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"L'ordre international libéral westphalien" ou les illusions de la politique étrangère d’Emmanuel Macron
©LUDOVIC MARIN / AFP

Incertain

Le 25 septembre 2018, à la tribune de l’Assemblée générale des Nations Unies, Emmanuel Macron a livré un discours faisant l’éloge du multilatéralisme et de la coopération internationale. Mais le concept fumeux d’« ordre international libéral westphalien » fait redouter une certaine confusion dans la pensée-monde du président français.

Jean-Sylvestre Mongrenier

Jean-Sylvestre Mongrenier

Jean-Sylvestre Mongrenier est docteur en géopolitique, professeur agrégé d'Histoire-Géographie, et chercheur à l'Institut français de Géopolitique (Université Paris VIII Vincennes-Saint-Denis).

Il est membre de l'Institut Thomas More.

Jean-Sylvestre Mongrenier a co-écrit, avec Françoise Thom, Géopolitique de la Russie (Puf, 2016). 

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Dans son discours prononcé à l’Assemblée générale des Nations Unies, le 25 septembre 2018, Emmanuel Macron a semblé vouloir prendre le contrepied de Donald Trump qui avait pris la parole une heure plus tôt. Non sans solides arguments, il a dressé l’éloge du multilatéralisme et de la coopération internationale. D’aucuns insistent sur le peu de pouvoir du verbe, au regard du poids de la France dans les équilibres mondiaux. Bien au contraire, il importe que la pensée et les mots choisis pour l’exprimer soient adéquats au réel. C’est là où le bât blesse. Le concept fumeux d’« ordre international libéral westphalien » fait redouter une certaine confusion dans la pensée-monde du président français, cela pouvant nuire à une diplomatie et une stratégie qui témoignent pourtant d’un certain sens du concret.

L’illusion westphalienne

De prime abord, l’expression d’« ordre international libéral westphalien » est passablement contradictoire. Il est vrai que la référence westphalienne est récurrente chez les observateurs français des réalités internationales et l’on peut y voir un signal envoyé à ceux qui, par opposition à un prétendu néo-conservatisme hexagonal, invoquent un introuvable gaullo-mitterrandisme. Dans leur esprit, « westphalien » signifie que diplomates et stratèges des unités étatiques demeurent les maîtres d’une scène internationale que structurent rapports de forces et de puissance. A ce compte, Thucydide, historien de la guerre du Péloponnèse (431-404 av. J.-C.), pourrait être qualifié de « westphalien ». Serions-nous donc face à un simple truisme présidentiel ? Il importe d’y regarder de plus près.

Signés en 1648, les traités de Westphalie mettent fin à la guerre de Trente Ans (1618-1649), destructrice d’une bonne partie de l’Europe. A cette date, la Respublica christiana qui, sous la double direction du Pape et de l’Empereur, assurait l’ordre temporel et spirituel de l’ancien Occident, n’est plus. A la fin du Moyen Âge, royaumes et principautés sont entrés dans une longue lutte pour l’hégémonie, une période équivalente au temps des « royaumes combattants » dans la Chine ancienne. Précaire et fragile, la paix résulte d’un simple équilibre des forces, les règles formelles du Jus ad bellum et du Jus in bello étant censées limiter la guerre.

En réalité, le système institué par les traités de Westphalie n’est pas le chef d’œuvre de rationalité politique rêvé au XVIIIe siècle. Henry Kissinger dissipe toute illusion de ce genre : « Les philosophes des Lumières se représentaient l’ordre international comme un mécanisme opérant à la manière d’une grande horloge dont les aiguilles ne s’arrêteraient jamais et avanceraient inexorablement vers un monde meilleur ». Dans les faits, le vide généré en Europe centrale par la guerre de Trente Ans a excité les appétits territoriaux. A l’ouest, le royaume de France exerce de fortes pressionset avance ses frontières, au détriment des terres d’empire. A l’est, la Russie s’est mise en mouvement. Au centre, la Prusse entame son ascension au point de mettre en péril le vieil ordre impérial. « Pendant tout le XVIIIe siècle, insiste Kissinger, les princes menèrent d’innombrables guerres sans pour autant chercher à instaurer un quelconque ordre international. (…) Aucun des pays clés du continent ne se sentait une quelconque obligation envers l’équilibre européen tant prisé des philosophes » (cf. Henry Kissinger, Diplomatie, Fayard, 1996, p. 57-58).

La vérité du wilsonisme

Au regard de l’Histoire, la fallacieuse doctrine de l’équilibre des forces recouvre une période de guerres presque continuelles entre Etats européens, avec un usage exponentiel de la violence. La guerre de Sept Ans (1756-1763), voire les guerres d’Augsbourg et de succession d’Espagne sous le règne de Louis XIV (1643-1715), pourraient d’ailleurs être considérées comme les premiers conflits mondiaux. Après les guerres révolutionnaires et napoléoniennes, quasiment ininterrompues entre 1792 et 1815, le Congrès de Vienne cherche à rétablir un équilibre durable, rapidement bousculé par le mouvement des nationalités. Les rivalités dégénèrent à nouveau en une compétition à outrance qui débouche sur les deux grands conflits mondiaux du premier XXe siècle, comparés par Arnold Toynbee à une nouvelle guerre de Trente Ans.

Au total, l’effondrement du concert des nations et de la configuration géopolitique héritée du XIXe siècle – centralité de l’Europe, équilibre des puissances sur le continent, hégémonie de l’Angleterre sur les mers -, a mis fin à l’ère westphalienne et conduit les Etats-Unis à intervenir dans l’Ancien Monde. Il est donc paradoxal, pour ne pas dire contre-factuel aux points de vue historique et géopolitique, d’invoquer le défunt ordre westphalien. Par honnêteté, la défense du multilatéralisme aurait dû se référer à Woodrow Wilson et aux principes formant le socle de sa « new diplomacy », mais il se trouve que le néo-conservatisme tant honni a pu être défini comme un wilsonisme botté. De surcroît, le président des Etats-Unis avait contrarié le projet français de rattachement de la Rhénanie et d’écrasement de l’Allemagne. Aussi Wilson est-il souvent campé en personnage psychorigide, engoncé dans son presbytérianisme et ignorant des forces profondes de l’Histoire.

Bien entendu, la réalité est autre. D’une part, lors de la Conférence de la Paix (1919), Wilson et ses conseillers n’ont pas simplement projeté leurs catégories morales et juridiques sur la complexité de la vieille Europe ou du défunt Empire ottoman : les données ethniques et historiques ainsi que les traités antérieurs ont été soigneusement pris en compte dans les négociations. D’autre part, le président américain portait une « grande idée » afin de contrer la désagrégation internationale résultant de la faillite du concert européen, de la Première Guerre mondiale, du coup de force bolchevik et du spectre de la révolution mondiale. Synthèse des intérêts américains et universels, sa conception d’un nouvel ordre mondial était fondée sur une entente entre les principales puissances occidentales, forgée par le leadership des Etats-Unis. Combinaison de sécurité collective, de liberté des mers et de politique de « la porte ouverte », ce projet post-westphalien est aux origines de l’ordre international libéral vanté par Emmanuel Macron.

L’ordre international subverti

L’échec de Wilson à faire accepter à ses compatriotes un engagement permanent des Etats-Unis dans les affaires européennes, le révisionnisme des « Etats perturbateurs » dans l’entre-deux-guerres, l’hitlérisme et, dans la dernière ligne droite, le pacte germano-soviétique ont ruiné les espoirs investis dans la SDN et détruit l’Europe de Versailles. C’est avec la Deuxième Guerre mondiale que le centre de gravité de l’Occident se déplace sur les rives de l’Hudson. S’ouvre alors le « siècle américain » (Henry Luce, 1941), le « one worldism» de Franklin D. Roosevelt consistant en une reprise du projet wilsonien. Au sortir de la guerre, les Etats-Unis font le choix de l’internationalisme et du multilatéralisme, quand bien même la Guerre Froide limite-t-elle l’application de ces idées à la sphère atlantique, aux membres honoraires du club occidental ainsi qu’à quelques pays d’Asie maritime.

Il tombe sous le sens que les Etats-Unis ne sont pas guidés par un pur altruisme, mais une conception large et éclairée de leurs intérêts nationaux a des effets positifs pour les nations d’Europe occidentale. Relevées de leurs ruines, elles bénéficient de l’accès au marché américain et du parapluie nucléaire. D’une certaine manière, les anciens Etats impériaux européens deviennent les coactionnaires d’un consortium de puissances au sein duquel les Etats-Unis tiennent le rôle d’hegemon bienveillant. Telle est la réalité de cet ordre international libéral dont la « République impériale » constitue la pierre angulaire : un phénomène de puissance qui permet de transcender l’état de nature entre les nations, du moins à l’échelon occidental. Après la Guerre Froide, cet ordre international est étendu aux pays d’Europe centrale et orientale dont le plus grand nombre intègre l’OTAN et l’Union européenne.

L’un dans l’autre, cet ordre international constitue « le moins mauvais des systèmes », selon l’expression de Churchill. A certains égards, il n’a que trop bien réussi, ses bénéfices excédant le seul monde occidental. La stabilité stratégique globale, l’ouverture des marchés et la sécurité des flux ont permis la montée en puissance des pays dits émergents et la croissance de la richesse mondiale, qui a quadruplé depuis les années 1970. Au moyen de ses exportations industrielles vers les Etats-Unis et l’Europe, la République populaire de Chine (RPC) a connu une formidable expansion. A rebours du mythe de la « doctrine Brzezinski », la Russie post-soviétique a également été en mesure de s’insérer dans les réseaux de la mondialisation, avec sa production pétrogazière pour avantage comparatif. Le fond du problème réside dans la suite du processus qui invalide le grand récit de la mondialisation : les libertés économiques, l’enrichissement et la montée des classes moyennes dans les pays émergents auraient pour vertu, pensait-on, de pousser à la libéralisation politique et d’assurer la « paix par le commerce ». A l’opposé, le processus de développement nourrit les ambitions de puissance et les politiques révisionnistes, au point de faire vaciller l’ordre international.

En guise de conclusion

Au total, les politiques hostiles conduites pas l’une ou l’autre puissance révisionniste, la perspective d’un axe sino-russe et, plus encore, l’effondrement du simulacre de grand récit qui tenait lieu de philosophie de l’Histoire pour les sociétés occidentales post-modernes expliquent très largement la mise en péril de l’ordre international et du multilatéralisme. La politique étrangère américaine ou plutôt la direction que s’efforce de lui donner Donald Trump est moins une force motrice qu’une réaction au cours des événements, ceux-là menaçant d’échapper aux Occidentaux. D’un point de vue européen, la question est de savoir si Lindbergh et l’isolationnisme l’emporteront sur Huntington et la recomposition de l’Occident.

En cette époque cruciale, il ne sert à rien de réifier ou de fétichiser l’ordre international libéral, a fortiori de sacrifier le principe de non-contradiction au verbalisme, en y ajoutant « westphalien ». Non pas que cet ordre soit vain ou n’ait jamais existé, mais parce qu’il ne s’agit pas d’une idéalité platonicienne qui surplomberait ce que Julien Freund nomme l’« essence du politique » :aussi libéral, démocratique et ouvert soit-il, un régime politique ne peut dédaigner l’esprit et la vocation de la politique. L’urgence n’est pas de contredire son homologue américain mais de manifester conscience historique et esprit de synthèse, de distinguer l’essentiel de l’accessoire et de préserver l’avenir. Cela suppose clarté morale, rigueur conceptuelle et sens de la transcendance.

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