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Turquie : Erdogan renonce à l’état d’urgence tant son contrôle sur le pays lui permet de s’en passer
©ADEM ALTAN / AFP

Vers l'abîme

Le fait qu'Erdogan ait les pleins pouvoirs, qu'il règne avec des décrets-lois, qu'il ait mis hors d'état de nuire ou en prison tous ceux qui le dérangeaient, kurdes notamment, qu'il ait été à nouveau adoubé par le suffrage électoral, rend l’état d’urgence "classique" inutile.

Alexandre del Valle

Alexandre del Valle

Alexandre del Valle est un géopolitologue et essayiste franco-italien. Ancien éditorialiste (France SoirIl Liberal, etc.), il intervient dans des institutions patronales et européennes, et est chercheur associé au Cpfa (Center of Foreign and Political Affairs). Il a publié plusieurs essais en France et en Italie sur la faiblesse des démocraties, les guerres balkaniques, l'islamisme, la Turquie, la persécution des chrétiens, la Syrie et le terrorisme. 

Son dernier ouvrage, coécrit avec Jacques Soppelsa, Vers un choc global ? La mondialisation dangereuse, est paru en 2023 aux Editions de l'Artilleur. 

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Atlantico : La fin de l'état d'urgence a été décrétée par Erdogan le 18 juillet dernier, mettant fin à deux années entières de contrôle total de la part du Président turc, deux années marquées notamment par les purges mais aussi les élections remportées très largement par Erdogan et son parti. Quel bilan peut-on faire de ces deux années d'agitation extrême en Turquie ?

Alexandre Del Valle : Plus qu'une agitation extrême, il y a un mouvement de fond que j'ai analysé depuis le début des années 2000 qui consistait à agir en deux étapes. La première étape, c'était d'avoir l'air modéré pour séduire les Européens, neutraliser les Américains et l'OTAN. C'est ce qui a conduit à empêcher l'armée turque de perpétrer un coup d'état contre Erdogan. Erdogan a joué la carte de l'Europe et de l'Amérique pour que l'OTAN empêche son armée de le renverser. Il ainsi un temps misé sur « l’ennemi » lointain « mécréant » occidental (« stratégie du Cheval de Troie décrite dans mes ouvrages) face à l’ennemi principal » « proche », c’est-à-dire les Kémalistes « apostats », laïques.

Une fois qu'il a consolidé son pouvoir, à partir des années 2008-2013, juste après !es premières grandes purges anti-kémalistes consécutives à l’affaire Ergenekon et aux répressions des manifestations du parc de Gezi, il a commencé à devenir bien plus radical et à dévoiler sa vraie nature ou sa face « illibérale » autoritaire. Dès 2008, il a ainsi procédé à des purges dans les médias et dans l’armée et l’administration dont on a alors assez peu parlé en France et dans les médias occidentaux. Déjà, le prétexte de lutter contre une « tentative de coup d'État » anti-AKP avait été mentionné. En 2013, ce fut la fameuse révolte du parc de Gezi sur la place Taksim d’Istanbul qui servit de prétexte à une nouvelle salve de purges. Face aux critiques naissantes lancées par les Occidentaux, Erdogan commença à ce moment à devenir insultant et verbalement menaçant et violent envers ses anciens pseudos « amis » d’Occident tout à coup devenus des empêcheurs de tourner en rond après l’avoir cautionné et protégé face aux militaires kémalistes anti-islamistes et à « l’Etat profond » (Derin Devlet). Et à partir de 2014, on avait déjà le « vrai » Erdogan, le « national-islamiste » fidèle à son passé et redevenu actuel et dont l’opposition connaissait et dénonçait depuis le début un « agenda caché » que l’Occident faisait semblant de ne pas voir… Son obsession de changer la constitution date des années 2007-2008 et personne ne peut donc être surpris de son évolution actuel à part les faux-naïfs ou les vrais ignorants.

La dernière tentative de coup d'État de juillet 2016 n’a donc fait que permette de parachever son virage dictatorial, lequel est en soi assez cohérent parce qu'il ne fait que révéler sa vraie nature idéologique « néo-ottomane » annoncée depuis ses engagements radicaux de jeunesse. Entre temps, il a mis hors d'état de nuire le Conseil national de sécurité (MGK) qui bloquait jadis les lois et partis islamistes, puis il a remplacé les juges kémalistes – donc laïcs puis ses rivaux et ex-alliés islamistes plus modérés du mouvement de Fetullah Gülen (on en a beaucoup parlé depuis 2016 puisqu’ils ont été accusés d’avoir perpétré le coup d’Etat manqué contre Erdogan), sans oublier les militants des droits de l'Homme et les bouc-émissaires kurdes. Il n'a finalement plus aucun obstacle en face de lui…

La levée de l'Etat d'urgence, dans ce contexte, ne veut donc absolument pas dire que la démocratie « libérale » comme on l’aime à Bruxelles ou Paris est de retour en Turquie…si tant est qu’elle ait jamais existé !. L'état d'urgence était nécessaire quand le Néo-Sultan Erdogan n'avait pas les pleins pouvoirs et qu’il n’avait pas achevé son processus de « dékémalisation » de la Turquie « néo-ottomane ». Mais aujourd'hui, une fois qu'il a atteint son but, son "changement de civilisation", son objectif de pouvoir « national-islamiste » totale, il n'en a plus besoin. L'élection récente a consacré le changement de constitution. Il a les quasi pleins pouvoirs. Il peut voter des décrets-lois sans passer par d'autres contre-pouvoirs. Il nomme les juges, les hauts fonctionnaires. Il peut faire arrêter qui il veut. Il n'a plus besoin de ministres, il est à la fois chef du parti AKP, « hyper-président » et a supprimé le poste de premier-ministre qu’il confond avec son pouvoir présidentiel… Dans ce contexte, l’état d’urgence en vigueur depuis le coup d’Etat manqué de juillet 2016 soit 2 ans, qui lui a permis de procéder à des purges massives, va perdurer de facto à travers notamment la nouvelle loi « antiterroriste » et la nouvelle constitution qui élargit considérablement les pouvoirs présidentiels ainsi que celui des forces de sécurité qu’Erdogan contrôle presque seul, tout comme la justice d’ailleurs et tous les corps d’Etat et ministères en l’absence de contre-pouvoirs réels.

En vertu de la dernière révision constitutionelle, le président turc peut émettre toute sorte de décrets-loi, exactement comme il l’a fait sous l’état d’urgence, mais de façon encore plus « normalement légale ». En termes clairs, on est plus sous l’état d’urgence exceptionnel mais sous « l’état d’urgence permanent ». Rappelons que depuis deux ans, 80 000 personnes soupçonnées de liens avec les « putschistes » ou accusés de « terrorisme » (Kurdes) ont été incarcérés, et que plus de 150 000 fonctionnaires ont été limogés et/ou suspendus.

De sorte que maintenant qu'il a vaincu, plus personne ne se trouve vraiment en face de lui ?

Oui. Il faut savoir qu’en deux ans d’état d’urgence, la Turquie a été profondément « transformée » comme s’en est vanté Erdogan lui-même en parlant de « changement radical civilisationnel ». Le néo-Sultan ne s’est pas caché d’avoir procédé à la « réduction au silence des voix critiques » (les « traitres et les complices des terroristes »), comme l’a dénoncé un récent communiqué d’Amnesty International. Quant à l’opposition, elle n’est pas rassurée par cette « levée » de l’état d’urgence toute théorique puisque le projet de loi « antiterroriste » présenté cette semaine au Parlement va intégrer dans le droit commun les mesures liberticides d’exception. D’après les kémalistes, la gauche, les Kurdes et les militants démocrates et les journalistes libres, ce texte contient nombre de mesures directement inspirées de l’état d’urgence, comme par exemple la possibilité pour l’Etat de poursuivre les limogeages de fonctionnaires soi-disant liés aux « groupes terroristes », ceci pendant une durée de trois années supplémentaires... Les partis anti-Erdogan, les associations de défense des droits de l’homme et les journalistes dénoncent également le fait que les manifestations et rassemblements seront interdits après le coucher du soleil sauf autorisation spéciale, tandis que les gardes à vue pourront désormais durer jusqu’à 12 jours...

Par ailleurs, l'intelligence d'Erdogan, c'est que tout en étant adepte d’une « démocratie illibérale national-islamiste », il est capable d'une grande souplesse, d’un fort pragmatique et d’un opportunisme sans limites qui le rendent quasiment insubmersible.  Pour diviser son opposition, qui aurait pu s'unir plus largement, il a joué la carte de l'ultra-nationalisme anti-Kurdes qui a séduit ses anciens adversaires de la droite-nationaliste fascisante (MHP-Loups Gris). En surfant sur cet ultra-nationalisme au départ étranger à son parti AKP (islamiste-conservateur) et au départ non-hostile aux Kurdes, puis en misant sur le militarisme conquérant (Chypre, Grèce, Syrie, Irak, etc), il a durablement divisé le camp nationaliste et acquis le soutien de l'extrême-droite turque fascisante du MHP dont l'alliance électorale lui a permis d'avoir la majorité parlementaire absolue aux dernières élections. 

Du coup, une partie des nationalistes proches de la candidate (« nationaliste modérée issue du MHP) du « Bon parti » de Mme Meral Aksener s’est alliée contre lui avec les Kémalistes et d’autres petits partis, mais l’essentiel de l’extrême-droite nationaliste dure lui est restée favorable (MHP). Cela signifie que si tous les nationalistes avaient été coalisés contre Erdogan, ils auraient pu concurrencer l’AKP, voire même le battre aux côtés des Kémalistes du candidat Muharrem Ince. Par ailleurs, même si l’opposition était électoralement plus puissante, elle ne serait pas vainqueur car les kémalistes de M. Ince comme ceux de Mme Aksener ne peuvent aucunement s'allier aux Kurdes qu’ils ont si souvent combattus et conspués et que la majorité des électeurs turcs détestent… De ce fait, la troisième force électorale après la coalition vainqueur AKP-MHP et celle des Kémalistes du CHP de M. Ince et de ses alliés Aksener et autres, les Kurdes du parti démocratique des Peuples (HDP), ne peut pas jouer un rôle d’outsider, ni-même de pivot puisqu’elle ne peut pas s’allier à aucune des deux coalitions arrivées avant lui. Cette division entre nationalistes d'extrême-droite, nationalistes plus à gauche et Kurdes fait que l'opposition est durablement atomisée. Erdogan a donc un véritable boulevard comme on a pu l'observer lors des dernières élections, où l'opposition menée par le candidat kémaliste très charismatique Muharrem Ince n'a pas réussi à le mettre en difficulté. 

Tant qu'Erdogan est vivant, son charisme, son élasticité, son alliance avec les ultranationalistes le protègent. Son nouveau discours « national-islamiste » que j’ai annoncé dans plusieurs ouvrages depuis les années 2000 (La Turquie dans l’Europe, un cheval de Troie islamiste et Le dilemme turc parus aux Syrtes, puis Les Vrais ennemis de l’Occident, et La stratégie de l’intimidation, parus chez L’Artilleur) séduit beaucoup d’électeurs turcs « lambdas », particulièrement quand il tape sur les Américains, l'Europe « islamophobe en voie de putréfaction », l’Etat « génocideur israélien », et, bien sûr, les « terroristes kurdes ». Cela lui vaut une véritable popularité, une fascination collective comparable à celle exercée par Vladimir Poutine en Russie et qui lui permet d’aller très loin en toute impunité. On sous-estime trop souvent cette immense popularité d'Erdogan.

La fin de l'état d'urgence peut-elle malgré tout être le signe du début d'une accalmie – que ce soit socialement ou démocratiquement après des années particulièrement violentes ?

Aujourd'hui, le fait qu'Erdogan ait les pleins pouvoirs, qu'il règne avec des décrets-lois, qu'il ait mis hors d'état de nuire ou en prison tous ceux qui le dérangeaient, kurdes notamment, qu'il ait été à nouveau adoubé par le suffrage électoral, rend l’état d’urgence « classique » inutile. L’état d’urgence était important avant les élections, en ce qu'il lui permettait de faire en sorte que personne ne soit autant médiatisé que lui. Aujourd'hui, il détient un pouvoir total : il n'y aura donc pas d'accalmie. Tout le monde est terrifié par lui, y compris dans son propre parti. On a ici affaire à beaucoup plus qu'une démocratie illibérale à la Orban. Il y a un climat de terreur totalement accepté. Ceux qui croyaient qu'on pouvait encore lui résister lors des dernières élections sont tombés de haut. Il n'y a plus de vraie contestation possible contre lui. Tous les journaux et la quasi-totalité des médias TV et autres sont pro-Erdogan, même ceux qui jadis étaient dans l'opposition, tandis que l’internet est surveillé. Il n'y a plus de société civile capable de lui résister. Tout le monde est au pas. Il y a certes des gens qui vont tenter malgré tout de lui résister, mais ils viennent d'encaisser un important choc. Car malgré un petit surtout de l'opposition, notamment national-laïque-kémaliste et kurde, celle-ci a été éliminée dès le premier tour. Moralement et psychologiquement, c'est une très grosse claque, car cela signifie que le peuple a légitimé la politique d’Erdogan et qu’il juge qu’il n’est pas allé trop loin... Il ne faut donc pas sous-estimer la capacité du « néo-sultan » à séduire son peuple qui lui est gré tant de la croissance économique et du niveau de vie que du retour de l’identité turque nationale et islamique jadis bafouée par les élites occidentalisées et « acculturées » de l’Ouest qu’il dénonce régulièrement et qui votent kémaliste. Quant au parti d’Erdogan, il demeure droit dans ses bottes : il a gagné toutes les élections depuis 2002, et il répond aux Occidentaux qui l’accusent de « violer les règles de la démocratie » que TOUS les changements constitutionnels survenus depuis l’arrivée de l’AKP au pouvoir (2002)  ont été approuvés démocratiquement par des élections validées par les observateurs internationaux et surtout légitimées par le peuple turc qui n’a par conséquent de « leçons de morale à recevoir de personne »... Ankara répond à ses détracteurs « démocrates-libéraux » occidentaux et autres que le président-sultan ne fait que s’appuyer sur la révision constitutionnelle et sur la nouvelle loi antiterroriste pour museler les voix des « traitres » à la Patrie », des « ennemis de la Turquie », des « terroristes » kurdes, ou autres journalistes « liés à l’étranger » ou au mouvement de Fetullah Gülen….

Enfin, signe qu’Erdogan est bien un leader à la fois ultra-nationaliste et islamiste, décidé à rejeter toutes les pressions des « mécréants», il n’a pas cédé aux pressions du président américain Donald Trump lui-même, pourtant assez amical envers lui au départ, qui l’a enjoint à faire libérer le pasteur chrétien-évangélique américain Andrew Brunson, détenu depuis octobre 2016 sous l’accusation d’activités « terroristes » et d' « espionnage ». Actuellement jugé à Aliaga (Izmir), le pasteur Brunson, dont le procès a été renvoyé au 12 octobre, est accusé d’avoir été de mèche avec le réseau de Fethullah Gülen et le Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK). Or en bon nationaliste-islamiste amateur des « deals » avantageux, Erdogan, qui vomit les prédicateurs chrétiens et leur prosélytisme « anti-islamique », a averti les autorités américaines que Brunson ne serait libéré qu’en « échange » de l’extradition de sa bête-noire, le prédicateur Fetullah Gülen installé aux Etats-Unis depuis des décennies et condamné à la peine maximale en Turquie en raison de son soi-disant rôle de commanditaire du Putsch manqué contre le président turc du 16 juillet 2016… Washington ayant balayé ce marchandage qui bafoue frontalement le sacro-saint principe d’indépendance de la Justice américaine, le pasteur américain risque de rester longtemps en prison, s’il n’est pas tué entre temps par un « fou » comme cela fut le cas du leader protestant arménien Hrant Dink, de Mgr Padovese, du père Luigi Santoro, ou du groupe de fidèles turcs convertis de Malatya, tous tués par des « déséquilibrés » dans les années 2000-2010 en raison de leur prosélytisme chrétien ou de leur implication dans la dénonciation du nationalisme turc révisionniste et christianophobe, arménophobe et kurdophobe… En revanche, le néo-sultan qui ne supporte pas les missionnaires chrétiens sur le sol turc où il fait construire le plus grand nombre de mosquées au monde, est très fier de voir l’islamisme turc et ses réseaux de missionnaires se développer en Europe…

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