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Pourquoi la fulgurante progression des grandes fortunes depuis 10 ans a (bel et bien) un rapport avec l’écrasement des salaires dans l’OCDE
©MICHEL EULER / POOL / AFP

Rapport de force

Le magazine Challenges dévoilait cette semaine le nouveau classement des 500 fortunes de France tandis que l’OCDE publiait un rapport faisant état de la stagnation des salaires dans les pays de l’OCDE. Est-il possible de lier ces deux phénomènes ? La progression des fortunes mondiales peut-elle être liée à ce phénomène de stagnation des salaires au sein des pays de l’OCDE ?

Michel Ruimy

Michel Ruimy

Michel Ruimy est professeur affilié à l’ESCP, où il enseigne les principes de l’économie monétaire et les caractéristiques fondamentales des marchés de capitaux.

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Atlantico : De façon concomitante ce 4 juillet, le magazine Challenges dévoilait le nouveau classement des 500 fortunes de France (dont la fortune totale représentait 12% du PIB du pays en 2008 pour s’établir à 30% du PIB en 2018 soit près de 650 milliards d'euros) tandis que l’OCDE publiait un rapport faisant état de la stagnation des salaires dans les pays de l’OCDE, et notamment du décrochage des salaires par rapport à la productivité. Est-il possible de lier ces deux phénomènes ? La progression des fortunes mondiales peut-elle être liée à ce phénomène de stagnation des salaires au sein des pays de l’OCDE ?

Michel Ruimy : Précisons quelques chiffres pour bien comprendre la situation. Au niveau français, en près de 20 ans, le total du patrimoine professionnel des 500 premières fortunes est passé de 81 milliards à 650 milliards d’euros. En une décennie, ce chiffre a progressé de 140%, quand l’encours d’épargne des Français sur le livret A n’a augmenté que de 35%. Plus encore, le nombre de milliardaires a été multiplié par 3 en 10 ans : ils sont plus de 100 aujourd’hui. Au sein de cette « famille », les écarts de richesse n’ont jamais été aussi grands. Dernier signe de cette progression généralisée : la fortune minimale nécessaire pour intégrer ce Top 500 doit s’élever aujourd’hui à 140 millions d’euros contre 40 millions en 2009. Autrement dit, si, en 2009, le premier du palmarès possédait 375 fois la fortune du dernier, le facteur multiplicatif est aujourd’hui de 520 ! Les fortunes françaises n’ont jamais été si prospères…
A l’autre bout de l’échelle, il y a, au sein de la zone OCDE, un des paradoxes de la reprise économique : derrière les chiffres encourageants de la croissance se cache une réalité complexe, parfois douloureuse, alimentant la frustration de nombreux employés. L’embellie constatée sur le front de l’emploi est éclipsée par une stagnation sans précédent des rémunérations. La croissance moyenne des salaires réels est passée de 2,2% avant la crise à 1,2% aujourd’hui. Tous les salariés ne sont pas logés à la même enseigne. Ce phénomène touche beaucoup plus les travailleurs faiblement rémunérés que ceux qui se situent au sommet de l’échelle des salaires : les revenus du travail des 1% les mieux rémunérés augmentent beaucoup plus vite que ceux des personnes peu payées, accentuant les inégalités existant sur le marché du travail.
Les causes de la stagnation des salaires sont à chercher dans le faible niveau de l’inflation, le ralentissement marqué de la productivité et l’accroissement des emplois à bas salaire. En effet, les entreprises innovantes et pionnières dans les nouvelles technologies enregistrent une forte hausse de leur productivité tandis que de nombreux pans de l’économie, notamment au sein des très petites entreprises, restent à la traîne. S’ajoutent à cela le développement des emplois à bas salaires et les problèmes de qualification. Les emplois détruits pendant la crise ne sont pas les mêmes que ceux créés avec la reprise. Résultat : le nombre de chômeurs « laissés sur le carreau » pendant la récession peinent à retrouver un travail car ils ne disposent pas des compétences nécessaires alors que les entreprises se plaignent, depuis quelques mois, d’une pénurie de profils hautement qualifiés, cumulant créativité, compétences numériques et capacité à résoudre des problèmes complexes.
En considérant ces deux situations, nous avons d’un côté, pour la plupart des personnes, des fortunes professionnelles d’investisseurs - chefs d’entreprise, liées à la valeur de l’entreprise qu’ils ont fondée et d’un autre, des salariés, qui ne reçoivent en échange de leur travail, qu’une faible rémunération. Le lien entre ces deux situations est le capitalisme financier qui sévit au niveau mondial où la valeur actionnariale est privilégiée au détriment de la masse salariale qui devient un paramètre d’ajustement. 
Les chiffres présentés par l’OCDE démontrent que les salaires français sont, pour leur part, restés connectés à la progression de la productivité. 

Peut-on y voir le signe que les fortunes françaises tirent leurs revenus essentiellement du reste du monde ?

Au-delà d’un certain niveau, l’accumulation de biens prend un sens différent de celui du commun des mortels. À 1 milliard d’euros de patrimoine, ce n’est plus l’utilité (profiter d’une belle maison, d’un avion privé…) du bien détenu qui compte, mais d’autres éléments. D’abord, ces fortunes permettent de mettre à l’abri de toutes difficultés financières ses descendants, sur plusieurs générations. Les hauts patrimoines du début du siècle dernier ont toujours des descendants aisés, sauf catastrophe. Ces fortunes servent aussi des stratégies de distinction personnelle : investir, par exemple, dans l’art confère un grand prestige. Elles permettent aussi de s’acheter une image de bienfaiteur : riche certes, mais généreux. Enfin, ces fortunes professionnelles ont pour vocation d’élaborer des stratégies d’entrepreneur, de développement de l’actif professionnel : racheter d’autres entreprises, investir un secteur économique…
Dès lors, la déconnexion des fortunes de la situation l’économie française, et dans une moindre mesure, de celle des salaires, s’explique par deux raisons :
La première est qu’une grande part de ces groupes sont d’envergure mondiale. En raison d’une croissance mondiale plus vigoureuse que celle de la France (3,7% contre 2,2% en 2017), leur chiffre d’affaires augmente plus vite. Par exemple, le secteur du luxe a progressé de près de 25% en Chine sur 1 an et, l’année dernière, la valeur de l’ensemble des entreprises de ce classement a augmenté de 13% alors que le PIB français n’a pris que 3% (lorsqu’on ajoute la croissance et la hausse des prix). En d’autres termes, les groupes et leurs actionnaires profitent à plein de la mondialisation. À cet égard, les bénéfices des entreprises du CAC 40 ont crû de plus de 21% en 2017.
La seconde raison est l’excellente santé de la Bourse en France et dans la plupart des pays. Or, le classement de Challenges a évalué les fortunes sur la base des cours de bourse si l’entreprise est cotée. C’est une limite de cet exercice car la Bourse donne, au jour le jour, la valeur indicative d’une société… qui peut être déformée par la spéculation. C’est pourquoi, les grandes familles du luxe, de la cosmétique et du vin, secteurs très prisés par les marchés financiers n’ont jamais été aussi puissantes en France. Depuis l’entrée d’Hermès dans le calcul de cet indicateur, le secteur du luxe et de la cosmétique pèse désormais un quart de l’indice parisien. Sur les 10 plus grandes fortunes françaises, 6 d’entre elles sont désormais liées à ces secteurs. Pour ces fleurons français, et leurs actionnaires, l’année boursière 2017 a encore été excellente : à Paris, le CAC 40 a gagné plus de 9%.
C’est ainsi que, depuis une vingtaine d’années, les inégalités de revenus augmentent : les plus aisés s’enrichissent alors que le niveau de vie des plus pauvres stagne. Les 10 plus fortunés de France possèdent près de 317 milliards d’euros à eux seuls, montant démesuré rapporté à ce que possèdent la plupart des ménages, dont la moitié d’entre eux détiennent environ 110 000 euros. Le patrimoine professionnel de Bernard Arnault, patron et fondateur du groupe de luxe LVMH, en 2018 l’homme le plus fortuné de France mais aussi le premier européen et le quatrième mondial, vaut environ 73 milliards d’euros, en croissance de plus de 50% par rapport à 2017. Il faudrait à un smicard près de 4 millions d’années pour gagner cette somme !

Quels sont les moyens qui permettraient de rétablir le fil liant salaires et productivité au sein des pays de l’OCDE, et qui aurait ainsi pour effet de voir les inégalités cesser de se développer ? 

La divergence entre salaires et productivité n’est pas seulement importante d’un point de vue purement éthique, social et politique. Elle est susceptible d’avoir de profondes répercussions économiques. 
Rappelons que l’une des lois majeures de la microéconomie  d’entreprise est que l’évolution des salaires doit tendanciellement suivre celle de la productivité. Elle repose sur une intuition simple : pour un employeur, il ne serait pas rentable de payer un salarié plus qu’il ne lui «  rapporte » par son travail. Il doit donc exister un lien entre le niveau du salaire et celui de l’efficacité du salarié, qui peut être mesuré par sa productivité. C’est ainsi que les inégalités de salaires peuvent potentiellement être justifiées : les plus hauts salaires seraient les plus productifs, au sens où ils créeraient plus de valeur pour leur entreprise que les autres par leur travail. 
Dans ce contexte, il peut-être opportun d’adopter des politiques visant à soutenir la croissance de la productivité, comme l’appellent des institutions internationales telles que le FMI et l’OCDE. Mais ces divers documents montrent que de telles politiques ne profiteront qu’à bien peu de travailleurs tant que le lien entre productivité et salaires ne sera pas pleinement rétabli.
Cependant, si des études suggèrent que des facteurs institutionnels voire structurels, autres que technologiques, ont joué un rôle déterminant dans le creusement des inégalités de revenu et la déformation du partage de la valeur ajoutée (désyndicalisation, institutions du marché du travail - ou leurs réformes -, mondialisation, immigration, accentuation des inégalités de patrimoine, financiarisation, apparition de firmes « superstars », effritement de la concurrence, accroissement du pouvoir de marché des entreprises…), d’autres concluent qu’un salarié mieux payé serait plus motivé au travail et plus productif - théorie des « salaires efficients ». Outre l’effet psychologique (la motivation), cette hausse de la productivité générale des salariés pourrait être due à plusieurs facteurs divers : un meilleur salaire est souvent associé à une meilleure santé, une meilleure alimentation, une meilleure capacité à pratiquer un sport… 
Ceci renforcerait, au final, la compétitivité des entreprises tout en diminuant les coûts d’embauche et de turn-over.

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