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Dans la tête des Français : comment le sentiment d’injustice s’est installé depuis le début du quinquennat
©ludovic MARIN / AFP / POOL

Injuste, mais efficace

Depuis plusieurs mois, les réformes se succédant, l’idée d’injustice semble s’être solidement ancrée dans les jugements que les Français portent sur l’action gouvernementale : 71% des Français jugent aujourd’hui la politique du gouvernement « injuste » selon un sondage réalisé par BVA les 28 et 29 mars.

Adelaïde  Zulfikarpasic

Adelaïde Zulfikarpasic

Adelaïde Zulfikarpasic est directrice du département opinion BVA.

 
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Chloé Morin

Chloé Morin

Chloé Morin est ex-conseillère Opinion du Premier ministre de 2012 à 2017, et Experte-associée à la Fondation Jean Jaurès.

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Depuis plusieurs mois, les réformes se succédant, l’idée d’injustice semble s’être solidement ancrée dans les jugements que les Français portent sur l’action gouvernementale : 71% des Français jugent aujourd’hui la politique du gouvernement « injuste » selon un sondage réalisé par BVA les 28 et 29 mars. 

Le sentiment d’injustice est particulièrement marqué chez les ouvriers (82%), les professions intermédiaires (77%), et les étudiants (82%). Il se concentre sur les catégories de revenus allant de 1500 euros mensuels nets par foyer à 3500, soit le coeur de la classe moyenne. En outre, on note qu’il est particulièrement marqué dans le monde rural (71%) et les villes de plus de 100 000 habitants (74%), mais l’est nettement moins dans les petites villes de province (62%) et dans l’agglomération parisienne (66%). Cette répartition géographique du sentiment d’injustice remet donc partiellement en cause la lecture communément acceptée, selon laquelle Emmanuel Macron serait le « Président des villes ». 

On note par ailleurs que les actifs, premiers bénéficiaires du transfert de CSG vers des baisses de cotisation, ont un sentiment d’injustice plus grand (72%) que les retraités (67%), soutiens de la première heure du président (ceci explique en partie cela). Il est également intéressant de souligner que le sentiment d’injustice est légèrement supérieur chez les salariés du public - sans doute échaudés par certains projets de réforme gouvernementaux - (73%) que chez les salariés du privé (69%). La prévalence du sentiment d’injustice reflète également des lignes de fracture politiques: très forte à gauche (85%) et au FN (90%), elle s’avère un peu moins marquée à droite (76% chez LR), et tombe à 22% chez les sympathisants LREM.

Ce sentiment d’injustice largement majoritaire prend appuis sur l’idée, qui a émergé à l’automne autour de quelques mesures comme la réforme de l’ISF ou la baisse des APL, d’un « président des riches » qui ne s’adresserait ni ne s’intéresserait pas vraiment à l’ensemble des Français. Parmi les raisons évoquées pour expliquer le sentiment d’injustice, on trouve en effet l’idée que les réformes favorisent les Français les plus privilégiés ainsi que les entreprises. Les Français interrogés par BVA ont le sentiment que l’on demande toujours des efforts aux mêmes, en particulier aux catégories intermédiaires, à cette « classe moyenne » qui se retrouve asphyxiée, et ne trouve pas dans la politique gouvernementale « l’ouverture des possibles » qu’on lui avait fait miroiter. Les retraités se ressentent comme mis à contribution de manière disproportionnée par rapport aux efforts consentis par les « privilégiés », et par rapport aux efforts déjà consentis au cours de leur vie active. Les sentiments évoqués dessinent des fractures sociales et générationnelles qui seraient exacerbées par les réformes gouvernementales.

Chez la minorité de Français qui juge que les réformes menées sont justes, on trouve l’idée qu’elles sont menées dans l’intérêt général, pour améliorer la situation de la France et satisfaire le plus grand nombre. Certains considèrent en outre qu’une "bonne gestion" aboutira in fine à une meilleure répartition, et donc à plus d’équité - il s’agit là en quelques sortes d’une variante de la thèse, souvent soutenue par le Président Hollande, qu’il faut d’abord créer pour redistribuer, d’abord faire des efforts avant d’en récolter les fruits. Dès lors, les difficultés actuelles n’auraient vocation qu’à être temporaires, en présageraient la venue de jours meilleurs. L’adhésion à ces thèses reflète souvent la position sociale occupée par les répondants : ils tolèrent d’autant mieux l’idée d’une récompense différée dans le temps qu’ils ne subissent pas d’urgence économique et sociale écrasante.

De l’autre côté du spectre politique, certains estiment que les réformes s’attaquent enfin aux privilèges de certaines corporations, notamment sur la question des retraites ou encore des « acquis » des fonctionnaires et des cheminots (et donc, in fine, là aussi conduisent à plus d’équité). Enfin, pour certaines personnes, ces réformes sont justes en ce sens qu’elles préparent l’avenir, pour tous les jeunes.

Il est par ailleurs frappant de noter que 43% des électeurs de premier tour d’Emmanuel Macron jugent la politique menée « injuste ». Même s’il convient de rappeler que, dès le premier tour, une bonne partie des électeurs d’Emmanuel Macron déclaraient s’être déterminés moins par adhésion à son projet que par défaut (29% d’entre eux, selon BVA), ces résultats interrogent. En effet, ils tranchent avec des études d’opinion qui, globalement, montrent que le socle électoral du Président est loin de l’avoir déserté. Ce paradoxe interroge les fondamentaux sur lesquels reposent les jugements des soutiens d’Emmanuel Macron. 

Afin de mieux comprendre la complexité des jugements portés sur l’action présidentielle, nous avons donc posé aux Français la question suivante : avez-vous le sentiment que la politique menée est indispensable pour le pays? Autrement dit : est-il possible qu’une part du soutien au gouvernement s’explique non par une adhésion idéologique aux valeurs qui sous-tendent sa politique, mais simplement par l’idée qu’il n’y a pas le choix, et que bien qu’injustes, les réformes sont devenues indispensables pour éviter le pire? 

Près de la moitié des français jugent la politique menée « indispensable » pour le pays, soit nettement plus que ceux qui jugent la politique « juste ». Ainsi, 21% des Français jugent la politique « injuste » mais néanmoins nécessaire, une proportion tout à fait significative.

Cette idée de nécessité ou d’inéluctabilité est particulièrement répandue chez les plus âgés (60% des plus de 65 ans, contre 41% des moins de 35 ans), ce qui explique sans doute en partie que, malgré l’extrême impopularité de la hausse de leur CSG, les jugements des retraités sur la politique gouvernementale ne soient pas extrêmement mauvais. 

L’idée que les réformes sont indispensables est plus marquée chez les CSP+ (47%) que chez les catégories populaires (40%), dans le privé (51%) que dans le public (34%). A la lecture de ce dernier résultat, on mesure le potentiel de protestation futur existant dans cette catégorie, l’idée de nécessité impérieuse des réformes ne venant pas contrebalancer le sentiment d’injustice.  

De manière générale, l’adhésion à cette idée de nécessité des réformes pour le pays croît avec le niveau de revenu. Très marquée au centre de l’échiquier politique (88% chez LREM, 70% au Modem), mais aussi à droite (65% chez LR), elle est rejetée presque unanimement par la gauche (74% jugent que les réformes ne sont pas indispensables) et au FN (78%). 

L’adhésion à l’idée que la réforme est absolument incontournable pour le pays repose sur un certain nombre de constats, souvent évoqués par les personnes interrogées par BVA. D’abord, l’idée que la France serait « sclérosée », que les difficultés économiques et sociales seraient liées à l’immobilisme - et au manque de courage, par électoralisme à courte vue - des gouvernements successifs, plutôt qu’à de mauvaises réformes. Rien n’aurait été fait depuis des décennies, par la gauche comme par la droite, et il faudrait tenter des « recettes nouvelles » pour sortir le pays de ses blocages. En outre, certains estiment logique que le pays se réforme pour épouser les évolutions de la société, et s’adapter à la mondialisation. C’est une variante de l’idée qu’il faut « vivre avec son temps". De ce point de vue, la réforme est étroitement liée dans les esprits à l’idée de « modernité » - même si peu de gens savent définir cette notion. Enfin, l’immobilisme serait la seule solution à même de mettre fin à certaines injustices et privilèges insupportables.

A l’inverse, chez les Français pour qui ces réformes ne sont pas indispensables, on retrouve principalement l’idée d’injustice (réformes jugées trop libérales, servant toujours les plus favorisés, etc.), mais aussi la conviction que toutes ne sont pas utiles… ou à l’inverse qu’elle sont insuffisantes au regard de l’enjeu. Certains estiment par ailleurs qu’elles ne s’attaquent pas aux vrais problèmes quand d’autres déplorent des « coups de comm’ ».

De cette enquête, nous pouvons tirer trois enseignements importants :

Pour un bon nombre de personnes, le sentiment d’injustice est donc bien en quelques sortes neutralisé par l’idée qu’ « on ne pouvait plus repousser les réformes », et l’espoir qu’au final, les améliorations l’emportent sur les dégâts collatéraux du réformisme. Beaucoup expriment la conviction qu’il faut « bouger beaucoup de secteurs » pour libérer une « France sclérosée », idée qui l’emporte sur le mécontentement individuel qu’ils expriment par ailleurs, souvent généré par des mesures catégorielles pénalisant directement les répondants (CSG pour les retraités, impression que les efforts consentis ne touchent pas certaines catégories de « privilégiés »…). L’injustice de certaines mesures peut même, aux yeux de certains, être lue comme un gage d’efficacité future : loin du « clientélisme » pratiqué par les gouvernements antérieurs - avec les résultats que l’on sait -, l’impopularité des réformes serait la preuve qu’on « prépare un avenir meilleur sans être obnubilé par le présent ». On constate donc, chez un bon nombre de personnes, l’association étroite qu’ils font entre ce qui serait « nécessaire » et douloureux ». 

Cette neutralisation du sentiment d’injustice par l’idée d’un mouvement nécessaire ne pourra, par nature, qu’être temporaire. Elle fonctionne tant que beaucoup de Français - ils sont encore plus de 40 % - réserveront leur jugement sur les résultats obtenus par le gouvernement. Ils ne soutiennent en effet pas le mouvement pour lui même, mais pour les résultats qu’ils imaginent au bout du chemin. Cela permet de s’interroger sur la manière dont l’opinion évoluera le jour où le « mouvement" ne servira plus de bouclier au gouvernement, et où sera venue l’heure du jugement sur les résultats.

A l’inverse, les propos de ceux qui ne jugent les réformes ni justes, ni indispensables, sont souvent focalisés sur une lecture individuelle, voire individualiste des réformes menées. Ne voyant pas - ou niant l’existence d’un projet d’ensemble pour le pays, ces personnes s’arrêtent sur des mesures qui les touchent directement, ou qui entrent dans une grille de lecture idéologique propre (souvent celle des « gros », favorisés, contre les « petits », à qui l’on demande toujours plus d’efforts). A travers ces propos, transparaît finalement une forme de défaite idéologique de la gauche socialiste et insoumise : l’idée de justice n’est presque jamais associée à « ce qui est bon pour le pays ». Tout se passe comme si, pour beaucoup, la guérison d’un pays que tous s’accordent à dire malade passerait par la souffrance, comme si l’injustice était le prix à payer pour améliorer l’avenir. 

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