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Quand la police scientifique permet de démasquer les criminels... et quand elle se retourne contre la justice
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Dénouement dans l’affaire Maëlys

Les séries télévisées donnent une image très éloignée de la réalité et romancée du travail de la police scientifique pourtant loin d'être infaillible.

Guillaume Jeanson

Guillaume Jeanson

Maître Guillaume Jeanson est avocat au Barreau de Paris. 

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Atlantico : L'effet CSI du nom de la série américaine "Crime Scene Investigation" est une théorie qui tendrait à soulever la potentielle influence qu'auraient les séries de police scientifique sur les jurés. D'après vous, comment ces séries télévisées, qui présentent de manière romancée le travail de la police scientifique pourraient influencer les décisions de justice rendues? Est-ce que l'absence de preuves scientifiques apportées pendant un procès serait de nature à bénéficier à l'accusé par exemple ou est-ce que tout cela mérite d'être relativisé?  

Guillaume Jeanson : L’effet CSI également appelé CSI Syndrome voudrait en effet prêter à des séries télévisuelles policières des effets sur les jurés, les victimes et mêmes les criminels. A ces derniers, elles enseigneraient les meilleurs moyens d’effacer les traces de leurs crimes et aux autres elles conduiraient à instiller un biais entre la réalité des techniques de police scientifiques et leur représentation fictive. Il faut sans doute rester néanmoins très prudent quant à la réalité tangible de cette influence supposée sur les victimes et les jurés. L’impact sera très différent en effet suivant le degré de fragilité des personnes en question et celui de gravité des affaires en cause.

Puisque le plus souvent ces personnes ne sont pas des « sachant », il relève bien sûr de la responsabilité des experts intervenants de faire montre de pédagogie et de leur consacrer le temps nécessaire à leur meilleure compréhension possible des enjeux et incidences de ces techniques. En pratique, il est fréquent que les avocats rodés à ce type d’exercice veillent de toute façon à intervenir par le biais de questions donnant lieu à reformulations, pour s’assurer de la parfaite intelligibilité pour les jurés de propos techniques tenus, dès lors que ces propos se révèlent favorables aux intérêts de leurs clients. Pour ce qui est des victimes, il incombe également à leurs avocats de dissiper toute incompréhension éventuelle qui pourrait résulter de tels biais cognitifs.

Vous posez aussi la question des conséquences de l’absence de preuves scientifiques. Si l’absence de preuve ne constitue pas nécessairement la preuve de l’absence, il va quand même de soi que le principe de la présomption d’innocence doit être respecté. Pour autant, apprécier de manière générale et abstraite les conséquences de l’absence d’une preuve scientifique quant à la culpabilité d’un accusé serait non seulement péremptoire mais surtout impossible. Les hommes n’ont jamais attendu les progrès récents de la science pour juger leurs semblables et les reconnaître coupables dans bien des cas. Si l’on peut se réjouir de disposer à présent de tels modes de preuves de plus en plus solides grâce aux techniques de la police scientifique, il ne faut pas non plus sombrer dans l’illusion dangereuse de la toute-puissance de ces techniques pour découvrir la vérité. Surtout si des criminels apprennent dans le même temps à mieux faire disparaître leurs traces. Chaque preuve doit donc continuer être appréciée humainement et à la lumière des autres éléments du dossier pour en mesurer la portée la plus juste. C’est un lieu commun hélas de rappeler que la plupart des procès conservent une part d’ombre. Peut-être avez-vous déjà entendu cette expression si lucide et symptomatique, de « vérité judiciaire » ?

Sans parler de l'effet CSI, que penser de la place de plus en plus importante faite aux preuves scientifiques ? Quels peuvent être les effets pervers de cette tendance ?

Interrogé par Télérama en 2014, le juge Trévidic livrait une anecdote professionnelle qui invite à la prudence quant à l’appréciation exacte de la portée des preuves scientifiques : « Paradoxalement, les preuves scientifiques sont souvent discutables. Je vous donne un exemple : dans l'affaire Plévin – un vol d'explosifs, en 1999 –, des Basques d'ETA sont arrêtés. Dans leurs sacs de couchage, on trouve sur un poil l'ADN d'un nationaliste breton. On va le chercher. Il nie. Il avait prêté son sac à un autre « natio » breton. La « preuve » ne prouvait rien. Il faut apprendre à classer les éléments pour limiter les risques d'erreur. »

Ce que les progrès de la science nous offrent comme certitude démonstrative d’une réalité factuelle ne doit jamais préjuger de l’interprétation, nécessairement humaine et imparfaite, qui doit être donnée à la portée, dans la poursuite d’une enquête, de cette réalité pour ensuite établir une culpabilité. La preuve formelle et scientifique de tel ou tel élément peut certes rendre davantage plausible une hypothèse, un scénario envisagé par les enquêteurs, mais elle ne doit pas offrir systématiquement une sorte de raccourci automatique, une sorte de coup de baguette magique judiciaire, une occasion de paresse intellectuelle et critique, permettant de déduire de manière irréfragable la culpabilité d’un suspect. Ce serait sinon un effet pervers de nature à générer de nombreuses erreurs judiciaires.

L’éminent professeur de droit pénal Jean Pradel rappelle que « dans le système dit romano-germanique, la règle directrice est le rejet du système de la preuve légale (qui implique condamnation si elle existe) et la consécration du système de la liberté de la preuve : le juge est libre dans son appréciation des preuves et il peut entrer en condamnation lorsqu’il est convaincu de la culpabilité après examen de ces preuves. C’est ce qu’on appelle « l’intime conviction » ou l’impression sur la raison. » En cour d’assises, juste avant que les jurés ne se retirent pour délibérer, la règle leur est d’ailleurs rappelée par le président dans les termes de l’article 353 du code de procédure pénale : « Sous réserve de l'exigence de motivation de la décision, la loi ne demande pas compte à chacun des juges et jurés composant la cour d'assises des moyens par lesquels ils se sont convaincus, elle ne leur prescrit pas de règles desquelles ils doivent faire particulièrement dépendre la plénitude et la suffisance d'une preuve ; elle leur prescrit de s'interroger eux-mêmes dans le silence et le recueillement et de chercher, dans la sincérité de leur conscience, quelle impression ont faite, sur leur raison, les preuves rapportées contre l'accusé, et les moyens de sa défense. La loi ne leur fait que cette seule question, qui renferme toute la mesure de leurs devoirs : " Avez-vous une intime conviction ? ". »

Il est donc normal que l’accusation et les avocats tant de la partie civile que de la défense puissent questionner ces éléments que les juges et les jurés doivent apprécier avec une juste distance pour conserver précieusement toute la profondeur de leur discernement. Cette appréciation tiendra certes compte de la précision et de la certitude que la science confère à ces éléments (ex : s’agit-il bien de l’ADN de Monsieur X ?) mais se gardera pour autant d’en tirer des conclusions simplistes et hâtives (ex : il ne faudra pas balayer trop vite les interrogations sur les différentes raisons qui pourraient permettre d’expliquer pourquoi, au regard notamment des autres éléments connus du dossier, cet ADN a pu être trouvé ici et sur ce que sa présence est susceptible de signifier véritablement). Malgré les progrès incontestables de la science qui doivent permettre de réduire les marges d’erreurs possibles, la justice ne saurait en effet, sans prendre le risque de gravement se dévoyer, se limiter à un algorithme et renier ainsi une évidence : le fait qu’elle demeure, malgré l’apparence de cette modernité, inexorablement humaine. Humaine avec ses atouts, mais aussi humaine avec ses faiblesses.

Selon vous, quels autres éléments extérieurs peuvent influencer les jurés ? On a beaucoup parlé du rôle de la presse et de l'opinion publique dans le cadre du procès d'Abdelkader Merah. Est-ce que cette influence n'est pas elle aussi à relativiser ?

A l’occasion de ce procès, ses avocats n’ont pas en effet manqué de reprendre une célèbre formule que l’on prête à un avocat du début du XXème siècle qui s’était notamment illustré dans les procès de la bande à Bonnot et de Landru : Vincent de Moro-Giafferi. Ce dernier se plaisait à comparer l'opinion publique à une catin : « Chassez-la du prétoire, cette intruse, cette prostituée qui tire le juge par la manche », implorait-il.

L’émotion la plus vive est celle suscitée logiquement par les affaires les plus graves. Or c’est justement pour celles-ci que, depuis la Révolution, on demande à des jurés (c’est-à-dire à des non-professionnels et donc à des personnes moins exercées et donc moins susceptibles de résister sereinement aux morsures de l’émotion) de participer à l’œuvre de justice. La question de tout ce qui pourrait influencer ces jurés anime donc légitimement bon nombre de chercheurs. Mais, là aussi, il faut sans doute se garder de tirer des conclusions par trop hâtives. Prenons un exemple récent et concret : d’un article intitulé « No hatred or malice, fear or affection : media and sentencing » écrit par Arnaud Philippe et Aurélie Ouss, deux jeunes chercheurs en économie, l’Institut des Politiques Publiques a tiré une note de quatre pages intitulée « L’impact des médias sur les décisions de justice », publiée en janvier 2016, dont ont par la suite rendu compte un certain nombre de médias généralistes. Les conclusions de cet article suivant le résumé rédigé par leurs auteurs étaient les suivantes « L’analyse croisée des condamnations pénales et du contenu des journaux télévisés français (20h de TF1 et France 2) met en évidence l’influence du contexte médiatique sur les décisions de justice. Nous trouvons que, dans les cours d’assises, les peines sont plus élevées au lendemain de reportages consacrés aux faits divers criminels, et, à l’inverse, plus courtes après ceux traitants d’erreurs judiciaires. Cet effet n’est pas dû aux évolutions réelles de la criminalité, mais à une réaction à l’actualité médiatique. Il s’agit d’une influence de très court terme – seuls les reportages diffusés la veille importent – et d’autant plus forte que l’audience télévisée était élevée. Par ailleurs, seules les informations concernant la justice affectent les peines. Les autres « mauvaises nouvelles » – sujets sur les catastrophes naturelles ou le chômage – n’ont aucun effet sur les peines prononcées. Nos résultats indiquent par ailleurs que les médias influencent les peines uniquement dans les cours d’assises, où siègent conjointement des magistrats professionnels et des jurés populaires. Les juridictions pénales composées uniquement de professionnels – tribunaux correctionnels et tribunaux pour enfants – ne sont pas affectées. L’expérience professionnelle semble donc un moyen de limiter l’influence des médias sur les décisions judiciaires. »  Plus précisément, « Nous trouvons qu’un sujet supplémentaire sur des faits divers criminels entraine un allongement des peines de prison de 24 jours en moyenne. » Et « l’analyse statistique indique que la diffusion d’un sujet supplémentaire traitant d’une erreur judiciaire diminue de 37 jours la durée moyenne des sanctions prononcées. » Bien entendu, ces 24 jours « supplémentaires » doivent être rapportés à la longueur moyenne des peines prononcées par les cours d’assises, qui sont longues, les cours d’assises n’ayant à connaitre que des crimes les plus graves (les autres étant correctionnalisés) : meurtres, viols, etc.

Et pourtant, ce qu’il en ressort serait que « La variation d’un mois que nous observons causée par la diffusion d’un sujet supplémentaire traitant d’un crime ou d’une erreur judiciaire représente approximativement 1% de la peine de prison moyenne. » Les auteurs ont d’ailleurs l’honnêteté de reconnaitre, dans leur étude originale, que l’effet exercé par les médias sur les peines prononcées par les cours d’assises est « faible, et sans doute indétectable par la défense ou l’accusation au niveau du procès. »

Certes toute différence est de trop mais, déjà difficilement détectable, elle le sera encore plus si l’on veut bien rappeler que, le plus souvent, la durée de la peine criminelle prononcée sera très inférieure à celle de la peine réellement exécutée… En outre, du point de vue d’un jury populaire, il est clair qu’il ne peut pas exister deux procès en cours d’assises qui soient identiques. Il est donc compliqué d’affirmer que les différences de peines prononcées qu’observent ces auteurs sont forcément attribuables à l’influence de la télévision, et non pas à un élément pertinent apparu lors du procès et que ne permet pas de détecter la seule consultation du casier judiciaire, particulièrement avec des variations constatées aussi faibles que celles ici avancées.

Ouvrir le débat des biais cognitifs à l’œuvre chez ceux qui sont appelés à rendre la fonction de juger devrait enfin nous conduire à poser le même type de questionnements pour les magistrats professionnels. En effet, si cette étude tend à démontrer que ces derniers seraient, quant à eux, imperméables aux types d’influences télévisuelles analysées, ce dont nous ne pouvons que nous réjouir, rien ne permet à notre connaissance d’affirmer pour autant qu’ils ne pourraient pas quand même se révéler sujets, eux aussi, à d’autres influences. Des influences qui pourraient par exemple contribuer à expliquer parfois le sentiment de décalage persistant ressenti par ceux qui témoignent de leur incompréhension devant la teneur de certaines décisions rendues.

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