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Après la débâcle de Toys R Us et des géants de la distribution du jouet, à quels secteurs le tour ?
©JUSTIN SULLIVAN / GETTY IMAGES NORTH AMERICA / AFP

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Dans une situation de graves difficultés financières, le géant américain du jouet "Toys'R'Us a pu annoncer la mise en liquidation de ses 735 magasins présents aux États-Unis tandis que les magasins français devraient être mis en vente. De son côté, l'acteur français "La grande récré" est également touché par des difficultés. Alors que le secteur du jouet ne subit pas de crise de la consommation, le géant de la distribution Amazon est pointé du doigt comme une cause de la situation actuelle, tout comme la préférence des enfants pour le digital à des âges de plus en plus jeunes.

Philippe Moati

Philippe Moati

Philippe Moati est professeur agrégé d'économie à l'Université Paris-Diderot. Ses axes de recherche privilégiés sont les transformations du système productif et, plus généralement, les mutations du capitalisme (en prenant en compte les dimensions sociétales). Au cours des 23 ans passés au Crédoc, il a développé une expertise reconnue sur le secteur du commerce ainsi que sur les comportements de consommation. Il assure la co-présidence de l'Association L'Observatoire Société et Consommation.

Il est l'auteur de plusieurs ouvrages tels que L'Avenir de la grande distribution et La nouvelle révolution commerciale en 2011 aux éditions Odile Jacob.

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Dans une situation de graves difficultés financières, le géant américain du jouet "Toys'R'Us a pu annoncer la mise en liquidation de ses 735 magasins présents aux États-Unis tandis que les magasins français devraient être mis en vente. De son côté, l'acteur français "La grande récré" est également touché par des difficultés. Alors que le secteur du jouet ne subit pas de crise de la consommation, le géant de la distribution Amazon est pointé du doigt comme une cause de la situation actuelle, tout comme la préférence des enfants pour le digital à des âges de plus en plus jeunes. Au regard de ce cas d'espèce sur le secteur du jouet, quels sont les autres secteurs qui pourraient être touchés par ces mêmes dynamiques ?

Philippe Moati : Le secteur de la distribution du jouet présente une caractéristique assez singulière, il est un de ceux qui est le plus resté dans le schéma d'organisation traditionnelle des marchés issu des 30 glorieuses. C'est un schéma ou vous avez en amont des grandes marques qui conçoivent des produits et les "markettent" au travers d'un effort publicitaire important, c’est-à-dire qu'elles les pré-vendent, en quelque sorte, au consommateur. Ce schéma passe ensuite par des distributeurs qui vont vendre au consommateur. Et le distributeur est un intermédiaire qui rend disponible localement, qui essaye de bien maîtriser sa logistique et ses coûts et éventuellement apporte un petit peu de service et de conseil. Toys'R'US est typiquement la grande distribution appliquée au monde du jouet avec des linéaires de produits massifiés avec des grandes allées ou l'on accumule des cartons etc… Ce modèle-là est particulièrement vulnérable à la concurrence du e-commerce. La première raison qui est sans doute la plus importante est que le e-commerce a offert une extraordinaire capacité de comparer les prix. Et dans le modèle traditionnel, tous les distributeurs vendent le même produit à l'identique. Le même Scrabble, la même poupée Barbie ou la même Tortue Ninja. Du coup, alors que l'arbitrage se faisait traditionnellement sur la base du prix et de la proximité, mais avec une connaissance des prix qui était approximative à cause de la contrainte spatiale, les écarts de prix sont désormais immédiatement perceptibles. Le e-commerce a favorisé l’intensification de la concurrence par les prix lorsque les vendeurs vendent les mêmes produits.Des acteurs comme Amazon sont parvenus à tirer leur épingle de ce jeu, ce qui est d'autant plus facile parce qu'Amazon peut opérer une péréquation de sa rentabilité sur plusieurs types de produits et sur plusieurs moments de l'année là où les distributeurs de jouets sont obligés de gagner leur vie sur le jouet et notamment le moment ou on en vend le plus c’est-à-dire à Noël.

Du coup, les autres secteurs les plus vulnérables sont précisément ceux qui sont encore dans ce modèle-là, ou les distributeurs vendent des produits de marque que l'on peut trouver à l'identique chez le concurrent. Le secteur du jouet est probablement celui qui est resté le plus fidèle à ce modèle. Les produits culturels présentent les mêmes caractéristiques; un Goncourt peut être acheté à la Fnac ou chez Carrefour. Idem pour les CDs, les DVDs, et ce n’est pas par hasard si c’est le premier secteur où le e-commerce a réussi sa percée. Le bricolage pourrait également être concerné, même s'il n'y a pas de très grandes marques identifiées par le consommateur, peut-être un peu plus dans la peinture. Et n’oublions pas l’alimentaire…

Le e-commerce est donc en train d'accélérer une tendance que l'on observait déjà d’ailleurs pour d'autres raisons, c'est que ce schéma ici décrit Marque-Consommateur-Distributeur est en train de voler en éclat au profit des modèles fondés sur l’exclusivité de l’offre au travers de marques de distributeurs ou de marques enseignes : chaque magasin ou chaque enseigne vend des produits qui lui sont propres ce qui lui permet de limiter la comparabilité des prix et de maîtriser les ventes en ligne.

Selon des informations publiées par Reuters, la société Amazon serait actuellement menacée par la Commission japonaise pour le commerce équitable dans une procédure anti-trust. En quoi les pratiques du géant mondial de la distribution représentent une menace croissance sur d'autres secteurs ?

Il est vrai que les pratiques d'Amazon peuvent apparaître comme condamnables. Mais il ne faudrait pas se cacher derrière ce genre d'argument pour minimiser la très forte compétitivité d'Amazon, à la fois sur son excellence logistique, la qualité de service au client, la capacité d'innovation. Il faut donc plutôt s'inspirer de ce qu'il y a de bon plutôt que de jouer la ligne Maginot en tentant de monter une protection pour essayer de ne pas être exposé à sa force. Maintenant, il y a quand même des choses qui nécessitent d'être regardées. Il y a la question de la fiscalité que tout le monde a pointé du doigt, et apparemment la Commission Européenne veut s'attaquer sérieusement au sujet. Il y a également un problème de distorsion plus général qui ne concerne pas qu'Amazon, entre le commerce physique et le commerce en ligne, notamment sur le plan de la fiscalité. Les magasins sont taxés sur le foncier mais pas les entrepôts, ce qui génère une distorsion de concurrence. Le monde du commerce physique, par la voix du Conseil du Commerce de France, revendique des règles fiscales identiques pour tous, qui reposent non pas sur le foncier mais sur le chiffre d'affaire.

Ensuite, il y a une certaine opacité quant aux résultats. De ce que l'on peut savoir du détail, c'est qu'apparemment le gros de la rentabilité vient plutôt des services informatiques et de l'activité de place du marché, qui produit des commissions prises sur les transactions réalisées par son entremise. Certains commencent donc à douter et sans doute à juste titre de la rentabilité de l'activité de commerçant au sens strict, en particulier si l’on tient compte des conditions de livraison offertes aux clients. Un commerçant n'a pas le droit de revendre un produit moins cher qu'il ne l'a acheté. Ce n’est probablement pas le cas d'Amazon, mais un certain nombre de ventes sont probablement faites à perte dès lorsque l’on considère que la totalité du coût de livraison n’est pas répercutée au client. Pour éviter les distorsions de concurrence, il serait bon de revoir la définition de la vente à perte. En outre, si une stratégie tarifaire agressive à pour but de faire table rase de la concurrence, cela s'appelle une stratégie de prix prédateurs, qui est condamnée par la loi. Si on peut démontrer l'intention prédatrice, on peut théoriquement s'y attaquer. Il y a donc un sujet sur le droit de la concurrence. Par contre, nous n'en sommes pas encore dans une situation ou Amazon pourrait abuser d'une position dominante.

Quelle est la part de responsabilité des secteurs ciblés, notamment dans leur réactivité aux nouvelles tendances et à la nouvelle concurrence à laquelle ils font face ? Quelles sont ces tendances de consommation qui sont trop ignorées par les différents acteurs et qui pourraient les mettre en danger ?

Pardonnez-moi d'être aussi brutal, mais ils ont ce qu'ils méritent. La percée du e-commerce et d’Amazon ne s’est pas faite en un jour, et les distributeurs traditionnels ont été dans l’ensemble inertes, court-termistes, incapables de se remettre en question en pensant que la recette à la base de leurs succès serait éternelle. Et même encore aujourd'hui, malgré les discours et les déclarations, je ne suis pas sûr qu'ils aient compris l'ampleur des enjeux qu'ils ont à affronter. Ils ont fait preuve pendant 20 ans d'une inertie mentale terrible qui leur a fait perdre un temps précieux.

Mais au-delà du e-commerce, même globalement, cela a été l'inertie. La grande distribution est née dans un contexte totalement différent de la situation actuelle notamment sur le plan sociétal. C'est un concept de distribution de masse qui était vraiment adapté à la société des 30 glorieuses qui était celle d'une sortie de la pénurie, avec une classe moyenne très homogène marquée par une forte appétence à la consommation, parce qu'il y avait de vrais besoins. Et aujourd'hui nous sommes dans une société qui s'est démassifiée avec une clientèle beaucoup plus hétérogène. Les besoins de base étant couverts, au-delà de l’accès à des fonctionnalités, la consommation dans sa dimension symbolique répond à la quête de sens. La manière traditionnelle de faire commerce de la grande distribution est donc de moins en moins adaptée à ce qu'est devenue la société. Le e-commerce ici a dans ses gênes les capacités de mieux répondre à ce genre d'attentes. Si les acteurs de la distribution avaient été un tout petit peu en état d'alerte, plus curieux, s'ils sortaient davantage leur nez de leur secteur, en regardant ce qui se passe à côté, s'ils étaient mieux formés à l'observation de la société et aux transformations du monde, ils auraient sans doute compris que la validité de leur modèle avait une validité circonscrite dans le temps et dans l’espace. Il y a une histoire de consultant qui illustre ce propos. Vous jetez une grenouille dans une casserole d'eau bouillante, elle saute. Si vous la mettez dans une casserole d'eau froide et que vous allumez le feu pour faire monter la température progressivement, la grenouille finit par bouillir. Eh bien, ces acteurs sont en train de bouillir. Occupés à s'observer les uns les autres ils se rassuraient de se voir similaires ainsi alors qu'autour d'eux le monde était en train de changer. Ils sont aujourd'hui surpris par Amazon, et la croissance du commerce électronique, ou encore par la montée des circuits courts, des enseignes bio, de la consommation collaborative etc… Il y a plein de signaux faibles ou moins faibles d'une reconfiguration de l'organisation des marchés de consommation qui va jusqu'à toucher leurs propres fournisseurs qui sont de plus en plus nombreux à vendre directement aux consommateurs. Et tout cela aurait pu être anticipé.

Les grands acteurs du secteur semblent récemment avoir la mesure des changements qui s’imposent. Alors que l’inertie mentale est en passe d’être surmontée, ils risquent désormais de buter sur des problèmes d'inertie organisationnelle. Il est très difficile de faire bouger des organisations aussi lourdes, avec des process aussi calcifiés. Et plus encore sur l’inertie des compétences, alors que la redéfinition de leur modèle autour d’approches servicielles centrées sur les clients impose de mobiliser des compétences de captation et de traitement des données, très éloignée de leur métier, alors qu'il s'agit de l'ADN des géants du numérique.

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