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Sanctions contre l’Iran (et contre les entreprises qui y travaillent) : pourquoi l’Europe se révèle incapable de résister aux pressions américaines
©MARK WILSON / GETTY IMAGES NORTH AMERICA / AFP

Guerre commerciale

Les grandes entreprises cèdent une à une au chantage de l'administration Trump. Pour peser dans cette guerre commerciale, l'Europe devrait apporter une réponse unie et faire bloc mais ce n'est visiblement pas pour tout de suite.

Michel Ruimy

Michel Ruimy

Michel Ruimy est professeur affilié à l’ESCP, où il enseigne les principes de l’économie monétaire et les caractéristiques fondamentales des marchés de capitaux.

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Atlantico : Après de nombreuses entreprises française comme Total, Airbus, ATS, Peugeot, Renault ou encore BNP Paribas, c'est autour du groupe français de transport maritime CMA CGM de cesser ses activités en Iran, cédant ainsi aux pressions de l'administration Trump. Comment expliquer que tous les groupes industriels cèdent à cette pression ?

Michel Ruimy : Le dossier du nucléaire iranien est tout d’abord l’histoire d’une promesse qui s’est évaporée en moins de 3 ans. 

Le 14 juillet 2015, les cinq membres permanents du Conseil de sécurité de l’ONU, l’Union européenne et l’Iran signent un accord stipulant la levée d’une partie des sanctions pesant sur le pays à condition qu’il restreigne considérablement son programme nucléaire. Cette concession s’accompagne d’une promesse d’afflux d’investissements étrangers censés dynamiser une économie exsangue dont les besoins en infrastructures, ponts, routes, ports, aéroports, usines de traitement des déchets ou d’épuration de l’eau sont gigantesques. Un espoir fou pour les entreprises du monde entier car le marché iranien comprend un peu plus de 80 millions d’habitants, dont 40% ont moins de 25 ans. Un marché quasiment vierge, comme on n’en avait pas connu depuis la chute du mur de Berlin. A l’époque, le cabinet McKinsey tablait sur 1 000 milliards de dollars d’investissements étrangers dans le pays sur les vingt prochaines années quand le gouvernement iranien rêvait, lui, de 50 milliards par an...

Après la signature de cet accord, les entreprises françaises, qui ont vu de grandes opportunités en Iran, ont été parmi les premières à investir. Elles souhaitaient profiter de la levée des sanctions. Ainsi, Airbus a vendu près d’une centaine d’avions aux compagnies Iran Air Tours et Zagros Airlines pour 8 milliards d’euros. Total s’est engagé avec la National Iranian Oil Companysur l’exploitation du champ gazier South Pars, dans le golfe Persique, considéré comme le plus grand gisement de gaz naturel du monde, pour une capacité de production de 400 000 barils équivalent pétrole par jour, avec une première phase d’investissement évaluée à 2 milliards de dollars. PSA, qui détient 30% du marché local, a signé deux accords avec des partenaires locaux, Iran Khodro et Saipa, pour produire des Peugeot et des Citroën. Le groupe a vendu 445 000 voitures l’an dernier. Renault, quia vu ses ventes augmenter de près de 50% en 2017, a vendu 162 000 véhicules.Les groupes automobiles françaisont ainsi fourni la moitié des véhicules neufs achetés l’an dernier par des Iraniens. Et on pourrait continuer encore. Au total, en 2017 par rapport à 2015, les importations françaises de biens iraniens, tirées par les achats de pétrole brut par Total, sont passées d’environ 60 millions à plus de 2 milliardsd’euroset les exportations vers l’Iran sont passées de plus de 650 millions à 1,5 milliard d’euros.Quant aux investissements français en Iran, ils ont triplé pour atteindre un peu moins de 2 milliards d’euros.

Toutefois, la menace du retrait des Etats-Unis de l’accord sur le nucléaire iranien et la remise en place des sanctions économiques américainesplanait depuis l’élection de Donald Trump à la Maison blanche. Même si elle était attendue, la prise de position américaine, mise à exécution le 8 mai,laisse les milieux d’affaires français et européens sous le choc.En échange de la levée des sanctions notamment financières, les États-Unis ont énuméré les nouvelles conditions d’un nouvel accord (demandes plus draconiennes sur le volet nucléaire, fin de la prolifération balistique et de l’implication iranienne dans les conflits au Moyen-Orient…) tout en prévenant ses alliés, en particulier européens : les entreprises qui feront affaire en Iran dans des secteurs interdits par les sanctions américaines seront tenues responsables.Dans le viseur des Etats-Unis, il y a « les Gardiens de la révolution », et certaines fondations religieuses qui leur sont attachées, qui détiendraient directement entre 15 et 20% de l'économie iranienne et seraient très présents dans la construction, l’énergie ou encore les télécoms.

Selon le ministère des Affaires étrangères, une quinzaine d’entreprises françaises sont implantées dans le pays et près de 1200 avaient exporté des biens en 2015. Toutes sont susceptibles d’être concernées par les sanctions américaines qui s’appliquent aux entités ayant des activités aux Etats-Unis ou utilisant le dollar. Une définition large !

Dès lors, pourquoi les grands groupes français choisissent-ils de partir ? Car ils font le constat qu’ils ne sont pas en mesure de résister à la menace américaine de sanctions.

Pour la plupart des entreprises françaises, les contrats sont simplement suspendus. C’est par exemple le cas pour Airbus. Pour le groupe aéronautique, qui a livré seulement 3 appareils sur la centaine commandée, les dommages sont minimes dans la mesure où le groupe a un carnet de commandes bien rempli.Mais, les dommages sont plus importants pour les constructeurs automobiles français.Le groupe PSA a commencé le processus de suspension des activités de ses coentreprises afin de se conformer à la loi américaine avant début août, période à laquelle le groupe pourrait s’exposer à des sanctions. Bien qu’il minimise sa perte - l’Iran ne représente que 1% de son chiffre d’affaires -, il a investi 400 millions dans une usine près de Téhéran qu’il risque de ne jamais récupérer. Pire, c’est surtout la difficulté de retrouver une place sur le marché automobile local, qui risque de passer sous le contrôle de concurrents chinois et indien, qui le préoccupe. Total, qui a engagé auparavantenviron 75 millions d’euros en études, devrait les perdre. Il a déjà indiqué qu’il se préparait à mettre fin à toutes ses opérations en Iran en cédant le contrôle du projet au chinois CNPC, qui a déjà 30% des parts.

Ainsi, entre un contrat en Iran et l’accès au marché américain, le choix de bon nombre d’entreprises françaises, notamment dans l’énergie, l’automobile ou les métaux, risque d’être vite fait.

L'Europe aurait-elle les moyens de résister ? Par quoi cela passerait-il ?

En fait, la question essentielle est la quasi-fermeture du robinet des flux financiers. Avec le retour des sanctions américaines, qui risque de réduire encore davantage le débit, s’ajoute une série de verrous administratifs fixés par Washington qui, eux, n’avaient jamais sauté comme, par exemple, l’obligation pour les entreprises étrangères d’obtenir l’autorisation du Trésor américain pour commercer avec l’Iran si leur produit comporte plus de 10% de composants « made in USA » ou l’interdiction de commercer en dollars avec des individus ou des organisations inscrits sur la liste noire des autorités américaines.

Les grandes banques européennes, notamment françaises, sont totalement tétanisées à l’idée de se faire rattraper par la « patrouille » et surtout de perdre l’accès au marché américain. L’amende de près de 9 milliards de dollars infligée en 2014 à BNP Paribas pour avoir contourné l’embargo américain en facilitant des transactions en dollars est dans toutes les têtes. Certes, de petits établissements, qui n’ont aucune activité aux Etats-Unis, ont développé ces dernières années des services de transferts de fonds qu’ils facturent au prix fort. Mais, dès qu’il s’agit de financer des projets d’infrastructures de plusieurs millions d’euros, il n’y a plus personne. 

Si les grands groupes peuvent toujours se lancer dans l’aventure iranienne avec leurs propres deniers, pour des entreprises plus petites, le chemin des financements est chaotique. L’environnement économique iranien est tellement opaque qu’avant même d’investir, il leur faut déjà dépenser des dizaines de milliers d’euros de frais d’avocats pour vérifier la viabilité du projet. De ce fait, le ticket d’entrée en Iran est trop cher. 

Ces entreprises font le constat que l’Europe n’est pas en mesure de leur fournir une protection juridique suffisante. Elles risquent de lourdes amendes sous peine de ne plus pouvoir opérer sur le marché américain. Et même si elles n’y sont pas présentes, comme PSA, elles risquent de perdre le soutien de banques qui financent leurs investissements en Iran, ou de voir le départ de leurs actionnaires américains.Total, qui rappelle que 30% de son actionnariat est composé de fonds de pension américains, a déjà fait en sorte de se protéger en n’utilisant aucun logiciel américain, ni aucun employé de nationalité américaine pour les études liées à South Pars. Il considère malgré tout que les risques de sanctions sont trop importants.

La France, l’Allemagne et le Royaume-Uni ont indiqué vouloir préserver l’accord de 2015 et souhaitent protéger les entreprises européennes d’éventuelles sanctions. La question se place désormais du côté européen. Les pays doivent « penser en dehors des sentiers battus » pour trouver des parades à la décision américaine. Ainsi, pour convaincre les sociétés hésitantes, ils pourraient ouvrir des lignes de crédit. Ces fonds serviraient de garantie si un contrat tombait à l’eau à cause des sanctions américaines.

Par ailleurs, l’Europe pourrait aussi contourner le dollar. Les Américains ne peuvent sanctionner que si des fonds circulentpar leur système financier. Les Européens pourraient mettre en place une banque en charge de financer les investissements en Iran, qui ne serait pas exposée au dollar. Une idée intéressante mais qui se heurte au calendrier des négociations. Mettre en place une telle institution prendrait du temps alors que l’Iran n’a donné que quelques semaines aux Européens, Chinois et Russes pour avancer leurs propositions pour sauver l’accord sur le nucléaire malgré le départ des États-Unis.

Enfin, la Commission européenne travaille depuis plusieurs mois sur la contre-offensive. Ce débat a déjà eu lieu dans les années 1990 quand le Congrès américain avait pris l’initiative d’une législation extraterritoriale pour les sanctions contre Cuba. Elle avait établi, en 1996, un règlement de « blocking statute » pour protéger les entreprises européennes des sanctions. Cette loi de blocageinterdit aux entreprises européennes de se conformer aux sanctions étrangères et leur offre des moyens procéduraux pour recouvrer des indemnités pour tout dommage qui leur aurait été causé du fait de l’application des lois visées par ce règlement. Pour ce faire, elle devrait inclure parmi les lois américaines visées celles qui concernent les mesures applicables à l’Iran. Ce pourrait être fait très rapidement. 

Pour autant, cela suffirait-il ? Si le « blocking statute » est important au niveau politique, ceci est moins sûr dans la vie des affaires. Aucune entreprise ne voudra prendre le moindre risque sans de très solides assurances…D’ailleurs, le règlement de 1996 n’a jamais été appliqué. Les entreprises européennes ne peuvent pour l’instant qu’attendre et espérer. D’autres partenaires commerciaux moins exposés au risque de sanctions américaines, comme la Chine, sauront mettre cette période de flou à profit.

Mais est-ce que l'Europe n'a pas déjà perdu la bataille avant que cette dernière ne commence vraiment au vu des divergences d'intérêts entre les Etats ?

Je ne pense pasqu’il y aura, dans le contexte actuel, un consensus en Europe pour risquer une « guerre commerciale » avec les États-Unisà cause de l’accord sur le nucléaire iranien.Lamarge de manœuvre de l’Union européenne est donc très mince. Cependant, les Etats-Unis n’ont pas nécessairement intérêt à se montrer jusqu’au-boutiste car ils pourraient, à l’avenir, avoir besoin du soutien européen dans le dossier iranien. En acceptant un compromis, ils seraient gagnants sur plusieurs tableaux : Donald Trump pourrait continuer à affirmer qu’il a tenu parole en dénonçant l’accord iranien, il se serait ménagé une certaine bienveillance européenne et les concessions américaines pourraient permettre de sauver un accord qui oblige l’Iran à arrêter son programme nucléaire.

Je voudrais rappeler qu’il y a quelques mois, lors du dossier BNP Paribas, le ministre des Affaires étrangères Laurent Fabius avait menacé de reconsidérer la négociation du traité transatlantique au nom de la confiance et de la réciprocité. Ceci m’avait semblé révélateur de cette faiblesse des moyens. Cet accord ne pouvait être invoqué car d’un côté, il s’agit d’une négociation commerciale et de l’autre, d’une décision de la justice américaine. Ce ne sont pas les mêmes instances.

Cette affaire en dit long sur la puissance américaine et ses lois qui ont un pouvoir extraterritorial. C’est un révélateur. A une époque où l’on parle d’affaiblissement de la puissance américaine, on voit que leur outil principal, le dollar, leur confère encore une grande suprématie. Cela nous touche, comme tous les pays émergents qui ont des réserves en dollars. D’ailleurs, pendant la crise du « shut down » pour cause de blocage sur le budget, la Chine avait déclaré qu’il fallait « dédollariser »leur économie. 

Le dollar est l’arme fatale des Etats-Unis, qui leur assure une suprématie. S’ils ne peuvent tenir les lignes blanches militairement, ils peuvent les conserver avec leur monnaie.

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