne ne peut être à la fois végan.e., faire du sport plusieurs fois par semaine, refuser le plastique, ne plus prendre l’avion ni la voiture dans une société urbaine et connectée.

Ce constat nous mène à l’autre partie de la question qui porte sur le sentiment de vide qui serait à combler entre autre par cette quête du “manger healthy”: je pense que bien au contraire, c’est un moyen de contourner une saturation d’injonctions que nous connaissons au quotidien; nous tentons de trouver nos repères puis de nous construire nos propres règles, nos petits rituels dans lesquels nous nous retrouvons et qui nous font du bien, parce qu’ils nous reflètent vraiment. On pioche çà et là dans la marée des possibilités de pratiques et de produits dont la disponibilité a connu une croissance impressionnante avec la mondialisation des cultures et des échanges. Nos choix sont donc le résultat de notre sensibilité personnelle, de notre éducation, et  tout simplement de caractéristiques plus prosaïques de notre revenu ou de disponibilité horaire. D’autre part, les asymétries d’informations sont tellement nombreuses dans le cas de la consommation alimentaire que rapidement, après l’abandon des produits sucrés, gras et ultra-transformés, il s’avère très difficile de connaître fondamentalement ce qui est sain ou pas, dangereux, “mauvais” ou bon pour nous. Ces tendances alimentaires sont finalement des manières de marquer notre appartenance à une communauté -  les  végan.e.s d’aujourd’hui sont peut-être ce qu’ont pu être les punks à une époque -  et des outils de communication et d’illustration de notre individualité dans un environnement à la fois libéré des grands dogmes sociaux et religieux et saturation de possibilité d’être unique, de sortir du lot.

En tentant de contrôler toute action de notre vie, ne risque-t-on pas de passer à côté ?

Au contraire, c’est un moyen de s’approprier les instants, les produits, les lieux et de davantage s’intéresser aux autres. Parler de nos habitudes de consommation avec nos proches est finalement un excellent moyen d’évoquer des sujets de conversation auxquels chacun peut se raccrocher avec son propre point de vue. On se rend compte que finalement ce qui est important n’est pas tant l’aliment en lui-même que le moment qui entoure sa consommation et la symbolique qu’il véhicule. Il nous permet de partager des moments de convivialité en recomposition. Ce qui est encourageant dans cette recherche d’un mode de vie sain, c’est qu’il nous enjoint à nous poser des questions sur notre rapport à l’aliment, à sa provenance, sa fabrication. La volonté de personnalisation qui se retrouve notamment dans le “fait maison” nous engage à penser nos gestes au quotidien, et à davantage mettre en regard nos pratiques avec celles des autres et avec les enjeux éthiques et environnementaux auxquels nous devons répondre à notre manière. Se plonger dans un questionnement et surtout une mise en pratique de qui nous fait individuellement vibrer, qu’il s’agisse de cuisiner, de méditer ou de faire du sport, n’est-ce pas le meilleur moyen de nous inscrire dans une démarche de vie saine et véritablement consciente?

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