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Bernard-Henri Lévy : “Claude Lanzmann était l’un des inventeurs d’un judaïsme d’affirmation. Et dans la France d’aujourd’hui, cela crée un certain embarras”
©ETIENNE DE MALGLAIVE / AFP

Hommage

Le philosophe Bernard-Henry Levy a prononcé le discours d'hommage à Claude Lanzmann lors de la cérémonie saluant la disparition du cinéaste. Retour sur ce moment et la vie exceptionnelle de Claude Lanzmann avec Bernard-Henry Lévy.

Jean-Sébastien Ferjou

Jean-Sébastien Ferjou

Jean-Sébastien Ferjou est l'un des fondateurs d'Atlantico dont il est aussi le directeur de la publication. Il a notamment travaillé à LCI, pour TF1 et fait de la production télévisuelle.

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Bernard-Henri Lévy

Bernard-Henri Lévy

Philosophe de renom, Bernard-Henri Lévy est à la fois écrivain, cinéaste, essayiste et éditorialiste.

Politiquement engagé, il s'est exprimé notamment sur le conflit au Kosovo ou sur la guerre en Irak.

Il a signé le 16 mars 2011 le manifeste intitulé Oui, il faut intervenir en Libye et vite !, rédigé par plusieurs intellectuels et publié dans Le Monde.

Son dernier ouvrage, L'esprit du judaïsme est sorti aux éditions Grasset. Il a réalisé le documentaire Peshmerga, sorti dans les salles en mai 2016. 

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Jean-Sébastien Ferjou : À la demande de la famille de Claude Lanzmann, vous avez prononcé un discours d’hommage aux Invalides lors de la cérémonie saluant, la semaine dernière, sa disparition…

Bernard-Henri Lévy : Oui. Ce fut un grand honneur. Et, pour moi, un moment d’émotion très fort. J’avais, en même temps que je parlais, le sentiment presque physique de la joie qui aurait été la sienne à voir cette cérémonie étrange et belle. Cette solennité… Cette lenteur… Ces roulements de tambour mêlés à des musiques funèbres… Ce côté Cité interdite qu’a la Cour Carrée des Invalides… Et puis le fait qu'il s’agit, tout de même, de l’un des hauts lieux de la religion nationale et de l’héroïsme républicain français… N’oubliez pas le passé de jeune maquisard de Lanzmann. Son admiration sans bornes pour l’épopée de la France Libre. Et son amour, tout simplement, de la France.

Pourquoi le Président de la République n’a-t-il pas lui-même, comme il l’avait fait pour Jean d’Ormesson, présidé à la cérémonie ?

Je pense que c’était son intention. Et même son désir. Ainsi que le désir, il me semble, de celui de ses conseillers, Sylvain Fort, qui a officiellement en charge les questions « mémorielles ». Mais le jour de la cérémonie, c’était le Congrès de Versailles. Le lendemain, le sommet de l’OTAN. Et puis, après, le 14 juillet. Etc. Le Premier Ministre a fait un beau discours. Et il l’a fait en son nom.

Pour ceux qui ne connaissent que de loin le réalisateur de Shoah, pourquoi est-il un homme si important dans notre histoire récente ?

Parce qu’il a su mettre un dire, et un nom, sur le crime absolu – celui que l’on pensait indicible et innommable. Rappelez-vous toute la littérature, bonne ou mauvaise, qui circulait autour de cette idée que la Shoah passait l’entendement des hommes, excédait leurs capacités à se figurer la chose et devait absolument se tenir en-deça de tout discours. Rappelez-vous aussi ce curieux débat avec Jean-Luc Godard dont j’ai, sur le site de ma revue, La Règle du Jeu, révélé les « minutes » et qui portait, précisément, sur cette question de la représentation, de l’image, etc. Lanzmann a relevé le défi. Il l’a pris à bras le corps. Et il a réalisé, sans images et sans témoignages, ce poème noir qu’est Shoah et qui fait de lui, comme je l’ai dit, aux Invalides, le Dante, ou l’Orphée, de cet enfer sur terre.

Est-il possible de comprendre Claude Lanzmann sans rendre compte du reste de son œuvre et notamment de ses films Pourquoi Israël ou encore Tsahal qui affichait l’importance pour Israël d’avoir réussi à se construire comme une puissance militaire et surtout d’avoir renoué avec le concept de la force ?

Non, bien sûr. Pour lui, en tout cas, les deux allaient ensemble. Et sans discussion possible. Pas seulement parce que le crime de la Shoah, ce crime largement impuni et parfaitement impayable, a achevé de donner à Israël sa nécessité et sa légitimité. Mais parce qu’il s’agissait, pour lui, pour le cinéaste et le penseur qu’il était, des deux pans de la même œuvre, des deux branches de la même question et des deux lèvres de la même plaie. Je sais que cela en embarrasse plus d’un. Mais c’est ainsi. Lanzmann était un ami inconditionnel d’Israël, en même temps qu’il était l’auteur de Shoah – l’un ne pouvait aller sans l’autre.

Que nous disent de l’état de la France cette sorte de rejet de cet autre pan majeur de l’héritage de Claude Lanzmann ? Pour les Français, ce serait en quelque sorte : « Les juifs comme victimes, au risque d’être enfermés dans ce statut, oui ; les juifs comme acteurs de leur histoire politique, non » ?

C’est exactement cela. Et Lanzmann faisait partie de ceux qui refusaient, de toute leur âme, cette réduction du destin juif au statut précaire, humiliant et, au fond, obscène de l’éternelle victime. Le juif, pour lui, pouvait être fort. Il devait l’être. Pas la force brute, naturellement. Pas la force bête. Mais la force sage, la force intelligente et mesurée, la force qui se sait assez forte pour savoir aussi se retenir. La force des pionniers d’Israël. Ou, même, la force de l’Israël d’aujourd'hui. C’est en ce sens que, reprenant un concept de Jean-Claude Milner, j’ai avancé, aux Invalides, qu’il était l’un des inventeurs du judaïsme d’affirmation. J’avais bien conscience, en disant cela, et en le disant en ce lieu, de créer un certain embarras. Mais c’est pourtant une part essentielle de l’héritage lanzmanien. Et ce n’est rien à côté de l’embarras qu’il a lui-même suscité quand, après Shoah, il a donné Tsahal qui en était, je le répète, le pendant.

Vous avez évoqué le courage de Claude Lanzmann, physique comme intellectuel et son refus de respecter la moindre vache sacrée pour peu qu’elle entrave la compréhension d’une situation.

C’est vrai qu’il était d’un courage, donc d’une liberté, peu courants. Peu de situations où ses amis ne l’aient vu s’emporter quand il fallait s’emporter, faire un éclat quand il fallait faire un éclat ou bousculer les conformismes quand ceux-ci lui semblaient de nature à voiler ou étouffer cette volonté de vérité qui, pour lui, importait plus que tout. Et je ne crois pas qu’il y ait d’amitiés qui aient tenu le coup quand – j’en sais quelque chose – il désapprouvait le bombardement de la Serbie par l’OTAN ou la guerre franco-anglaise en Libye. Mais en même temps…. Je ne sais pas si cette formule – « vache sacrée » - faisait partie de son lexique…

Peu importe la formule !

Si. Car tout est là. Le paradoxe est que cet homme, cet artiste, que l’on a dit si « égocentrique », si « mégalomane », etc, était aussi capable d’admirations immenses. Fanon, par exemple. Franz Fanon. Le penseur de l’anticolonialisme et de la fierté retrouvée des peuples dominés. Il fut son ami. Et, alors qu’il y a, chez Fanon, des pages terribles sur, par exemple, les possibles vertus de la violence, je n’ai jamais entendu Lanzmann réviser son admiration de jeunesse à son endroit. Ou encore Sartre. Il est évident que, sur la question du judaïsme d’affirmation, il avait, lui, Lanzmann, dépassé, renversé et, au fond, contredit Sartre dont la définition du judaïsme restait désespérément prisonnière des préjugés dix-neuviémistes. Mais je ne l’ai jamais entendu non plus railler pour autant Sartre ou s’en démarquer avec virulence. Il le respectait. Il lui vouait un respect ombrageux et total. Ce qui en faisait, à ses yeux, ce que vous appelez sans doute une « vache sacrée »... Mais c’est comme ça. Je suis témoin de ça. Il y a, dans Les Aventures de la Liberté, cette histoire des intellectuels français que j’ai publiée en 1991, un long portrait-entretien du Lanzmann compagnon de route des existentialistes. Et il y dit exactement ce que je vous dis là.

Quand l’avez-vous rencontré pour la première fois ?

Vraiment rencontré en 1981, à Los Angeles, alors qu’il cherchait des financements pour Shoah. C’est à ce moment là que nous sommes devenus amis. Mais la première fois où je l’ai vu, c’était en 1969. Je revenais d’un long voyage au Mexique. J’avais écrit un texte, passablement verbeux, sur le concept de « colonialisme interne ». Je l’avais apporté à Sartre, pour publication dans « Les Temps modernes » qui étaient, pour le jeune homme que j’étais, le lieu du prestige absolu. Mais c’est lui, Lanzmann qui, avec Jean Pouillon, m’avait reçu, rue Férou, où était alors le siège de la revue. Et c’est lui qui, comprenant sans doute ce qui se jouait là, dans la tête de l’étudiant que j’étais, a fait qu’au bout d’un an d’une interminable attente mon  texte, et mon nom, finirent par apparaître sur la célèbre et austère couverture noire et rouge…

Alors que l’Europe est en pleine crise politique et morale et que le spectre des années 30 ou de la deuxième guerre mondiale plane sur les débats politiques, quel est le vrai courage intellectuel aujourd’hui ? A quelles vaches sacrées - même si vous n’aimez pas le mot… - nous attaquer pour comprendre ce qui nous arrive ?

J’ai envie de vous dire que l’un des traits les plus inquiétants de l’époque est l’attrait retrouvé de la radicalité. Vous voyez cela à gauche avec la montée du populisme, la haine de l’intelligence et des élites ou la sacralisation du « peuple » supposé incarner la légitimité démocratique ultime – en gros, Mélenchon. Et vous le voyez à droite avec le retour d’une pensée que l’on croyait, comme disait Bernanos, définitivement déshonorée par sa proximité avec le pire, voire par la contribution qu’elle lui a apportée – je veux parler, naturellement, du maurrassisme… Ce retour de Maurras n’est pas seulement un phénomène d’édition. Ce n’est pas juste l’intérêt légitime pour un penseur qui a compté dans l’histoire intellectuelle de la France. C’est quelque chose de plus sourd, et de plus lourd, qui pèse sur l’idéologie française contemporaine et contribue, à mon sens, à empoisonner le climat. Regardez ce qui se passe, par exemple, au sein de la droite politique d’aujourd'hui. Vous avez les conflits de personnes, bien sûr. Mais bien plus important est le clivage entre ceux qui croient à l’héritage libéral de Benjamin Constant, Alexis de Tocqueville ou Raymond Aron – et ceux qui n’y croient pas et ont la vision organique, naturaliste et, au fond, païenne du fondateur de l’Action Française.

Dans un article paru dans Libération, Daniel Schneiderman regrettait qu’il ne soit pas fait mention dans ses nécrologies des accusations de deux agressions sexuelles portées à l’encontre de Claude Lanzmann alors même qu’elles n’ont pas donné lieu à des poursuites.

L’article dont vous parlez est paru sur son site, Arrêt sur images. Et c’est d’autant plus regrettable qu’il avait, la veille, dans Libération en effet, publié un article juste, et fort, sur le rapport de Lanzmann à la question de l’« opacité ». Mais de quoi parle-t-on ? Je n’avais, pour ma part, pas entendu parler de ces accusations. Elles n’avaient, de son vivant, et à ma connaissance, guère été formulées. Et il aurait fait beau voir, si j’ose dire, que, lui vivant, on vienne chercher sur ce terrain le compagnon de route, et le compagnon tout court, de la fondatrice du féminisme moderne. Alors allait-on, après sa mort, donner corps à un procès qu’on n’avait pas osé instruire de son vivant ? C’eût été absurde. Et assez lâche.

Vous avez écrit un livre sur les dangers de la pureté [La pureté dangereuse], qui portait sur l’obsession de la pureté biologique, ethnique ou culturelle. A quoi nous mène ce monde qui projette désormais aussi ses obsessions de pureté sur l’innocence ou la culpabilité des individus ?

Au pire. C'est-à-dire à l’extension de cette volonté de pureté au domaine moral. Avec deux conséquences. Primo, l’inculpation généralisée des sujets faillibles que nous sommes tous. Secundo, la négation de ce Mal absolu que cette volonté de pureté a pour objectif ultime de biffer ou de liquider. C’est tout le paradoxe. En voyant le Mal partout, on finit par ne le voir nulle part. En le vaporisant, on oublie et annule ce fond noir de l’espèce humaine qu’est le mal métaphysique. Du même geste, si vous préférez, on crée une humanité de coupables soumise à une discipline de fer  - et on fonde une théologie, ou une anti-théologie, qui, en prétendant « délivrer » l’humanité du Mal est le fondement de tous les totalitarismes.

Claude Lanzmann aurait-il même pu réaliser Shoah avec la complexité des sentiments humains que le film révèle chez les victimes et chez les coupables comme chez ceux qui ne voulaient pas voir s’il n’avait pas été l’homme au tempérament de feu qu’il était ?

Non, bien sûr. L’enfer dans lequel il a plongé pour, tel Orphée, aller rechercher les personnages de Shoah était un enfer pavé de sentiments, en effet, complexes, mêlés et même troubles. Mais sa grandeur a été de ne jamais transiger, pour autant, avec l’idée d’une ligne morale claire qui, seule, peut tenir les hommes à distance de la tentation de l’infamie.

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