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Samu de Strasbourg : pourquoi les causes de la mort de Naomi Musenga sont probablement plus complexes que l’intoxication au paracétamol que veut y voir le rapport officiel
©FREDERICK FLORIN / AFP

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Le procureur de la République de Strasbourg a dénoncé que la mort de Naomi Musenga serait le résultat d'une intoxication au paracétamol.

Stéphane Gayet

Stéphane Gayet

Stéphane Gayet est médecin des hôpitaux au CHU (Hôpitaux universitaires) de Strasbourg, chargé d'enseignement à l'Université de Strasbourg et conférencier.

 

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Atlantico : Ce 11 juillet, le procureur de la République de Strasbourg a pu annoncer que la mort de Naomi Musenga, décédée en décembre 2017, serait le résultat d'une intoxication "les éléments médicaux obtenus lesquels expliquent le décès de Naomi Musenga comme étant la conséquence d'une intoxication au paracétamol absorbé par automédication sur plusieurs jours". Une version qui a pu être contestée par le professeur Christian Marescaux, au micro de France Info qui a ainsi déclaré : "L'hôpital planque tout ce qui l'accuse. C'est du camouflage avec du pipeautage (...)"Arrêtez de nous prendre pour des cons, Naomi n'est pas morte parce qu'elle a bouffé trop de paracétamol".

Stéphane Gayet : Naomi MUSENGA a emporté avec elle dans sa tombe bien des éléments factuels qui auraient pu nous éclairer sur la cause exacte de son décès. Lorsqu'elle a enfin été prise en charge médicalement, elle était dans un tel état de gravité que l'on ne pouvait pratiquement plus rien obtenir de son interrogatoire. Elle est morte dans un tableau clinique de défaillance multi viscérale irréversible (état de choc décompensé). L'autopsie (examen anatomique complet par dissection) de son corps n'a été réalisée qu'après plusieurs jours, ce délai enlevant beaucoup d'intérêt au travail des anatomopathologistes. Car son corps était dans un état de décomposition avancée par putréfaction. La putréfaction est l'un des principaux processus de dégradation post mortem des tissus : elle s'associe à la lyse enzymatique qu'elle complète et parachève jusqu'à la disparition totale des matières organiques (un cadavre non traité se décompose totalement en six à douze mois environ). Il est important de préciser que cette putréfaction est réalisée par le "microbiote" intestinal, que l'on a longtemps appelé la "flore intestinale". En d'autres termes, ce sont nos bactéries – très utiles et même indispensables durant notre vie – qui nous digèrent après notre mort, cela après nous avoir rendu tant de services de notre vivant. Toujours est-il que plusieurs hypothèses ont été avancées pour tenter d'expliquer le décès brutal de Naomi.

L'hypothèse du suicide est rapidement écartée

Aucun argument ne plaide en faveur d'une intoxication volontaire dans le cadre d'un suicide : ni le tempérament de la jeune-femme, ni ce que l'on savait de sa vie, ni son histoire clinique n'apportent le moindre élément dans ce sens, au contraire (Naomi était une jeune maman apparemment épanouie).

La piste de l'intoxication (involontaire) au paracétamol ?

C'est récemment qu'a été évoquée la possibilité d'une intoxication aiguë (involontaire) mortelle au paracétamol (DOLIPRANE, DAFALGAN…). Ce médicament en vente libre est un antalgique (médicament qui réduit la douleur) dit de "palier 1" selon la classification de l'Organisation mondiale de la santé (OMS), ce qui signifie qu'il est l'antalgique courant de premier recours, tant en automédication qu'en prescription médicale en ambulatoire ou à l'hôpital. C'est également un antipyrétique (il réduit la fièvre). Après avoir écarté l'hypothèse d'une intoxication volontaire au paracétamol, il reste la possibilité d'une absorption massive aiguë de cette substance, dans un but thérapeutique. Cette éventualité signifierait que Naomi aurait initialement fortement souffert et que cette souffrance aurait été telle qu'elle la pousse à ingérer une dose mortelle de paracétamol. Nous envisagerons ce scénario dans la question suivante.

Quels sont les éléments permettant de mettre un doute sur la version "officielle" ? Quels seraient les compléments d'information nécessaires qui pourraient permettre de la valider, ou de la rejeter ?

Une intoxication aiguë au paracétamol aurait donné un tableau clinique différent. En cas d'ingestion massive, la toxicité aiguë du paracétamol est hépatique (le foie). On sait que le risque d'hépatite aiguë cytolytique (c'est-à-dire nécrosante) existe en théorie chez l'adulte à partir d'une dose de 150 mg de paracétamol par kg en une prise unique, ce qui représenterait, dans l'hypothèse plausible d'un poids de 55 kg, une dose d'un peu plus de huit grammes de paracétamol, soit 16 gélules ou comprimés dosés à 500 mg. Cette dose est l'équivalent de plus d'une boîte, étant donné que la réglementation actuelle contraint les laboratoires pharmaceutiques à limiter les boîtes à huit grammes, justement pour cette raison. Cela n'est pas très vraisemblable, d'autant moins vraisemblable que dans cette hypothèse il n'existe aucune évocation du mal dont aurait souffert Naomi et qui l'aurait poussée à ingérer l'entièreté d'une boîte de paracétamol. Quand on souffre d'un mal, si intense soit-il, on ne prend pas une boîte d'un coup : on commence par prendre deux comprimés ou gélules et puis on attend vingt à trente minutes ; ensuite, si le mal est toujours intense, on en reprend un ou deux. Il est certain que Naomi avait pris du paracétamol, étant donné que l'on en a trouvé dans l'analyse de son liquide intraoculaire (son corps était tellement putréfié et décomposé que les seuls organes encore possibles à ponctionner fussent les yeux, car leur enveloppe ou sclérotique est fibreuse et très résistante). La vérité est que les intoxications aiguës et massives au paracétamol sont presque toujours volontaires, dans le cadre d'une volonté de mettre fin à ses jours.

Lorsqu'une intoxication massive au paracétamol évolue de façon gravissime, les signes qui surviennent habituellement en premier, au bout de deux à trois heures, sont des vomissements ; ils sont suivis, mais seulement au bout de deux à trois jours, d'un ictère (jaunisse), de saignements et d'une encéphalopathie (coma hépatique). On voit que ce tableau clinique, tant dans sa description que dans son déroulement temporel, n'a aucune ressemblance avec ce que l'on sait de l'histoire clinique de Naomi. Car son accident de santé non traumatique semble s'être déroulé sur une journée. Cette hypothèse d'intoxication aiguë au paracétamol ne résiste donc pas à l'analyse. La vérité est que Naomi a présenté une pathologie aiguë non traumatique et très grave, ce qui évoque avant tout un accident de type vasculaire.

Quels seraient les compléments d'information qui pourraient permettre d'avancer ?

On ne peut malheureusement pas refaire le passé. Le jour de l'accident non traumatique de Naomi, de précieuses heures ont été perdues avant qu'elle ne soit prise en charge en réanimation. Après son décès, un temps précieux a encore été perdu avant que son corps ne fasse l'objet d'une autopsie (dissection anatomique avec examen de tous les organes et prélèvements en fonction des lésions découvertes ou suspectées). Aujourd'hui, le cadavre de la malheureuse est inexploitable. On a prélevé au cours de l'autopsie des fragments de tissus et des échantillons d'humeurs dont on a conservé quelques éléments. Mais que rechercher ? La recherche de paracétamol dans l'œil était une idée parmi beaucoup d'autres, mais c'était peine perdue. Dans la mesure où l'histoire clinique de Naomi n'évoque en rien une infection foudroyante (aucun signe infectieux, aucun contexte épidémique), les seules hypothèses qui semblent pouvoir être retenues sont les hypothèses vasculaires : soit une hémorragie, soit un infarctus (obstruction d'une artère vitale et nécrose du territoire tissulaire qu'elle irriguait).

Rappelons-nous les paroles que Naomi avait prononcées au téléphone : "Aidez-moi, j'ai très mal au ventre, je vais mourir." Ces paroles comportent un appel à l'aide, l'allégation d'une douleur abdominale très intense et une sensation de mort imminente. La location abdominale de la douleur intense orientait naturellement vers l'abdomen. L'appel à l'aide signifiait qu'il se produisait quelque chose de très grave, de très préoccupant. La sensation de mort imminente est souvent décrite dans les obstructions de troncs artériels vitaux : infarctus massif du myocarde, embolie pulmonaire massive… À l'étage abdominal, un tel tableau clinique aigu d'allure chirurgicale peut faire penser à deux urgences vasculaires compatibles avec l'âge de Naomi : la rupture aiguë d'une trompe par grossesse extra-utérine (hémorragie interne) et l'obstruction aiguë de l'artère mésentérique supérieure.

Les facteurs de risque connus de la grossesse extra-utérine (GEU) sont un âge supérieur à 35 ans, un tabagisme, un antécédent d’infection génitale comme une salpingite ou d’intervention chirurgicale sur une trompe, une endométriose ainsi qu’une infertilité traitée par assistance médicale à la procréation ou AMP (ou encore PMA). Il n’est pas du tout exceptionnel qu’une grossesse extra-utérine survienne chez une femme sous contraception. On sait d'après l'enregistrement vocal que Naomi n'était pas en période menstruelle, mais pour le reste, ce sont des éléments personnels et confidentiels de son dossier. En défaveur de ce diagnostic : l'âge de Naomi, l'absence de saignement génital souvent présent en cas de GEU et le caractère brutal de son accident (alors qu'une rupture de trompe en cas de GEU est généralement précédée de signes d'appel les jours précédents et ne donne habituellement pas d'emblée un tableau aussi dramatique).

L'obstruction aiguë de l'artère mésentérique supérieure (AMS) est rare chez la personne jeune et se voit plus souvent chez un adulte d'âge mûr ayant des troubles vasculaires des membres inférieurs et du cœur (artères coronaires). Chez le sujet jeune, elle est favorisée par le tabagisme et la prise d'oestroprogestatifs à visée contraceptive, ainsi que l'excès de poids et l'hypertension artérielle. L'artère mésentérique supérieure vascularise tout l'intestin grêle et la partie droite du gros intestin (côlon). Lorsqu'elle est complètement obstruée, l'intestin grêle n'est plus vascularisé (ischémie) et si le processus obstructif persiste, il s'ensuit une nécrose de l'intestin grêle, toujours mortelle en l'absence d'intervention chirurgicale. Les signes et symptômes de Naomi en faveur de ce diagnostic sont le caractère atroce de la douleur, l'absence de position antalgique (aucune position ne la soulageait), l'émission de sang par l'anus et l'état de choc (profonde altération de l'état général, obnubilation, teint pâle et cireux, pression artérielle très basse). Malgré le caractère rare de l'obstruction de l'AMS chez le sujet jeune, il y a plus d'arguments en faveur de ce diagnostic. L'obstruction de l'artère mésentérique supérieure évolue - en l'absence de traitement - vers un infarctus du mésentère (organe nourricier de l'intestin), puis une nécrose de l'intestin grêle et d'une partie du côlon, et enfin la mort.

La rupture aiguë d'une trompe utérine par GEU et l'ischémie aiguë du mésentère sont deux urgences chirurgicales extrêmes, évoluant de façon constamment péjorative en l'absence d'une prise en charge adaptée.

Le professeur Marescaux poursuit en déclarant : "Pourquoi l'hôpital et l'IGAS ne veulent pas que le terme "infarctus mésentérique" soit présenté ? Parce qu'il y a des recommandations très claires sur la prise en charge de ces infarctus. Si on reconnaissait que Naomi était morte parce qu'on n'avait pas mis en place ce protocole, cela mettrait en cause la responsabilité de l'hôpital". Ici encore, quels seraient les éléments utiles permettant de préciser la réalité de ce qui est arrivé à Madame Naomi Musenga ?

Il est certain qu'un diagnostic d'infarctus mésentérique permettrait d'expliquer de façon assez satisfaisante l'entièreté de l'histoire clinique de Naomi, bien que, comme nous l'avons vu, cet accident vasculaire soit rare chez un adulte jeune.

On peut pratiquement affirmer que le décès de Naomi est la conséquence d'un accident de santé aigu non traumatique, d'évolution spontanément mortelle en l'absence de traitement : c'est donc ce qui résulte de l'analyse sémiologique (l'ensemble des signes et symptômes) que nous avons esquissée. Son décès aurait selon toute vraisemblance pu être évité si elle avait été prise en charge des heures plus tôt, mais très probablement au prix de séquelles dues aux résections chirurgicales (ablations, amputations) des organes tellement abîmés qu'irrécupérables.

La question des protocoles de soins est une épineuse question. La prise en charge médico-paramédicale hospitalière est passée par plusieurs phases. Jusqu'en 1996, les professionnels de soins médicaux et paramédicaux donnaient des soins selon ce qu'ils avaient appris au cours de leur formation initiale. En 1996, le Premier ministre Alain Juppé a entamé une formidable réforme concernant les grands rouages de notre système de santé. Cette réforme a en particulier rendu obligatoire l'accréditation des établissements de santé publics et privés, devenue des années plus tard la certification. Cette année 1996 a été marquée par l'essor décisif des démarches de qualité des soins, démarches qui se sont notamment traduites par une inflation de protocoles de soins, un protocole étant synonyme de "mode opératoire". En pratique, on demandait aux professionnels de soins de travailler dorénavant selon ces règles de travail internes et non plus comme chacune et chacun avait l'habitude de faire en fonction de sa formation initiale. Le développement des protocoles de soins s'est effectivement traduit par une amélioration de la qualité et de la sécurité des soins. Mais nous avons ensuite été trop loin, nous en avons fait trop : aujourd'hui, les établissements de santé ont une telle accumulation de protocoles qu'ils ne peuvent plus être efficaces. Ils sont trop nombreux, trop exigeants et trop compliqués. Les professionnels médico-paramédicaux n'ont plus le temps de les lire, de les apprendre et de se les approprier. Il faut à présent faire un important travail de nettoyage et de simplification. Ce phénomène est déjà connu en dehors de la santé : si les protocoles sont rares, le système fonctionne mal ; s'ils sont au contraire très nombreux, le système fonctionne mal également.

Christian MARESCAUX est un remarquable médecin des hôpitaux, spécialiste en neurologie. Comme la plupart des neurologues, il est un très bon clinicien. C'est aussi un brillant pédagogue et il est professeur des universités. Il se bat pour les malades, mais il se heurte au système hospitalier qui est depuis des années stressé par son épuisant objectif de rentabilité, lui-même imposé par le principe moderne de tarification à l'activité. Ce qu'il dit à propos des protocoles en général et de celui de la prise en charge d'une ischémie mésentérique en particulier est juste, mais il y a tellement de situations d'urgence différentes et tellement de protocoles, que tout cela est bien difficile à gérer, surtout dans le contexte tendu de densification des activités que connaissent actuellement les hôpitaux. Que l'hôpital ait ou non mis en place le protocole consensuel de prise en charge en urgence d'une ischémie aiguë du mésentère, cela n'aurait sans doute pas changé grand-chose au sort de la pauvre Naomi, à laquelle on a fait perdre stupidement des heures précieuses avant une prise en charge médicale adaptée. Car l'ischémie aiguë du mésentère est une urgence chirurgicale classique et en principe connue de tous les médecins, bien qu'elle soit très peu fréquente. Mais encore fallait-il y penser chez une femme jeune, ce qui ne va pas du tout de soi : c'est l'occasion de dire encore une fois que les logiciels d'aide au diagnostic (algorithmes appelés pompeusement "intelligence artificielle") sont ou plutôt seront de très précieux outils pour ce type de situation difficile.

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