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Patrick Artus : "Aujourd'hui, les actionnaires continuent à recevoir la rémunération du risque alors que ce sont de plus en plus les salariés qui prennent les risques"
©AFP

Inversion de tendance

Chômage, précarisation de l’emploi, baisse du niveau de vie, creusement des inégalités, poussée de la pauvreté, déclassement des classes moyennes… Les salariés sont exaspérés, explique Patrick Artus, le chef économiste de Natixis, dans son dernier livre. Et s’ils finissaient par se révolter ?

Patrick Artus

Patrick Artus

Patrick Artus est économiste.

Il est spécialisé en économie internationale et en politique monétaire.

Il est directeur de la Recherche et des Études de Natixis

Patrick Artus est le co-auteur, avec Isabelle Gravet, de La crise de l'euro: Comprendre les causes - En sortir par de nouvelles institutions (Armand Colin, 2012)

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Atlantico : Dans votre dernier livre, Et si les salariés se révoltaient (Fayard), vous décriviez la détérioration de la situation des classes moyennes consécutive du fait que les entreprises ne payent pas assez leurs salariés. Qu'est-ce qui explique cette situation ?

Patrick Artus : Je crois que c'est plus complexe que cela.  Il y a deux questions. La première question est celle du partage du revenu entre les salaires et les profits. Il y a plein de pays où la part des salaires dans le revenu national a diminué. Mais ce qui rend le débat compliqué en France, c'est que ce n'est pas le cas chez nous. En France la part des salaires dans le revenu national a légèrement augmenté alors qu'elle a considérablement baissé au Japon, aux Etats-Unis, en Allemagne, au Royaume-Uni, en Espagne etc. Donc ici tout dépend de savoir si on parle de la France ou du monde. Si on parle du monde, il est vrai que les salariés reçoivent une part de plus en plus petite du revenu intérieur brut, si on parle de la France, ce n'est pas le cas.

Qu'est-ce qui explique cette différence française ?

En France, même si le taux de syndicalisation est très faible, on a encore un pouvoir syndical qui est plus important que dans d'autres pays comme les Etats-Unis par exemple. Et il ne faut pas oublier qu'on a un salaire minimum qui est très élevé. Ce qui empêche qu'on ait des salaires très faibles pour des revenus peu qualifiés, ce qui est par exemple le cas en Allemagne. Le salaire minimum joue évidemment un rôle. La France du point de vue du partage des revenus est donc totalement atypique du point de vue du partage des autres pays. Mais ce que nous disons dans notre livre, c'est que plus intéressant que le partage des revenus, il y a le partage des risques. Et pour le coup c'est aussi vrai pour la France. On demande aux salariés de porter une partie de plus en plus importante des risques. Quand l'économie ou l'entreprise va mal, on a flexibilisé les marchés du travail rendant plus facile pour les entreprises de licencier. Les salariés peuvent être amenés, comme on l'a observé, à travailler plus d'heures pour un même salaire. Plus intéressant que le fait que les salaires ne suivent pas la productivité, il y a le fait que la tendance contemporaine est de demander aux salariés de porter de façon de plus en plus importante les risques de l'entreprise ou économiques. Ceci n'est pas choquant en soi, cela pourrait même être une bonne idée. Mais ce qui est choquant est le fait qu'ils ne soient pas rémunérés pour cela. Et que ce sont toujours les actionnaires des entreprises qui récupèrent la rentabilité très élevée du capital. Et cette rentabilité très élevée du capital reflète normalement le fait que ce sont les actionnaires qui prennent les risques. A partir du moment où ce n'est plus le cas, ce devraient être les salariés, qui eux prennent les risques, qui devraient recevoir une rémunération pour ces risques, pas les actionnaires. C'est cela qui me semble le plus choquant dans le capitalisme contemporain. Le fait que l'on puisse faire porter plus de risques n'est pas en tant que tel un problème. On peut penser que si on ne peut pas licencier, on risque d'aller vers une catastrophe économique.

Mais si les salariés portent une partie plus importante des risques, alors il faut les rémunérer pour cela. Aujourd'hui, on est dans un monde où les actionnaires continuent à recevoir la rémunération du risque, alors que ce sont de plus en plus les salariés qui prennent les risques. C'est inacceptable, pour des raisons morales comme économiques. Le système marchera mieux si celui qui prend des risques est rémunéré pour cette prise de risque, et si ce n'est pas quelqu'un d'autre.

Il faudrait donc réfléchir à la façon dont il faudrait rémunérer les salariés pour ces prises de risques. Il y a plein de solutions : il y a simplement des salaires plus élevés. Cela peut être de l'intéressement avec participation, cela peut être des actions gratuites, on ne peut pas dire aux salariés : écoutez, les marchés du travail sont plus flexibles, vous allez donc porter une partie plus importante des risques et ce sont les actionnaires qui récupèreront la rémunération qui va avec ce risque. C'est très choquant, et c'est un message qu'il faut passer.

Le titre de votre livre pourrait paraître provocateur…

Provocateur ? Qu'est-ce qui se passe aux Etats-Unis ? Pourquoi Donald Trump a-t-il été élu ? C'est bien parce qu'il y a 30% des Américains qui n'ont pas connu d'évolution de leur pouvoir d'achat depuis 30 ans. Pourquoi les Anglais ont voté pour le Brexit ? Parce qu'on a paupérisé toute une partie de la population en Angleterre dans les petites villes, avec les retraités. Pourquoi les Italiens ont-ils voté pour Salvini ? Parce que ça fait 20 ans que les salaires n'ont pas augmenté en Italie. Les salariés se révoltent par les urnes ! Ce n'est pas le grand soir dans la rue, mais ils votent pour des partis qui leur disent qu'ils ont été traité de façon insupportable depuis 25-30 ans et qu'avec eux ils seront traités autrement. Elle est là sous nos yeux, la révolte des salariés. Regardez en Allemagne où l'AfD, parti anti-européen, fait 16%. Et regardez ce qui se passe en Europe de l'Est, en Hongrie, en Pologne. Ou au Pays-Bas, en Autriche…

L'autre question est celle de la technologie qui vient aussi mettre en danger le salarié…

Oui, cela en rajoute une couche. Si vous êtes salarié, d'une part un salarié vous demande de porter le risque et ne vous rémunère pas pour cela. Et d'autre part, on sent venir que l'évolution technologique peut détruire votre emploi. Quelque chose qui joue un rôle abominable et qui me semble très important est ce que les économistes ont décidé d'appeler la bipolarisation qui est le fait que les emplois se concentrent aux deux extrêmes : d'un côté des emplois très qualifiés, avec des rémunérations très élevées, et de l'autre des emplois peu qualifiés, avec des rémunérations basses. Les emplois du milieu sont détruits par la technologie, car c'est là que le projet technique se substitue à des emplois. Il y a un sentiment chez les salariés d'exploitation qui est juste, malgré des différences d'un pays à l'autre. Et donc aussi une très grande menace sur les emplois intermédiaires. Les médias n'ont pas fait un grand écho du récent rapport du Céreq (Centre d'études et de recherches sur les qualifications) sur l'insertion des jeunes dans le marché du travail. Ce rapport montre quelque chose d'alarmant : que les jeunes diplômés sont déclassés. Ils prennent des emplois qui ne correspondent pas à votre diplôme. Cela s'explique par la disparition des emplois intermédiaires. Près de 40% des jeunes diplômés sont déclassés, c'est-à-dire qui prennent un emploi qui ne nécessite absolument pas le niveau de diplôme qu'ils ont.

Comme bombe à retardement sociale, c'est franchement énorme. Toutes ces personnes avec des Masters qui se retrouvent dans des emplois de service à la personne, cela finira très mal. Et là, nulle décision politique : la technologie malheureusement détruit aujourd'hui les emplois du milieu.

Les pistes à suivre selon vous consistent principalement dans la généralisation de la participation des salariés aux profits et dans le développement de la formation initiation. Qu'est-ce qui bloque cette évolution aujourd'hui ? Comment l'encourager ?

Il y a trois façons de réagir : d'abord moralement en constatant que ce n'est pas bien. Politiquement en constatant que cela va déstabiliser votre pays. Et économiquement, comme j'essaye de l'affirmer. Plusieurs travaux vont dans ce sens précisément : il y a un coût économique. Pour qu'il y ait de la croissance, il faut que les nouveaux biens et services trouvent des acheteurs. Et que dans toute l'histoire des nouvelles technologies depuis deux siècles, ce qu'on a vu c'est que ce qui était nécessaire, c'était une classe moyenne prospère. Il n'y a pas d'industrie automobile sans classe moyenne prospère. Quand l'industrie automobile se développe dans les années 1920-1930 aux Etats-Unis et 1950 en Europe, c'est parce qu'il y a une classe moyenne prospère qui achète des voitures. Si vous n'avez que des très riches et des très pauvres, il n'y a pas de débouchés pour la croissance. Je suis convaincu qu'il y a un problème macro-économique majeur lié à la bipolarisation. Sans classe moyenne intermédiaire, il n'y a plus de débouchés pour les nouveaux produits. Les plus riches en achèteront trois et les plus pauvres pas. La bonne solution économique était le fordisme, qui avait compris qu'il fallait payer correctement ses salariés pour qu'ils puissent acheter des biens, par exemple sa Ford T. Ainsi il fabriquait de la demande pour les nouveaux produits. Le fordisme est la théorie économique de Xi Jinping. Le président chinois veut que la classe moyenne soit prospère, pour qu'elle puisse s'offrir l'innovation technologique chinoise. Les Occidentaux n'ont pas compris cela. Nous développons des théories absurdes : le premier de cordée est d'ailleurs aussi absurde que la théorie du ruissèlement. Ce n'est pas parce que quelques personnes réussissent que vous pouvez avoir des débouchés pour différents produits. D'ailleurs, la fascination de Macron ou d'autres pour les start-ups est du même ordre. On ne sortira pas l'Occident de sa crise économique avec les start-up. Il s'agit de centaines de personnes qui créent quelques milliers d'emplois. Il faut trouver une solution pour un très grand nombre de personnes qui arrivent sur le marché de l'emploi et n'ont pas forcément les bonnes compétences. C'est un problème qui évidemment ne se traite absolument pas par le succès de quelques entrepreneurs. Il faut une capacité collective à créer ces nombreux emplois. La bonne solution me semble être le fordisme pour reformer une classe moyenne prospère. Et ce d'autant plus qu'on voit bien que le modèle économique est en train de se déformer. Aujourd'hui, on sort d'une trentaine d'années où on pouvait avoir un modèle à l'allemande, où on produisait dans un pays pour exporter dans un autre pays. On pouvait avoir un pays prospère comme l'Allemagne fondé sur sa capacité à exporter. Cela va disparaitre. On voit bien qu'aujourd'hui, les pays demandent qu'on produise auprès des consommateurs. On ne vend pas un avion aux Indiens s'il n'est pas fabriqué en Inde. Vous ne vendez pas un avion, et bientôt plus une voiture aux Américains si vous ne la fabriquez pas aux Etats-Unis. Etc. Ainsi, si on veut avoir des investissements et des implantations d'entreprise, cela se fera vers le marché intérieur. On ne va plus vivre avec des marchés intérieurs faibles simplement en exportant vers d'autres pays. Le modèle allemand ou mercantiliste va disparaitre. On ne pourra plus vendre des voitures allemandes fabriquée en Allemagne aux Etats-Unis : on voit d'ailleurs à quelle vitesse ce problème évolue. Il va falloir avoir des demandes intérieures fortes si on veut s'en tirer. C'est une question centrale pour l'Europe, qui ne peut s'en sortir avec une dynamique du marché du travail où il n'y a que des riches et des pauvres. Et la solution, là encore, s'appelle le fordisme : fabriquer une demande intérieure forte qui attire des investissements. 

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