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L'hypocrisie, c'est (hélas) fini ? Pourquoi les nouvelles technologies entraînent la répétition obsédantes des mantras de la bien-pensance.
©www.flickr.com/photos/mindonfire/5024261419

Hypocrite ?

Dans son livre "Éloge de l’hypocrisie", Olivier Babeau rappelle que l'humanité s'est constituée et consolidée sur une vertu paradoxale, l'hypocrisie, en voie de disparition.

Olivier Babeau

Olivier Babeau

Olivier Babeau est essayiste et professeur à l’université de Bordeaux. Il s'intéresse aux dynamiques concurrentielles liées au numérique. Parmi ses publications:   Le management expliqué par l'art (2013, Ellipses), et La nouvelle ferme des animaux (éd. Les Belles Lettres, 2016), L'horreur politique (éd. Les Belles Lettres, 2017) et Eloge de l'hypocrisie d'Olivier Babeau (éd. du Cerf).

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Atlantico : S'il existe une vision qui décrit l'histoire de l'humanité comme une marche progressive vers la connaissance, vous affirmez que cette humanité s'est constituée et consolidée sur une vertu paradoxale, celle de l'hypocrisie. Quel est ce rôle essentiel que tient l'hypocrisie pour les sociétés humaines qui vous a poussé à en faire l'éloge ?

Olivier Babeau : Quand on évoque d’ordinaire l’hypocrisie de quelqu’un, c’est pour désigner la tentative de tromper ses interlocuteurs. Quel est au fond le scandale de l’hypocrite ? Ce n’est pas qu’il feigne des émotions ou des qualités qu’il ne ressent ni ne possède vraiment, mais qu’il prétende nous y faire croire. La feinte, en réalité, fait partie des pratiques les plus courantes, les plus acceptées et même les plus requises en société. Il est exigé de l’homme poli qu’il mente en permanence, qu’il dissimule ses affects et ses pensées réelles. La vie sociale segmente de façon fine les visages que nous devons montrer en fonction des circonstances : en famille, entre amis, au travail, etc. Il n’y a jamais de vrai « nous », mais seulement des déclinaisons circonstancielles de ce que nous sommes. Il ne s’agit pas de tromper, il faut y insister, puisque chacun sait très bien, c’est toute la magie des conventions, que nous disons des mots attendus. Exactement comme l’acteur récite un texte. L’hypocrite, c’est étymologiquement, précisément, l’acteur qui parle sous le masque. L’hypocrisie dont je veux parler est cette représentation collective qui permet de faire société, cette convention qui établit ce dont il est possible de parler comme d’une vérité.

Vous affirmez que l'hypocrisie en tant que mise en ordre du "chaos de la réalité" est aujourd'hui menacée par le dogme de la Vérité, qui s'incarne dans l'idéologie de la transparence. Qu'est-ce qui a provoqué ce glissement d'une société dans laquelle l'hypocrisie était intégrée à une société de "l'hypocrisie ultime suprême et sinistre selon laquelle un monde sans hypocrisie est possible" ?

Il y a eu de façon régulière dans l’histoire des poussées de puritanisme qui prétendaient en finir avec l’hypocrisie, mettre nos différents visages en cohérence, instaurer le règne définitif de l’ordre (les conventions du moment tenues pour vérités ultimes et exclusives des autres). Le nouveau puritanisme qui gagne actuellement une position hégémonique chez nous n’est pas nouveau en lui-même : il affirme comme tous les autres qu’il marque la fin de l’histoire morale, qu’il est possible de séparer de façon binaire le Bien et le Mal, qu’il faut convertir de force toute la société à ses représentations et qu’il est le seul à ne pas être hypocrite, c’est-à-dire à représenter l’authenticité contre la mise en scène. La transparence (l’aveu aurait dit Foucault) n’est pas une solution nouvelle pour nous forcer à mettre en cohérence nos différents visages. Ce qui est nouveau en revanche, c’est l’incroyable puissance des outils de révélation forcée des actions, de confrontation des discours.

Nos obsessions contemporaines pour les théories du complot ou pour les "fake news" s'expliqueraient donc comme les effets pervers d'une société qui nous donne pour impératif une absolue transparence ?

C’est sans doute un effet de notre incompréhension nouvelle de la duplicité des choses, gagnés que nous sommes à une représentation manichéenne du monde. Nous n’acceptons plus que des processus puissent rester souterrains, que le fonctionnement du monde soit caché. Tout ce qui n’est pas exposé est supposé honteux et suspect. La charge de la preuve s’est en quelque sorte renversée : ce n’est plus aux théoriciens du complot de faire la preuve qu’il y a complot, mais aux mécanismes d’être toujours suffisamment explicités pour prouver qu’ils sont irréprochables. Mais la réalité du fonctionnement de l’économie, de la politique et de la société en général c’est qu’il n’est pas possible de tout porter à la lumière, car l’ambiguïté est un instrument irremplaçable de conciliation des contraintes contradictoires  et des incohérences.

Vous affirmez aussi que le puritanisme de nos sociétés s'exprime dans sa volonté d'araser toutes les différences et donc de prôner une forme d'égalitarisme. N'est-ce pas pour le coup une forme d'hypocrisie acceptée et tolérée par la société ? Plus que l'hypocrisie, n'est-ce pas le droit au secret, le droit à la vie privée qui est ici mise à mal ?

On n’accepte plus que le monde soit incohérent. On veut à toute force rendre le décor social authentique, ce qui n’est toujours qu’une nouvelle forme d’hypocrisie, malsaine celle-là, qui nous enferme dans nos rôles. Nous sommes ainsi de plus en plus comme des acteurs qui seraient bloqués sur scènes, contraints de prétendre à jamais être le personnage qu’ils interprètent. L’égalitarisme, qui confond égalité et indistinction, est ce nouveau puritanisme, cette hypocrisie suprême qui prétend mettre fin à l’hypocrisie. Selon lui, puisque nous avons vocation à être parfaitement cohérents, sauf déviance intolérable, il est souhaitable que nous soyons entièrement exposés aux regards de la société. Nous sommes exhortés à renouveler en permanence notre profession de foi égalitariste sous le feu des projecteurs, à exhiber en toute occasion notre allégeance à l’idéologie du moment. Le réel n’a plus d’importance, le passé, qui nous rappelle que nos croyances sont relatives, ne doit plus être un obstacle : tout, absolument tout, ne doit plus être que le support de la manifestation de l’aveuglante vérité du dogme égalitariste. L’Histoire est ainsi réécrite, les arts censurés, la langue asservie (l’ignoble écriture inclusive), la réalité  tordue. Nous sommes tous entraînés de force dans la grande farandole festive multicuturelle, sommés d’être d’accord et enthousiastes.

Pourquoi un homme politique devrait, comme vous le défendez, pouvoir être hypocrite ? L'homme politique qui affirme sa "transparence" est-il plus hypocrite que celui qui concède une certaine ambivalence ?

Nous n’acceptons plus qu’il puisse exister une différence entre la vie privée d’un responsable politique et ses discours publics. C’est une conséquence directe de notre incompréhension grandissante des mises en scène et de notre croyance qu’il doit être possible d’y mettre fin pour instaurer le règne définitif de l’authenticité. Croyance naïve. Le politique doit nécessairement recourir à une dose de théâtralisation, adapter ses discours à ses interlocuteurs. Le politique est un rhéteur qui doit convaincre, pas un philosophe qui doit dire la vérité. La prétention à la franchise est l’argument le plus éculé des politiques depuis toujours. La sagesse populaire faisait que, jusqu’à présent, on savait plutôt à quoi s’en tenir face aux discours politiques. La mise en scène était comprise et plus ou moins acceptée, même si à chaque fois, évidemment, on voulait y croire. Aujourd’hui, dans une société où chacun doit paraître ce qu’il est et être ce qu’il paraît, ce n’est plus possible. 

Qu'est-ce qu'il faudrait pour reconstruire aujourd'hui une civilisation de l'hypocrisie ? Est-ce possible à l'heure de la numérisation, des réseaux sociaux, de la "Big Data" etc . ?

Difficile d’être très optimiste si l’on considère la trajectoire actuelle de la société en matière de surveillance. Celle-ci ne prend pas seulement la forme des caméras de (l’hypocrite) « vidéo-protection », mais se manifeste aussi à travers des réseaux sociaux devenus, sous couvert de libération de la parole, des tribunaux révolutionnaires et des machines à normaliser massivement les opinions. Plus d’interstices possibles, d’ambiguïtés commodes, de non-dits qui aplanissent et évitent les frictions. Il ne doit plus y avoir, sous la lumière crue du big data, que la répétition obsédantes des mantras de la bien-pensance. Les heures qui arrivent semblent sombres pour ceux qui sont des agnostiques des valeurs, qui ne veulent prêter allégeance que du bout des lèvres et en croisant les doigts à tous les dogmes. Pour lutter contre la nouvelle hypocrisie puritaine qui pourrait bien arrêter la roue de l’histoire, il nous faut, comme l’écrivait Wilde, « retrouver l’art perdu du mensonge ». Nous devons réapprendre à cultiver l’opacité, préserver notre quant-à-soi idéologique, réinstaurer des conventions de représentation qui protègent. 

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