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Social-démocratie et néo-libéralisme : le double effondrement qui menace tout ce que nous connaissons en matière de stabilité politique
©ALBERTO PIZZOLI / AFP

Union européenne

La "social-démocratie" et le "néolibéralisme" ont conduit à une crise profonde qui secoue l'Union européenne depuis déjà plusieurs années.

Edouard Husson

Edouard Husson

Universitaire, Edouard Husson a dirigé ESCP Europe Business School de 2012 à 2014 puis a été vice-président de l’Université Paris Sciences & Lettres (PSL). Il est actuellement professeur à l’Institut Franco-Allemand d’Etudes Européennes (à l’Université de Cergy-Pontoise). Spécialiste de l’histoire de l’Allemagne et de l’Europe, il travaille en particulier sur la modernisation politique des sociétés depuis la Révolution française. Il est l’auteur d’ouvrages et de nombreux articles sur l’histoire de l’Allemagne depuis la Révolution française, l’histoire des mondialisations, l’histoire de la monnaie, l’histoire du nazisme et des autres violences de masse au XXème siècle  ou l’histoire des relations internationales et des conflits contemporains. Il écrit en ce moment une biographie de Benjamin Disraëli. 

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Christophe Boutin

Christophe Boutin est un politologue français et professeur de droit public à l’université de Caen-Normandie, il a notamment publié Les grand discours du XXe siècle (Flammarion 2009) et co-dirigé Le dictionnaire du conservatisme (Cerf 2017), le Le dictionnaire des populismes (Cerf 2019) et Le dictionnaire du progressisme (Seuil 2022). Christophe Boutin est membre de la Fondation du Pont-Neuf. 

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Atlantico : Au cours d'une intervention le samedi 3 mars à Abu Dhabi, Nicolas Sarkozy a déclaré : "Les grands leaders du monde viennent de pays qui ne sont pas de grandes démocraties", en pointant du doigt l'incapacité des dirigeants occidentaux actuels à contre le populisme, et tout en poursuivant : "Où est le populisme en Chine? Où est le populisme ici (à Abu Dhabi ​) ? Où est le populisme en Russie? Où est le populisme en Arabie saoudite? Si les grands leaders quittent la table, les dirigeants populistes vont venir et vont les remplacer." Qu'en penser ?

Edouard Husson : Nicolas Sarkozy est dans la même situation que Giscard. Il a perdu une réélection à la présidence, alors qu’il est encore jeune. Le verdict du suffrage universel est terrible. Etre élu président en France, c’est avoir recueilli environ 20 millions de voix sur son nom. Etre battu, c’est avoir à peu près le même nombre de voix contre soi. Giscard, à plus de 90 ans, n’a toujours pas digéré sa défaite. Sarkozy est descendu de son pédestal et il n’est plus qu’un homme. Humain, trop humain. Il se met à envier ces dirigeants qui n’ont pas à se présenter devant le suffrage universel. C’est évidemment décevant. Surtout qu’il dit cela lors d’une conférence dans un pays du Golfe. Et puis faire l’éloge du durcissement du parti communiste chinois! En même temps, comment ne pas voir qu’il s’agit, au-delà des personnes, de la simple traduction de ce qu’est l’Union Européenne, un ensemble qui a baillonné la démocratie? Ce que Sarkozy ne voit pas c’est qu’il a perdu non pas du fait de la démocratie mais parce qu’une majorité de Français lui en a voulu de ne pas avoir pu tenir ses promesses; et qu’il s’est retrouvé dans cette situation du fait des contraintes de l’union économique et monétaire. Sarkozy a préféré servir la technocratie de Francfort et les grandes banques; et il a été défait par le suffrage universel. 

Christophe Boutin : Vous faites bien de rappeler le contexte de cette citation : invité à prononcer une conférence bien rémunérée dans une monarchie du Golfe, Nicolas Sarkozy a cité quatre « grands leaders mondiaux » qui ne viendraient pas des démocraties, dont deux dirigeants de monarchies pétrolières. Réalisme ou remerciement poli à ses hôtes ? La question peut être posée.

Notons cependant que l’ancien président français a tenté de justifier sa position. D’une part, selon lui, le temps des démocraties, avec des échéances électorales de 4 ou 5 années pour le chef de l’exécutif, ce « leader » moderne, vient obérer la mise en place de projets à long terme pouvant porter sur 15 ou 20 ans. D’autre part, comme vous l’indiquez, la disparition des « grands leaders » ouvrirait la porte à de bien moindres dirigeants surfant sur les vagues populistes.

On pourrait d’abord répondre à Nicolas Sarkozy que le « grand leader », quand il a correctement rempli le contrat qu'il a passé avec le peuple, peut parfaitement être reconduit au pouvoir – si tant est du moins que son mandat soit renouvelable. On pourrait lui répondre aussi que l'arrivée des populistes sur la scène politique n'est pas inéluctable dans une démocratie, et notamment pas dans une démocratie qui fonctionne bien. Pierre-André Taguieff a parfaitement démontré que ce que l’on nomme populisme n’est en effet que la volonté de restaurer un dialogue direct entre citoyens et élus lorsqu’est mise en doute la capacité des « élites » politiques à agir pour le bien commun.

Bref, si le « grand leader » a besoin de se passer de la démocratie, c’est peut-être qu’il n’est pas aussi « grand » que cela.

Suite à la défaite des partis de gouvernement en Italie, le leader du Mouvement 5 étoiles, Luigi Maio a pour sa part indiqué que le vote de ce 4 mars​ avait été "post-idéologique". ​ ​Dans quelle mesure sommes-nous confrontés à une fin des idéologies, de la social-démocratie au néolibéralisme ? En quoi "social-démocratie" et "néolibéralisme" ont-ils pu mettre à mal ce que le politologue Dominique Reynié nomme les patrimoines matériels, mais également immatériels de nos sociétés ?

Christophe Boutin : Nous retrouvons ici une interrogation que nous connaissons en France, et qui est celle de l'éventuel dépassement de la distinction entre droite et gauche, ou, plutôt, de sa réinscription dans une nouvelle dimension, à la fois plus opérative sur le plan de l'histoire des idées et sans doute plus conflictuelle sur le plan directement politique.

Les deux catégories que vous avez définies, social-démocratie et néolibéralisme, ne sont en effet pas aussi opposées qu'elles pourraient le sembler. Si l’on se place sur le terrain de l’histoire des idées, on constatera que les deux sont d'essence individualiste et cultivent un même culte du Progrès, qu’elles sont volontiers techniciennes et partisanes de l’affranchissement des individus de leurs supposés déterminismes. Elles se différencient plus sur la part plus ou moins grande laissée à l'État, culturellement comme économiquement, que sur les rapports de subordination entre politique et économie : l’État interventionniste de la social-démocratie est avant tout un État gestionnaire censé défendre un bien-être matériel dont le néolibéralisme espère l’avènement par la loi du marché, et tous deux font primer l’économique.

Ce que veut dire le leader du mouvement 5 étoiles c'est que nous assistons vraisemblablement, en Europe et ailleurs, à une tentative de restauration du primat du politique au sens cette fois de retour de l’autorité – y compris par rapport aux décideurs économiques - d’un État centré sur ses missions régaliennes, et dont l’une des principales est de garantir la sécurité de ses citoyens.

Ce retour correspond effectivement à des inquiétudes portant sur les patrimoines mais aussi les identités des populations concernées. Dominique Reynié a raison de noter combien la menace supposée sur leur patrimoine matériel ressentie par certains électeurs en 2017, lorsque l’on a évoqué la possibilité de la sortie de l'euro, a joué un rôle politique. Mais au-delà de ce patrimoine matériel il faut effectivement prendre en compte ce qu’il nomme patrimoine immatériel, ce cadre de vie qui va de la langue au paysage et dont nous profitons en naissant dans une nation particulière, un patrimoine lui aussi menacé de disparition. Une notion proche a été définie avec talent par Laurent Bouvet autour de la formule « d’insécurité culturelle », une insécurité qui ajoute une tout autre menace à l’insécurité physique

​Quelles sont les responsabilités des gouvernements dans cette situation ? En quoi l'approche "sociétale" de la politique, notamment à gauche de l'échiquier politique, a-t-elle pu participer à ce qui apparaît comme un effondrement notamment du soutien des populations à ces politiques de redistribution, socle de la social-démocratie ?

Edouard Husson : Plus largement que l’approche sociétale, c’est toute l’ère libérale qu’il faut considérer. Celle qui commence dans les années 1960 et est en train de s’achever. Il s’agit d’une poussée individualiste comme l’Occident en connaît régulièrement. Poussée des droits de l’individu, libération des moeurs, privatisation de l’économie, règne de la finance et du libre-échange, immigration peu contrôlée etc....Tout cet ensemble d’options a conduit au démantèlement de l’ère keynésienne qui avait précédé. Vous remarquerez cependant qu’il y a une énorme différence entre la sphère anglophone et l’Europe continentale. Australie, Canada, USA, Royaume-Uni sont restés, tout au long de cette période, des nations souveraines; elles ont mené une politique monétaire pragmatique. Pendant ce temps, l’Europe continentale s’est forcée à généraliser à une grande partie du continent le mode de gestion allemand de la monnaie et, à partir des années 1990, a fonctionné selon un système de perte de la souveraineté monétaire pour les Etats. Et c’est là que le populisme prospère, dans l’incapacité d’être récupéré par les partis de gouvernement de droite ou de gauche. En Grande-Bretagne, Theresa May a fait absorber, au moins partiellement, le vote anti-Union-Européenne par le parti conservateur. Aux Etats-Unis, le populisme de Trump est en train d’être digéré par le parti républicain. Dans la zone euro au contraire, la France ou l’Italie sont incapables de faire absorber le populisme par un parti de gouvernement. 

Christophe Boutin : Les responsabilités concernent aussi bien les gouvernements sociaux-démocrates que les gouvernements néolibéraux qui, tous deux, ont voulu croire que le bien-être matériel individuel était l’alpha et l’omega de la réflexion politique et devait être à la source de tous les choix. Effectivement, la politique de redistribution de la social-démocratie a fini par impacter trop largement une classe moyenne qui s’est vue menacée de déclassement, persuadée que ses enfants vivraient moins bien qu'elle n'avait vécu, mais l’atomisation de la société à laquelle ont pu conduire certaines politiques néolibérales n’a pas semblé moins dangereuse à nombre de citoyens.

De plus, les temps ont changé. Pour rester viables, ces politiques devaient se concevoir dans des approches nationales qui en tempéraient les effets pervers, quand leur application dans la mondialisation est nécessairement déstabilisatrice et anxiogène. La politique de redistribution de la social-démocratie n'est par exemple acceptable, d'une part, nous l’avons dit, que si elle ne devient pas une spoliation, mais aussi, d'autre part, que si la dite redistribution qu’elle met en œuvre s'adresse aux membres d’un groupe national au sens où le définissait Ernest Renan, uni à la fois par le désir de vivre ensemble mais aussi par un passé commun, et qu’elle ne bénéficie pas à des individus appartenant à d’autres groupes et venus sur un territoire à seule fin d’en profiter. Quant à la concurrence nécessaire du néolibéralisme, elle doit être tempérée, et là encore à l’intérieur d’un groupe social préexistant, par l’application de règles de solidarité, quand la mondialisation met en concurrence des mondes économiques qui n'ont rien à voir sur le plan des garanties sociales et qui s’alignent sur le moins coutant.

Dans les deux cas, au bout du compte, c’est la même défiance envers un pouvoir qui n’est plus censé représenter la communauté dont il est issu, mais les intérêts de groupes qui lui sont extérieurs.

Dans quelle mesures les démocraties occidentales peuvent-elles être mises en danger par ce processus ?

Edouard Husson : La Grande-Bretagne est en train de digérer le Brexit. Les démocrates américains finiront bien par cesser de rendre la Russie responsable de l’inattendue défaite de Hillary Clinton pour se remettre au travail et se donner une chance de battre Trump en 2020. Partout où la démocratie peut jouer, elle n’est pas en danger, malgré les difficultés ou les poussées populistes. La démocratie est fragilisée au sein de l’Union Européenne. Regardez la différence entre le traitement des fake news aux Etats-Unis et en Allemagne. Aux USA, ce sont les entreprises qui choisissent de traquer des points de vue anti-libéraux, des plus anodins aux plus répréhensibles. En Allemagne, c’est la chancelère qui a demandé à Facebook d’intervenir. Aux Etats-Unis, il viendra un moment où l’opinion publique se révoltera contre la censure des réseaux sociaux par les entreprises qui les porte au nom de la liberté d’expression; et l’Etat ramènera les entreprises à la raison. En Allemagne, la société civile devra se battre contre le double cliquet de la censure, celui de Facebook et celui du gouvernement. C’est pourquoi, contrairement aux conseils de Nicolas Sarkozy, il nous faut nous tourner une nouvelle fois vers les pays de la liberté, les nations de la sphère anglophone. 

Christophe Boutin :  Les démocraties occidentales ne sont pour l’instant pas vraiment mises en danger : il n’y a pas – pas encore, ou pas plus que d’habitude – de coup d’État pour la prise de pouvoir, de suppression des partis et des élections, de censure des médias. On peut même se demander si leurs élites n’agitent pas le spectre de la menace (fasciste un temps, populiste maintenant…) d’une part pour éviter d’avoir à poser directement des questions au peuple et d’autre part pour mieux mettre en place un système de contrôle de la population plus efficace, ce que les moyens techniques du monde moderne permettent en effet.

Cela n’enlèvera en rien la demande sous-jacente à nos sociétés, et que l’on retrouve dans nombre de sondages, de restauration d’un État fort – et de dirigeants qui sachent user pleinement de ce monopole de la violence légitime que leur confiait Max Weber. Ce qui met en danger nos démocraties occidentales, c’est la crise de l’autorité : tant qu’elle existera, tant que les autorités légitimes ne pourront se faire entendre, des pouvoirs illégitimes les remplaceront de fait au risque de faire éclater nos institutions et notre société.

Cette idée de fin des idéologies n'est-elle pas simplement le symptôme d'une incapacité des élites européennes à proposer une idéologie adaptée aux enjeux du monde actuel?

Edouard Husson : Je suppose que l’idéologie, en ce sens, signifie simplement un système d’idées - plus ou moins organisées. Si l’on prend le libéralisme, le moins que l’on puisse dire c’est qu’il est coriace. Il résiste, et non seulement parce qu’il est le système d’idées de la plupart des gouvernants d’aujourd’hui. Mais l’individualisme absolu est éminemment séduisant. En face, vous avez une droite et une gauche anti-libérales qui ont tendance à se consolider et qui sont plus ou moins en mesure, selon les pays, d’absorber le populisme pour le transformer en un nouveau conservatisme ou un nouveau socialisme. Vous avez aussi une plante empoisonnée qui prospère en même temps que le libéralisme est remis en cause, l’antisémitisme. Je suis frappé par son retour en force, qu’il se pare des oripeaux de l’anticapitalisme ou de l’antisionisme. Que les systèmes d’idées qui s’affrontent aient du mal à rendre compte du monde tel qu’il est en train d’évoluer, c’est une évidence. Il faut dire que la révolution digitale rend les choses compliquées à comprendre. Mais, encore une fois, les USA ou le Royaume-Uni s’en tirent mieux. Ils n’ont pas peur de la révolution numérique, ils l’adoptent et en débattent, avec passion souvent. Tandis que le monde dirigeant européen subit cette révolution; et ne fait rien pour libérer la société de ses angoisses. 

Christophe Boutin :  L’idée de la fin des idéologies par leur dépassement traduit surtout le surgissement d’une nouvelle idéologie. En effet, dire que droite et gauche n’existent plus, que la politique doit se libérer de l’idéologie, qu’elle doit être confiée aux experts, aux « sachants », dans un  équilibre politique centriste qui cache mal son inféodation au monde des intérêts économiques mondialistes, c’est exprimer une idéologie. Et une idéologie qui n’arrive d’ailleurs pas à se proclamer neutre : elle reprend les antiennes classiques de la modernité agissante, et ce n’est pas un hasard si, en France, Emmanuel Macron a rassemblé l’ensemble sous la bannière du « progressisme ».

Quant à savoir si ce progressisme est adapté aux enjeux du monde moderne, il est permis de penser à voir les résultats des derniers scrutins européens que le doute est largement partagé : quand le camp du progressisme n’est pas clairement battu, comme en Europe de l’Est, au Royaume-Uni ou en Italie, il est profondément déstabilisé comme en Allemagne ou dans l’Europe du Nord. C’est que l’on trouve en Europe - mais ailleurs aussi - es mêmes demandes de sécurité, physique comme identitaire, ou pour le dire autrement de protection des patrimoines matériel et immatériel, et que le progressisme n’offre ici aucune garantie.

Pour défendre ces éléments auxquels les populations tiennent, une autre « idéologie » va donc croître et se renforcer, celle qu’Emmanuel Macron opposait très logiquement à son progressisme, le conservatisme. Et nous n’allons pas vers la fin des idéologies ou la disparition d’un clivage, mais vers la restructuration de ce clivage derrière des termes plus clairs – droite et gauche sont très français quand conservatisme et progressisme sont plus universels.

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