Pour la Russie, soutenir l'Iran permet surtout de nuire à l'Occident<!-- --> | Atlantico.fr
Atlantico, c'est qui, c'est quoi ?
Newsletter
Décryptages
Pépites
Dossiers
Rendez-vous
Atlantico-Light
Vidéos
Podcasts
International
Pour la Russie, soutenir l'Iran 
permet surtout de nuire à l'Occident
©

Le dilemme

Dans le bras de fer que se livrent l'Iran et l'Occident, la Russie a trouvé sa place : elle rééquilibre la balance. Moscou est ainsi en train de masser ses troupes, se faisant menaçante en cas d'attaque visant le régime de Téhéran. Une position qui rend tout projet d'intervention dans la région particulièrement complexe.

Jean-Sylvestre Mongrenier

Jean-Sylvestre Mongrenier

Jean-Sylvestre Mongrenier est docteur en géopolitique, professeur agrégé d'Histoire-Géographie, et chercheur à l'Institut français de Géopolitique (Université Paris VIII Vincennes-Saint-Denis).

Il est membre de l'Institut Thomas More.

Jean-Sylvestre Mongrenier a co-écrit, avec Françoise Thom, Géopolitique de la Russie (Puf, 2016). 

Voir la bio »

Atlantico : La Russie serait actuellement en train de mettre en place un "plan d'action" en cas d'attaque occidentale contre l'Iran. En cas d'explosion d'un conflit avec l'Iran, la Russie pourrait-elle intervenir militairement ? 

Jean-Sylvestre Mongrenier : Nonobstant le discours du « reset » initié par l’administration Obama en 2009 et ses variations françaises, les oppositions russo-occidentales sur l’Iran et la Syrie, comme dans d’autres domaines par ailleurs, sont majeures. La crise diplomatique autour du nucléaire iranien, avec une possible escalade militaire, est la toile de fond de l’exercice militaire russe « Caucase 2012 », annoncé par Moscou pour l’été prochain (cet exercice est organisé chaque année pour bloquer les groupes armés du Nord-Caucase, plus actifs après la fonte des neiges). D’autres informations et déclarations ont depuis fait part d’une série de dispositions militaires autour de la Géorgie, dans la perspective de frappes américaines en Iran. En matière d’ « agit-prop », l'ambassadeur russe auprès de l'OTAN Dmitri Rogozin s’illustre, comme à l’accoutumée, et va parfois au-delà des positions officielles mais il est vrai que sa nomination au poste de vice-ministre est en soi significative.

Après le retour en force de Moscou dans le Sud-Caucase, marqué par l’invasion en 2008 d’une partie du territoire géorgien et l’annexion de facto des régions sécessionnistes d’Abkhazie et d’Ossétie du Sud, les dirigeants russes entendent consolider leur présence militaire dans ce qui est considéré à Moscou comme l’ « étranger proche », c’est-à-dire une sphère de domination dans l’aire post-soviétique. Significativement, les bases russes d’Abkhazie et d’Ossétie du Sud seront engagées dans ces exercices. En cas de frappes sur les sites nucléaires iraniens, il ne s’agirait pas tant pour Moscou d’intervenir directement dans le conflit que de maintenir les liaisons logistiques et militaire avec la base russe de Gumri, située sur le territoire arménien, et de renforcer ses positions sur le flanc sud de la Russie. En l’état actuel des choses et du fait de la rupture des relations russo-géorgiennes d’une part, de l’hostilité arméno-azérie d’autre part, les liaisons terrestres entre la Russie et cette base ne sont plus possibles ; le ravitaillement se fait par voie aérienne et les livraisons énergétiques sont assurées par l’Iran.

Le « plan d’action » que l’on évoque à Moscou et commente en Occident pourrait donc comporter une invasion du territoire géorgien pour rétablir la continuité stratégique Russie-Arménie, satellisant dans le même mouvement la Géorgie, un Etat engagé dans de profondes réformes intérieures et tourné vers l’Occident. Les menaces implicites contenues dans ce « plan d’action » concernent l’Azerbaïdjan. Si Bakou pratique une subtile politique d’équilibre entre la Russie et l’Occident, il y bien volonté en Azerbaïdjan de s’émanciper définitivement de la domination russe, et ce dans le cadre d’une vision à long terme. Par ailleurs, l’Azerbaïdjan et Israël ont renforcé leurs liens militaro-industriels et, selon certains scénarios peut-être sujets à caution, des sites azerbaïdjanais pourraient être impliqués dans une éventuelle action militaire israélienne en Iran (Bakou nie la chose). Aussi la Russie renforce-t-elle sa pression sur Bakou comme dans l’ensemble du Sud-Caucase et l’aggravation de la situation autour de l’Iran pourrait être le prétexte à pousser des pions dans la région. Un effet d’aubaine en quelque sorte. Cela semble être le point central du « plan d’action » : « Vous attaquez l’Iran, nous prenons le contrôle total du Sud-Caucase ».

La posture militaire de Moscou sur ce dossier peut-elle bloquer toute intervention des Etats-Unis ou d'Israël ?

Cette posture militaire renforcée (le fait étant à vérifier) vise aussi à indiquer aux Occidentaux le niveau des enjeux et, de fait, il est très élevé. Le possible accès de Téhéran au nucléaire militaire serait lourd de conséquences dans la région et au-delà. D’ores et déjà, l’ensemble du Moyen-Orient, ce « nœud gordien » mondial, voire le Sud-Est européen sont à portée de tir balistique et l’équipement des missiles iraniens en têtes nucléaires bouleverserait le rapport des forces. Ce n’est en rien une affaire strictement américaine ou israélienne ; les Etats européens, plus encore ceux qui maintiennent des ambitions de puissance, ne sauraient s’en désintéresser (voir la proximité géographique du Moyen-Orient, la conflictualité de la région, l’ébullition idéologique, les flux énergétiques au départ du Golfe, etc.).

D’aucuns voudraient voir dans l’accès de Téhéran au nucléaire guerrier une simple question de statut et de satisfaction d’ordre psychologique. Ensuite, les affaires pourraient reprendre leur cours normal ! Mais la dissuasion n’est pas une loi physique du monde et des stratégies d’emploi à des fins coercitives ne sont pas à exclure. A tout le moins, l’arme nucléaire serait intégrée dans une stratégie de sanctuarisation agressive, ouvrant au régime iranien la possibilité de pousser ses pions du golfe Arabo-Persique à la Méditerranée orientale. Enfin, l’accès de Téhéran au nucléaire guerrier provoquerait une prolifération en cascade dans cette aire tourmentée et névralgique, aucune puissance régionale – Arabie Saoudite, Turquie, Egypte, etc. – ne pouvant accepter une telle asymétrie. De par les lois de la probabilité, les risques et menaces seraient grandissimes.

Pour ces raisons existentielles, la posture militaire russe ne saurait empêcher le passage à l’acte si Téhéran s’apprêtait à franchir la ligne rouge. En la matière, Moscou a plus un pouvoir de nuisance qu’un pouvoir de blocage. Suspendue depuis plusieurs années, la livraison à l’Iran de systèmes antiaériens russes (des S-300) plus performants que ceux précédemment vendus pourrait être ordonnée. D’une manière générale, les dirigeants russes cherchent à exploiter au mieux les dissensions entre l’Occident et certains pays perturbateurs du « Sud », en se plaçant sur le fléau de la balance.

Quels sont les motivations de cette posture pour Moscou ? S'agit-il de préserver la relation stratégique avec un Iran partenaire ou de s'assurer coûte que coûte de garder les Occidentaux le plus éloigné possible des frontières russes ?

Il existe bien un partenariat géopolitique étroit entre Moscou et Téhéran, une réalité trop souvent négligée au profit d’un scénario de marchandage, scénario selon lequel les dirigeants russes seraient prompts à liquider cette relation si le jeu en valait la chandelle (la juste approche des situations géopolitique est peut-être faussée par le discours managérial et l’obsession du « win-win») . Malgré bien des efforts diplomatiques au Moyen-Orient et un travail intense pour obtenir un siège d’observateur à l’Organisation de la Conférence Islamique (Poutine est allé jusqu’à définir la Russie comme un pays musulman), le fait est que les positions russes dans la région sont réduites et vont se réduisant. L’Iran est le seul pays qui pourrait être considéré comme un allié – un allié guère facile, certes, et parfois encombrant –, en plus de la Syrie qui est une sorte de marchepied au Proche-Orient (d’où l’attitude russe dans cette guerre civile rampante). 

La volonté des dirigeants russes de renforcer leur emprise au Sud-Caucase, plus largement de reconstituer une sphère de domination dans l’aire post-soviétique (le projet d’Union eurasienne de Poutine), les efforts pour maintenir leurs positions et prises au Proche et Moyen-Orient dont le lien avec l’Iran, participent d’un même projet de puissance, à la croisée de l’Europe, de l’Asie et du Moyen-Orient. Entre les puissances occidentales d’une part et leurs systèmes d’alliances, l’ascension chinoise d’autre part et le poids renforcé de Pékin aux plans régional et planétaire, la Russie voudrait être la puissance tierce d’un « monde tripartite ». Ce sont là les lignes de force de la représentation géopolitique globale à travers laquelle Poutine et les siens pensent le monde et la place qu’ils veulent y tenir.

Cette vue-du-monde ne doit pas être négligée. La Russie n’est en rien limitée à un simple jeu de bascule entre Orient et Occident car ce qui vaut dans l’ordre historique et philosophique (voir les débats entre Occidentalistes et Slavophiles du XIXe siècle) n’est pas mécaniquement transposable dans la géopolitique contemporaine. Nombre des dirigeants de la Russie, une partie de l’opinion publique aussi, voient en leur Etat un troisième continent entre Europe et Asie. C’est là le sens de l’eurasisme comme courant idéologique et vue-du-monde.

L'Iran dispose-t-il d'autres partenaires diplomatiques dont l'opposition à une intervention occidentale est aussi ferme que celle de Moscou ?

La relation russo-iranienne est tout à la fois bien plus qu’un simple partenariat diplomatique et bien moins qu’une alliance de défense mutuelle (à l’instar de l’Alliance atlantique). Dans ce Moyen-Orient menacé d’une guerre sectaire entre chiites et sunnites, l’Iran dispose de peu d’alliés. On s’interroge encore sur le positionnement de l’Irak post-Saddam et il serait erroné d’y minimiser l’influence américaine sur le cours des choses, même si Téhéran et Bagdad sont peu ou prou sur la même ligne en ce qui concerne la Syrie. La position est à peu près la même – l’opposition au scénario du changement de régime -, mais les tenants et aboutissants ne sont pas exactement les mêmes. Outre les pressions iraniennes, Bagdad craint surtout une déstabilisation d’ensemble et ses retombées en Mésopotamie alors que pour Téhéran, le régime syrien est un allié essentiel dans ses stratégies régionales (voir les liens avec le Hezbollah via la Syrie).

Les dirigeants turcs ont quant à eux pu faire preuve de « compréhension » sur la position iranienne en matière de nucléaire mais les faits comptent plus que les mots : Ankara a rallié le projet américano-occidental de défense antimissile déployé dans le cadre de l’OTAN et un « super-radar » américain, situé sur le territoire turc, est désormais en activité (la situation en Syrie et les rivalités régionales avec l’Iran contribuent à clarifier les choses). Du côté des « BRICS », parfois présentés comme une alternative d’ensemble à l’ordre occidental, on peut aussi trouver des discours complaisants mais il ne s’agit pas là d’une alliance, ni même d’un front diplomatique. Des convergences diplomatiques, sur fond de déplacement des équilibres géoéconomiques mondiaux, mais pas de vision unitaire d’ensemble. 

Si l’on se focalise sur la Chine, celle-ci est plus distante que la Russie vis-à-vis de l’Iran. A Pékin, le Moyen-Orient est prioritairement appréhendé à travers les problématiques énergétiques (le « dilemme de Malacca ») et l’on cherche à réduire cette dépendance (voir la poussée chinoise en Asie centrale et dans la Caspienne). Si les ambitions chinoises en Asie orientale sont plus visibles qu’il y a quelques années, d’où la « Look East Policy » d’Obama, Pékin reste prudent au-delà de cette aire géopolitique et n’entend pas « sortir du bois » trop tôt.

De fait, la Russie est donc la puissance la plus engagée auprès de l’Iran, ce n’est pas là le moindre des désaccords avec les capitales occidentales, mais les dirigeants russes n’inversent certainement pas l’ordre des fins et des moyens ; ce n’est pas une alliance existentielle et inconditionnelle. Les dirigeants russes ont leurs finalités propres, tout comme leurs homologues iraniens, et l’on cherche réciproquement à s’instrumentaliser.

D’une manière générale, la situation géopolitique est critique. Comme il est coutume de le dire, rien ne serait plus dangereux qu’un affrontement armé avec l’Iran sinon un Iran nucléaire ! Et les échéances se rapprochent. Il n’y a guère à attendre du prochain round de négociation sur le nucléaire, lors de la réunion prévue à Istanbul dans les jours à venir.

Propos recueillis par Romain Mielcarek

En raison de débordements, nous avons fait le choix de suspendre les commentaires des articles d'Atlantico.fr.

Mais n'hésitez pas à partager cet article avec vos proches par mail, messagerie, SMS ou sur les réseaux sociaux afin de continuer le débat !