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Emmanuel Macron souhaite construire de nouvelles routes de la soie... et céder aux mêmes illusions sur notre capacité à rééquilibrer nos rapports avec la Chine ?
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Mirages

A l'occasion de sa première visite d’Etat, le président français a plaidé pour une nouvelle alliance entre Pékin et l'Europe, souhaitant l'implication de cette dernière dans le colossal projet des "nouvelles routes de la soie".

Rémi Bourgeot

Rémi Bourgeot

Rémi Bourgeot est économiste et chercheur associé à l’IRIS. Il se consacre aux défis du développement technologique, de la stratégie commerciale et de l’équilibre monétaire de l’Europe en particulier.

Il a poursuivi une carrière d’économiste de marché dans le secteur financier et d’expert économique sur l’Europe et les marchés émergents pour divers think tanks. Il a travaillé sur un éventail de secteurs industriels, notamment l’électronique, l’énergie, l’aérospatiale et la santé ainsi que sur la stratégie technologique des grandes puissances dans ces domaines.

Il est ingénieur de l’Institut supérieur de l’aéronautique et de l’espace (ISAE-Supaéro), diplômé d’un master de l’Ecole d’économie de Toulouse, et docteur de l’Ecole des Hautes études en sciences sociales (EHESS).

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UE Bruxelles AFP

Jean-Paul Betbeze

Jean-Paul Betbeze est président de Betbeze Conseil SAS. Il a également  été Chef économiste et directeur des études économiques de Crédit Agricole SA jusqu'en 2012.

Il a notamment publié Crise une chance pour la France ; Crise : par ici la sortie ; 2012 : 100 jours pour défaire ou refaire la France, et en mars 2013 Si ça nous arrivait demain... (Plon). En 2016, il publie La Guerre des Mondialisations, aux éditions Economica et en 2017 "La France, ce malade imaginaire" chez le même éditeur.

Son site internet est le suivant : www.betbezeconseil.com

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Atlantico : Lors de son premier déplacement en Chine, débuté ce 8 janvier, Emmanuel Macron a pu évoquer la question de la nouvelle route de la soie, gigantesque projet d'infrastructure mondial initié par Pékin. Est-il possible de comparer l'optimiste relatif à la nouvelle route de la soie avec l'optimiste, pouvant être considéré comme naïf, qui dominait lors de l'entrée de la Chine dans l'OMC à la fin de l'année 2001 ? Les européens sont ils encore fois trop "naïfs" dans leur approche ?

Rémi Bourgeot : Au début des années 2000, la vision européenne reposait encore, de façon idéaliste, sur celle d’un immense marché de consommation sur lequel se positionner pour toucher la martingale et d’une base de production à très bas coût. On constate désormais une prise de conscience assez générale du déploiement technologique chinois qui va de pair avec la stratégie de puissance du pays.

La Chine connaît aujourd’hui une situation financière chaotique, à la suite d’une bulle de crédit phénoménale sans cesse refinancée et étendue par les banques d’Etat notamment. Si la façon dont l’Etat chinois gère sa masse d’entreprises et de banques zombies peut laisser perplexe, il ne fait aucun doute que le pays se donne les moyens de son ambition technologique, notamment dans les domaines de la révolution industrielle en cours comme la robotique et l’intelligence artificielle. Ces moyens sont d’ordre financier bien sûr mais aussi humain et méthodologique, avec une planification technologique efficace.

La perception des relations avec la Chine a certes évolué en Europe depuis l’optimisme du début des années 2000. Les politiques européennes sur ce plan n’ont cependant pas varié de façon significative, au contraire des Etats-Unis et du Canada qui ont, au cours des dernières années et en particulier sous la présidence de Barack Obama, eu recours à des outils douaniers visant à protéger l’industrie (notamment pour certaines catégories d’acier) face à la chute des prix industriels en Chine. L’Union européenne reste divisée dans sa politique vis-à-vis de la Chine. La France et l’Allemagne commencent à exprimer des réserves communes, mais sur la base d’intérêts économiques différents.

Au lendemain de la crise financière mondiale, la Chine avait été désignée en Allemagne comme une sorte d’eldorado commercial pour l’industrie allemande. Les vulnérabilités de l’économie chinoise qui sont apparues peu après ont progressivement douché ces espoirs, mais surtout les responsables allemands ont commencé à s’inquiéter des difficultés d’accès au marché chinois et des restrictions sur les investissements ainsi que de la stratégie de rachat d’entreprises technologiques en Europe. Le rachat du constructeur allemand de robots Kuka a agi comme un électrochoc.

La perception allemande est essentiellement liée à la question des échanges et des investissements bilatéraux et, s’il existe une convergence entre la France et l’Allemagne dans les inquiétudes qui se font jour quant à la Chine, on ne constate pas de véritable volonté de se coordonner en la matière.

Conscient de l’impatience croissante de l’Allemagne vis-à-vis de la Chine, Emmanuel Macron cherche à se présenter en champion des intérêts commerciaux européens dans le monde, comme il l’avait esquissé dans son discours de la Sorbonne. La remise en cause commune de la politique commerciale et financière chinoise ne signifie pas cependant que les intérêts soient alignés aux yeux des responsables allemands qui, bien qu’ayant perdu une partie de leur enthousiasme pour la Chine, conservent une stratégie nationale.

Jean-Paul Betbeze : La Chine a une stratégie économique, financière, humaine et surtout politique, avec ces « routes de la soie », une stratégie à long terme et qui est mondiale. Baptisées depuis Broad Road Initiative, ces routes sont entrées désormais dans le programme du Parti Communiste chinois, donc en grand, et maintenant en accéléré, sans qu’on les comprenne bien ici.

Acte 1 : 30 novembre 2001, Jim O’Neill, chef économiste de Goldman Sachs, réveille les Etats-Unis en lançant l’acronyme BRIC (Brésil, Russie, Inde, Chine). Il leur demande, dans un « papier » devenu historique, de regarder de plus près ce qui se passe ailleurs, Brésil, Russie, Inde et surtout Chine, pour ne pas être contournés. Mais l’acronyme, qui a pu faire sourire les Américains (et les économistes), est pris à la lettre en Chine. Du 29 mars 2012 à New Dehli au 15 juillet 2014 à Fortaleza, il aura fallu deux ans pour passer à l’acte à ces BRIC, de se réunir et créer leur banque. C’est la NDB, New Development Bank, dite aussi : Banque des BRIC. Le message envoyé au FMI (donc aux Etats-Unis) est clair. Pour ceux qui ne l’auraient pas compris, son site indique que la NDB est an alternative to the existing US-dominated World Bank and International Monetary Fund.

Acte 2 : D’octobre 2013 à octobre 2014, il faudra seulement un an pour créer la banque de développement de l’Asie, l’AIIB (Asian Infrastructure Investment Bank, Banque asiatique de développement pour les infrastructures). Il y a là, en effet, l’idée de se doter avec l’AIIB d’outils indépendants du FMI et de ses filiales, Banque Mondiale, Asean (présidée par un Japonais). Il y a aussi celle d’envoyer un message plus clair encore aux Etats-Unis, qui maintiennent la sous-représentation de l’Asie, en fait de la Chine, dans les instances internationales nées de Bretton Woods (et notamment au capital du FMI). Donc, les « routes de la soie » sont d’abord un message aux Etats-Unis, au FMI, à la Banque mondiale et à sa filiale la Banque asiatique de développement. Ils sont ensuite un geste envoyé aux émergents, pour qu’ils reconnaissent une autre voie, et peut-être un autre leader, en tout cas un autre financier qui voit loin et dit mieux les comprendre (et fait des crédits).

Acte 3 : les 8 et 9 juillet 2015, Moscou réunit les BRICS (avec S pour Afrique du Sud, autrement dit Afrique) à Oufa, « célèbre » capitale du Bachkortostan. Au menu, outre la New Development Bank, le lancement d’un projet : la  «  route de la soie ». Quel beau nom ! En même temps, les BRICS invitent leurs amis qui participent à d’autres réseaux : Shanghai Cooperation Organization (Chine, Kazakhstan, Kirghizstan, Russie, Tadjikistan, Ouzbékistan plus Inde et Pakistan) et EurasiaEconomic Union (Biélorussie, Kazakhstan, Russie, Arménie et Kirghizstan).

Depuis, tout s’est accéléré et étoffé, avec 400 milliards de dollars en jeu. Plus les conférences et promotions diverses. Les routes de la soie sont donc le projet stratégique pour renforcer la Chine et ses liens dans la région, par terre et par mer, jusqu’à aller désormais en Europe, à Berlin (et dans le nord de la France pour livrer Conforama) ! Les liens sont commerciaux, les fils sont de soie, mais ils sont de plus en plus nombreux, mêlés et solides – sans oublier des dépenses militaires de la Chine pour protéger les voies créées, notamment en mer de Chine. De vrais cordages.

Autre pièce : c’est un autre volet qui se joue avec l’internationalisation de la Chine, à partir de son entrée stratégique à l’OMC (après plus de dix ans de débats). Mais il est évidemment complémentaire. A cette époque, la Chine a joué profil bas, en présentant un PIB qui était seulement le « PIB matériel », concept soviétique, autrement dit hors les services ! Depuis, le PIB chinois a été établi sur des bases plus justes (et comparables) et ne cesse de croître, la Chine voulant désormais être reconnue comme une « économie de marché », ce qui n’est pas fait !

Dans tout cela, on peut dire qu’on est naïfs en Europe, à moins qu’on ne se soit dit qu’on pouvait y gagner en achetant du travail pas cher. A moins aussi qu’on ne soit désormais affaiblis face aux liens multiples nouée par la Chine et les BRICS, au moment même où les Etats-Unis crient plus qu’ils ne veulent peser. Derrière la Pax Americana vient peut-être la Pax Sinica.

Dans son discours, Emmanuel Macron semble tout de même s'être montré vigilant à cet égard, indiquant notamment que ces « routes de l’intelligence » devront être érigées  dans « un esprit de réciprocité »« Elles ne peuvent pas être des routes d’une nouvelle hégémonie, qui mettent en état de vassalité les pays qu’elles traversent ». La France, et à travers elle, l'Union européenne, a-t-elle seulement les moyens de négocier d'égal à égal avec la Chine ?  A quelles conditions une telle négociation pourrait-elle être bénéfique à tous et équitable ? L'Europe doit-elle monter en gamme pour soutenir ses coûts ?

Rémi Bourgeot : L’Europe est libre de négocier commercialement avec la Chine. Même le cadre de l’OMC n’enclenche pas automatiquement une ouverture totale des échanges et des investissements de façon inconditionnelle. La Chine limite aussi bien l’accès à son marché intérieur que les investissements. Par ailleurs, ses partenaires ont la possibilité de se prémunir face au dumping, notamment dans le contexte de déflation des prix à la production dans un certain nombre de secteurs en Chine ces dernières années. L’absence de réaction de l’Union européenne a surtout résulté de l’impossibilité de trouver un compromis entre pays européens, du fait des divergences d’intérêt mais aussi des politiques individuelles vis-à-vis de la Chine.

La Chine s’éloigne peu à peu, avec difficulté, de son modèle de production à très bas coût, et monte en gamme technologiquement. Cela signifie une évolution dans le type de concurrence exercée, mais en réalité dans un sens d’autant plus préoccupant pour les pays européens. L’idée selon laquelle l’Europe garderait continuellement une longueur d’avance technologique est invalidée par l’évolution croisée de la Chine et d’un certain nombre de pays européens comme la France et ses voisins d’Europe du Sud qui suivent une logique administrative de nivellement par le bas, plutôt contraire au développement économique de long terme. L’Allemagne s’est, pour sa part, robotisée rapidement ces dernières années et ne dépend pas seulement de sa logique de compression des coûts salariaux et d’offshoring vers l’Europe centrale.

Jean-Paul Betbeze : Emmanuel Macron a raison de parler d’équilibre et de réciprocité : équilibre dans les échanges bilatéraux entre France et Chine par exemple, réciprocité dans les investissements croisés encore et surtout, la Chine devant s’ouvrir à la finance, à l’assurance, aux systèmes de soins ou de dépollution européens, dans la transparence des accords et du droit. Une comptabilité sûre, des juges indépendants, à côté de libertés publiques, sont en effet nécessaires pour que les « routes de l’intelligence » escortent celles des biens et services. Autrement, il y a risque de copies sans tribunaux, de brevets non respectés, de pressions multiples, y compris physiques. Le sujet est donc très sérieux et doit être traité au plus tôt.

Dans ces matières, les rapports de force sont importants, et seule l’Union européenne ou la zone euro sont à l’échelle, mais avec ici des efforts de rapprochements juridiques, fiscaux, sanitaires… pour éviter que la Chine ne cherche (intelligemment) les points faibles. La concentration des entreprises européennes, le renforcement de la propriété intellectuelle sont, ici encore, indispensables. En même temps, la Chine sait bien qu’elle ne peut traiter tous ses problèmes : pollution, taille des villes, vieillissement, sécurité agricole… sans apports européens en matière de gestion de réseaux ou de réglementations sanitaires par exemple. Monter en gamme et aussi en expertise juridique, en taille et en cohérence donc sont indispensables, ensemble. Dire qu’on est naïfs est une explication trop facile, pour dire qu’on n’est pas préparés et trop désunis !

Les intérêts des entreprises européennes peuvent-ils être mis en adéquation avec les  intérêts des salariés européens dans un tel projet ? Une négociation aboutissant à un résultat satisfaisant pour les entreprises européennes produira-t-elle mécaniquement des bénéfices pour les salariés européens ?

Jean-Paul Betbeze : Malheureusement, rien n’est automatique en économie, sans beaucoup d’explications et plus encore de courage. La Chine montre la nouvelle taille des projets, les routes de la soie pour lier (dans quel rapport de forces ?) deux continents, tandis que l’on passe beaucoup de temps à s’occuper d’un aéroport de province (pas de nom). La Chine n’est pas une démocratie : elle ne veut pas offrir la liberté, mais la stabilité autour d’un revenu régulièrement croissant, avec un Parti unique qui le permet et le garantit. C’est là un message très puissant, en même temps que la Chine se prépare à donner sa lecture du Marxisme dans les mois qui viennent, pendant que les Etats-Unis deviennent difficiles à saisir, en tout cas instables !

C’est dans ce contexte que la vraie protection de l’Union européenne et de la zone euro est l’amélioration du dialogue social dans les entreprises sur les objectifs, les choix, la sécurité des travailleurs ou encore la qualité des biens et services, la solidité des ponts et des tunnels. La négociation est donc la meilleure solution pour les salariés dans l’entreprise, la croissance, l’emploi et, aussi, pour l’indépendance et aussi la liberté. Par rapport à la Chine, mais pas seulement !

Rémi Bourgeot : Nous avons vécu environ trois décennies de divergence entre les intérêts des salariés et des entreprises, dans un contexte de déconnexion entre conception, production et consommation. La situation actuelle est marquée par une impasse, liée notamment à la stagnation de la productivité dans le monde. La simple stratégie d’optimisation des lieux de production bute désormais sur une impasse. Certaines grandes entreprises autrefois industrielles évoluent vers un modèle de simple gestion de portefeuille de participation à l’échelle mondiale, mais on aurait tort de croire à la généralisation de ce modèle.

La clé du problème de la stagnation des revenus et de la productivité, du chômage de masse repose dans un rééquilibrage des positions compétitives des diverses économies. Ce rééquilibrage est à même de remettre en valeur le travail et la création. La révolution industrielle en cours offre, si elle est couplée à un plus grand réalisme commercial, la possibilité d’un profond rééquilibrage de la position compétitive des pays développés. La France, enfermée dans une logique de primat administratif et de précarisation, est mal positionnée sur ce plan.

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