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Inégalités : quand les économistes allemands se penchent sur les travaux de Thomas Piketty, c’est cinglant...
©JACQUES DEMARTHON / AFP

Constat accablant

Que retenir de l’évaluation allemande du rapport sur les inégalités mondiales rédigé par une équipe d’économistes comprenant Thomas Piketty ?

Michel Ruimy

Michel Ruimy

Michel Ruimy est professeur affilié à l’ESCP, où il enseigne les principes de l’économie monétaire et les caractéristiques fondamentales des marchés de capitaux.

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Atlantico : Que retenir de l’évaluation allemande du rapport sur les inégalités mondiales rédigé par une équipe d’économistes comprenant Thomas Piketty ?

Michel Ruimy : Succinctement, le « rapport Piketty » montre que, de manière générale, les rendements du capital ont augmenté plus vite que le taux de croissance économique (Produit intérieur brut) et que celui du revenu du travail. Ceci n’aurait rien d’inquiétant si le capital était réparti équitablement sur la planète entre tous les individus. 
Ce n’est pas le cas notamment en Allemagne, où la prospérité dépend largement du niveau de richesse des familles, du foyer dans lequel un individu naît, de ce qu’il hérite ou bien de la richesse qu’il acquiert par le mariage. 
Toutefois, concernant ce pays, il me semble que ce rapport ait ignoré une inégalité, à mon sens cruciale, celle de la dualité du système éducatif. D’un côté, nous avons un système dynamique qui prévoit un grand nombre de programmes de stages d’apprentis et qui offre des opportunités de carrière à beaucoup de jeunes et de l’autre, un système universitaire rigide dont l’accès est étroitement lié au contexte social de l’étudiant. Cette situation laisse peu de place à une égalité des chances.
Par ailleurs, la mondialisation et la numérisation voire la digitalisation de l’économie, avec une robotisation qui laisse entrevoir la disparition de millions d'emplois, ont entraîné une insécurité générale chez les individus. 
Dans cette perspective, les responsables politiques allemands devraient se concentrer sur l’ouverture de l’éducation et de la formation du pays à plus d’équité, notamment par des investissements massifs à destination de la petite enfance, via un accroissement des recettes fiscales. Ce renforcement du capital humain améliorera, à terme, le niveau de formation des travailleurs et augmentera les salaires et l’emploi. Ainsi, pourront-ils modeler un pays où il y aurait une plus grande égalité des chances.

Dès lors, comment interpréter les biais du rapport sur l’économie allemande ?

Il faut garder en tête que les inégalités sont un phénomène complexe et multidimensionnel. Pour surmonter les difficultés techniques traditionnelles de mesure, ce rapport a combiné un grand nombre d’informations disponibles sur tous les continents : revenus et patrimoines totaux estimés dans les comptabilités nationales, enquêtes déclaratives sur le revenu et le patrimoine des ménages, données fiscales sur l’impôt sur le revenu, successions, patrimoines, classements des grandes fortunes... Les données de ce travail collectif qui alimentent la base de données WID.world sont d’ailleurs totalement accessibles en lignes et reproductibles dans l’espoir que les partisans au débat public iront y piocher arguments et autres données statistiques. Pour autant, ces chiffres s’additionnent-ils ? 
Sur l’économie allemande, le rapport fonde ses conclusions sur le fait qu’en 2013, le « top 10% » des salariés - D1 - a capté 40% du revenu total du pays, situation déjà observée en 1913 alors que le Kaiser était encore sur le trône à Berlin ! laissant suggérer que les progrès sociaux ont été minimes au cours des dernières décennies du fait d’un profond enracinement de cette inégalité.
Cette conclusion est discutable dans la mesure où le rapport fonde son analyse en prenant en compte les revenus bruts. Or, avant la Première guerre mondiale, il n’y avait quasiment pas d’impôt sur le revenu en Prusse. En effet, une loi de 1891 avait institué un impôt progressif sur le revenu des personnes physiques avec des taux variant de 0,6 à 4% avec la possibilité de la déduction de certaines charges de familles. En 2013, le taux de la tranche supérieure de l’impôt sur le revenu en Allemagne était d’environ 47%, une situation bien différente de celle qui prévalait un siècle auparavant. 
Ainsi, si on considère le « top 1% » des salariés allemands, celui-ci a d’une part, capté 13% du revenu total en 2013 contre 18% en 1913 et d’autre part, sur la base de revenus nets, la part du revenu national perçue par les plus hauts salariés a aujourd’hui encore diminué par rapport à 2013.
Par ailleurs, l’absence de mobilité ascensionnelle, combinée à une hausse des inégalités, sont aujourd’hui à l’origine d’un malaise social profond, exacerbé par le fait que des pans entiers de la population aient connu de réelles pertes de salaires au fil des années et n’aient pu profiter de l’augmentation des richesses. L’inégalité des revenus a ainsi davantage augmenté entre 1995 et 2005 du fait de l’écrasement des salaires des moins qualifiés. Depuis, la disparité globale des revenus semble s’être stabilisée. 
Néanmoins, le fait que les inégalités n’aient pas augmenté depuis 2005 ne doit pas être interprété comme un signe positif puisque les inégalités de revenus nets n’ont pas diminué alors qu’on aurait pu s’attendre à une baisse significative des inégalités en raison de la bonne performance du marché du travail. Les indicateurs de la situation actuelle témoignent à nouveau d’une hausse plutôt que d’un déclin des inégalités de revenus. 
En définitive, nous sommes en présence d’une Allemagne « désunifiée ». D’un côté, une économie florissante avec de forts excédents commerciaux et un chômage historiquement bas… D’un autre, un pays riche… en pauvres : près de 15% de la population vit officiellement sous le seuil de pauvreté. Il semble que l’on assiste à la fin du modèle de l’« économie sociale de marché » redistributive et solidaire. Le socle social se fragilise et il y a désormais des gagnants et des perdants, des inclus et des exclus.

Ces biais concernant le système allemand ne doivent-ils pas nous inciter à prendre les analyses concernant d’autres pays avec prudence ? Notamment la Chine ?

Je répondrai que c’est en forgeant qu’on devient forgeron… Mais n’allez pas me répondre que c’est se noyant qu’on apprend à nager ! Je le répète, l’inégalité est un phénomène complexe à étudier et elle est au cœur de la cohésion sociale. C’est pourquoi de tels rapports, au-delà de leurs éventuelles faiblesses, sont importants car ils remettent au cœur du débat économique la question de la répartition plus que celle de la croissance. Plus les inégalités seront étudiées, plus elles auront de chances d’être combattues efficacement, en particulier en gardant la même méthodologie exploratoire mais en étant toujours à la recherche de l’excellence.
Concernant la situation de la Chine, la croissance des pays émergents est à l’origine de la réduction de la pauvreté et des inégalités à l’échelle planétaire. Si la pauvreté est appréhendée en termes absolus, 2 milliards de personnes vivaient, en 1981, dans une pauvreté extrême, soit près de 45% de la population mondiale de l’époque. L’essor économique de la Chine et l’Inde a transformé cette photo. En 2015, ce chiffre avait été réduit à 700 millions, soit 10% de la population mondiale actuelle.
Quant aux inégalités, elles peuvent se moduler différemment en interne. La sortie du communisme, par exemple, a entraîné une hausse des inégalités mais le choix des stratégies a induit des différences considérables. La dérégulation de l’économie extrêmement brutale en Russie, qui en moins d’une décennie, est passée de la situation d’un pays relativement égalitaire à celle d’un au pays très inégalitaire du fait que tout un pan de la richesse publique est passée aux mains de quelques oligarques alors qu’en Chine, la transformation a été plus progressive.
Dans ce dernier pays, je rappellerai qu’aujourd’hui, si le nombre de personnes sous le seuil d’extrême pauvreté (fixé à moins de 2 300 yuans par an, soit un peu moins de 300 euros) a été divisé par près de 4 au cours de la dernière décennie, de fortes inégalités perdurent dans la répartition des richesses au sein de la population. Ainsi, le patrimoine moyen par habitant est trois fois supérieur chez les citadins que dans les populations rurales. De fortes disparités territoriales auxquelles s’ajoute un accaparement des richesses par les plus fortunés : 1% des Chinois les plus riches possèdent un peu moins de la moitié de la richesse totale du pays.

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