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Emploi : pourquoi l’impact de la robotisation et de l’ubérisation ne sont pas ceux que vous croyez
©Allociné / HBO

Technophobie

Si les deux phénomènes sont préoccupants, il faut se garder d'un certain catastrophisme : après tout, ces techniques et technologies sont ce que nous en faisons.

Patrick Artus

Patrick Artus

Patrick Artus est économiste.

Il est spécialisé en économie internationale et en politique monétaire.

Il est directeur de la Recherche et des Études de Natixis

Patrick Artus est le co-auteur, avec Isabelle Gravet, de La crise de l'euro: Comprendre les causes - En sortir par de nouvelles institutions (Armand Colin, 2012)

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Rémi Bourgeot

Rémi Bourgeot

Rémi Bourgeot est économiste et chercheur associé à l’IRIS. Il se consacre aux défis du développement technologique, de la stratégie commerciale et de l’équilibre monétaire de l’Europe en particulier.

Il a poursuivi une carrière d’économiste de marché dans le secteur financier et d’expert économique sur l’Europe et les marchés émergents pour divers think tanks. Il a travaillé sur un éventail de secteurs industriels, notamment l’électronique, l’énergie, l’aérospatiale et la santé ainsi que sur la stratégie technologique des grandes puissances dans ces domaines.

Il est ingénieur de l’Institut supérieur de l’aéronautique et de l’espace (ISAE-Supaéro), diplômé d’un master de l’Ecole d’économie de Toulouse, et docteur de l’Ecole des Hautes études en sciences sociales (EHESS).

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Atlantico ; Dans une note publiée ce 24 novembre, l'économiste Patrick Artus indique que les débats publics actuels révèlent deux idées reçues, sur la destruction de l'emploi d'une part, et du salariat d'autre part, par les nouvelles technologies et l'intelligence artificielle. Pourquoi s'agirait-il d'idées reçues ? 

Patrick Artus : En ce qui concerne les destructions d'emplois, nous avons beaucoup de données, et de travaux d'études sur celles-ci, et on voit très bien que l'installation d'un robot au sens large dans une entreprise à 3 effets. Le premier effet est de détruire des emplois localement, les emplois robotisés disparaissent. Le deuxième effet est de rendre l'entreprise plus efficace, ce qui lui permet de gagner des parts de marché, des clients etc… et va donc grandir plus vite, ce qui est créateur d'emplois. Et le troisième effet est la création d'emplois autour de l'entreprise, dans son bassin d'emploi, parce que l'entreprise distribue plus de revenus, donc génère plus de consommation, a besoin de services nouveaux. Et quand on fait la somme de ces 3 effets, 1 négatif direct, et 2 positifs indirects, on obtient un léger effet positif. Les robots créent globalement de l'emploi. Simplement, les emplois créés sont souvent de plus mauvaise qualité que ceux qui ont été détruits. On détruit des emplois dans l'industrie pour créer des emplois dans les services, dans la distribution, dans la logistique, et on arrive à une situation ou s'il n'y pas de perte globale d'emplois, il y a une situation de dégradation de la qualification moyenne des emplois.

Le second sujet est celui du salariat. Mais il y a une confusion entre autonomie et salariat. On peut très bien être non salarié et ne pas être autonome ; un chauffeur Uber n'est pas très autonome en réalité, il dépend de l'application d'Uber, d'Uber pour sa rémunération. Et l'on peut être salarié et être totalement autonome. Par exemple, Google donne une énorme autonomie à ses salariés dans le travail. Autant, dans le monde d'aujourd'hui, nous avons besoin de gens qui sont autonomes dans leur travail, autant ceci ne nécessite absolument pas qu'il ne soit pas salarié. Aux États-Unis 95% des emplois sont salariés et la proportion de salariés ne cesse de progresser. Il y a donc une anomalie française et anglaise qui est celle de la hausse des non-salariés mais il faut voir qu'elle est plutôt liée au détournement du code du travail. Les chauffeurs Uber sont non-salariés parce que cela arrange Uber de ne pas avoir à s'occuper de leur protection sociale etc... Mais il n'y a pas de raison technologique au fait qu'ils ne soient pas salariés.

Puis, en regardant plus largement les pays qui sont les plus robotisés, on constate qu'il n'y a pas de lien avec le chômage. En prenant l'exemple extrême qu'est la Corée, on constate qu'elle a deux fois plus de robots par emploi que l'Allemagne qui en a elle-même deux fois plus que la France, ce qui montre un niveau de robotisation extrêmement élevé. Et malgré ce chiffre, la Corée est un pays qui a une industrie de grande taille, qui gagne des parts de marché à l'exportation, qui ne perd pas d'emplois dans l'industrie, qui est radicalement au plein emploi, qui fait des gains de productivité extrêmement rapides. Il n'y a aucune corrélation négative entre le taux d'emploi et le degré de robotisation, au contraire, la corrélation est légèrement positive. Il n'y a donc aucune évidence empirique que les pays qui ont fait un très grand effort de robotisation sont des pays qui ont des problèmes de chômage. Ils peuvent avoir des problèmes de déformation de la structure des emplois mais la France, qui a un taux de robotisation faible, a un niveau de chômage structurel extrêmement élevé, un problème de commerce extérieur, un taux d'emploi qui est assez faible.

Rémi Bourgeot : Dans la perspective d’une comparaison internationale, il apparaît clairement que les pays dont les économies reposent le plus sur la robotisation sont loin d’être frappés par un chômage plus important. Bien au contraire, ces pays ont tendance à connaître des taux de chômage très faibles. Le Japon est un exemple notable, avec 3 robots industriels pour 100 travailleurs dans le secteur manufacturier (contre 1.3 en France et 1.8 aux Etats-Unis) et un taux de chômage structurellement très faible, actuellement inférieur à 3% de la population active. 

Cela ne signifie naturellement pas que ces pays échappent à toutes difficultés économiques et qu’ils sont étrangers aux déséquilibres qui caractérisent l’économie mondiale. Notons que ces comparaisons ne visent évidemment pas à démontrer un lien direct de cause à effet : les pays qui se robotisent plus vite que les autres gagnent en compétitivité et en parts de marché et réduisent simultanément leur taux de chômage, qui est par ailleurs aussi influencé par l’évolution démographique, notamment au Japon. En toute logique, si tous les pays se robotisaient au même rythme, l’absence de ces gains de compétitivité se traduirait par un impact plus significatif sur le chômage. Ces comparaisons, si elles ne peuvent naturellement pas établir un lien direct, permettent néanmoins de récuser le raisonnement selon lequel « robotisation égale chômage » ou plus généralement l’idée que l’effondrement de l’emploi industriel serait inéluctable du fait de l’évolution technologique. C’est l’objet de l’analyse de Patrick Artus et il a parfaitement raison.

La robotisation (et en fait tout ce qui relève de la modernisation technologique de façon beaucoup plus générale) détruit des emplois. Elle en créée d’autres, en général en moins grand nombre, mais cela dépend considérablement du cadre scientifique, social et économique (notamment commercial) dans lequel s’opère la modernisation technologique à l’échelle nationale et internationale. On peut par exemple remplacer des ouvriers par des machines importées, et dans ce cas la perte d’emplois est beaucoup plus brutale que dans les pays qui développent simultanément leurs compétences en robotique et dans toutes les technologies qui y sont liées, dont l’intelligence artificielle. Les écarts de compétitivité dans la fabrication de machines-outils ou de robots sont considérables. Les pays qui, non seulement se robotisent lentement, mais qui en plus ne développent pas de compétence dans la construction de robots ni dans la mise au point de processus robotisés, sont dans une impasse.

Le scandale provoqué par le rachat par un groupe chinois du constructeur allemand de robots KUKA illustre la conscience de cette question dans certains pays, tout comme de celle, progressivement, de l’intégration géographique des processus de conception et de production, après quarante années d’éclatement.

Pour faire court, la robotisation est un pari gagnant pour les sociétés qui s’efforcent d’en maîtriser les différents aspects et de créer des emplois plus avancés. Les pays qui suivent un simple credo administratif reposant sur une technophilie abstraite et peu renseignée tout en reléguant les populations scientifiques profitent beaucoup moins de la révolution industrielle en cours. On redécouvre la différence fondamentale entre la connaissance des secteurs économiques et des technologies sous forme de fiches, de « matrices » ou d’éléments de langage et la profondeur d’une intuition scientifique et technologique véritable. Il s’avère que les pays dont les systèmes politiques sont susceptibles de laisser travailler les créateurs, ingénieurs et scientifiques en tous genres ont aussi tendance à avoir une approche très concrète de l’inclusion sociale et à ne pas accepter le fléau du chômage de masse au nom d’utopies administratives.

Peut-on voir dans ces idées reçues, soit un prétexte pour justifier des réformes du type revenu universel, ou comme une "excuse" permettant de justifier les taux de chômage actuels qui seraient ainsi une "fatalité" ? 

Patrick Artus : Il y a une exploitation dans certains cas. On rencontre lors de conférences, des économistes et des sociologues plutôt de de gauche je dirais, qui défendent la thèse que, effectivement (comme Benoît Hamon lors de la présidentielle) l'intelligence artificielle va conduire au chômage de masse et que  donc il n'y aurait que deux solutions possibles qui sont soit le partage du travail soit le revenu universel de base. A nouveau, cela est faux dans la mesure ou la robotisation ne conduit absolument pas au chômage de masse. Parfois le point de repli de ces personnes est de dire "d'accord, la robotisation ne créée pas de chômage mais comme les emplois qu'elle créée sont souvent des emplois dans les services qui ne sont pas formidables, nous allons considérer que ce ne sont pas des emplois", et que donc il y a du chômage. Alors, on peut dire ce que l'on veut, mais cela relève du détournement idéologique. Et puis après, il y a quelque chose de non idéologique, mais qui est dangereux, et qui est de dire que si vous croyez par erreur que le digital nécessite à un passage à une société non salariée, vous allez réfléchir à une réforme complète de votre protection sociale pour couvrir les non salariés à partir de la protection sociale des salariés. Ce qui est une réforme extraordinairement compliquée et qui est en réalité totalement inutile. Cela part d'un bon sentiment, par exemple donner une protection sociale aux chauffeurs d'Uber et à partir de là on veut réformer l'ensemble de la protection sociale. Alors que la chose normale serait de faire en sorte que les chauffeurs d'Uber soient salariés. Il n'y aucune raison qu'ils ne le soient pas; ils travaillent pour un seul employeur. 

Rémi Bourgeot Ces idées reçues visent évidemment à expliquer que si la mondialisation n’est finalement pas aussi heureuse que le prétendaient les gourous des années 1990 (dont certains se sont reconverties en grande conscience sociale), c’est parce que la modernité technologique est dure pour les populations peu éduquées, etc. 

On constate une tendance forte depuis la crise financière à produire des lois historiques bancales qui permettraient d’expliquer nos maux économiques, qu’il s’agisse des inégalités (dont la croissance correspondrait à l’écart irréductible sur le long terme entre rendement du capital et croissance économique) ou du chômage qui serait un dommage collatéral de la modernisation technologique.  La prétention historique de l’économisme post-crise financière a quelque chose de tragique, en ce qu’elle vise souvent à nier les responsabilités liées au déraillement de nos modèles de croissance et au chômage de masse. On constate cette tendance à couvrir les erreurs politiques d’un fatalisme pseudo-historique teinté d’inéluctabilité technologique. C’est encore cette approche qui permet de nier les conséquences économiques et financières des déséquilibres commerciaux considérables qui continuent de se creuser dans le monde et très près de chez nous en Europe. 

Dans ce contexte, l’idée très vague du revenu universel, qui pourrait avoir une certaine validité, joue surtout le rôle de cerise sur le gâteau dans la déresponsabilisation non pas tant des travailleurs que des responsables politiques peu désireux d’interroger les crédos bureaucratiques.

La technologie peut détruire l’emploi comme elle peut en créer. Dans un cadre politique inerte où règne un primat administratif absolu, la technologie a tendance à évoluer en fait lentement et ses évolutions ont effectivement tendance à détruire de l’emploi. Historiquement la technologie, en premier lieu sous la forme de la mécanisation, a plutôt été vue comme un outil d’émancipation des sociétés humaines au-delà des clivages idéologiques et une fois atténués les aspects les plus sombres de la première révolution industrielle. Les étapes qui sont en train d’être franchies par l’automation, en particulier en ce qui concerne l’intelligence artificielle, pose la question du rôle de l’Homme dans le processus de production et renvoie en réalité à des questions d’ordre philosophique, pour ne pas dire spirituel. La société administrative qui a émergé au cours des dernières décennies, et qui connait en France une forme aiguë, a le plus grand mal à mettre au point un modèle économique à même d’intégrer l’activité humaine dans cette nouvelle donne technologique, qui offre pourtant des opportunités radicalement nouvelles. L’impression 3D, par exemple, de par son extrême flexibilité, pourrait, couplée aux moyens numériques, changer l’approche même de la création matérielle et réhabiliter l’artisan comme l’inventeur. L’idée de la sortie du travail est une utopie liée au refus de penser des modes de travail véritablement nouveaux. Son principe même, influencé par une vision consumériste et mécanique de la société, est probablement incompatible autant avec la notion de démocratie qu’avec celle de croissance économique.

Si la robotisation et l'automatisation ne sont pas en cause, quels sont les risques principaux qui pèsent actuellement sur l'emploi et le salariat ?

Patrick Artus : La désindustrialisation. L'industrie se concentre dans un nombre plus petit de pays, qui ont soit un avantage de compétitivité  soit un avantage de niveau de gamme. En Europe, c'est l'Allemagne, ailleurs ce sont la Chine, la Corée ou le Mexique sur le continent américain. Or, si l"'industrie se concentre dans un petit nombre de pays, les autres se désindustrialisent. Et la désindustrialisation est extrêmement dangereuse parce que ce sont des emplois plus qualifiés que la moyenne, des salaires plus élevés que la moyenne, et c'est ce qui permet d'équilibrer le commerce extérieur. Donc je pense que la vraie menace sur nos sociétés c'est la désindustrialisation mais malheureusement nous sommes bien dans une situation ou on assiste à ce processus de concentration de l'industrie dans un nombre plus réduit de pays. 

Rémi Bourgeot Sur le plan macroéconomique, le chômage de masse est fondamentalement lié aux déséquilibres économiques, commerciaux et financiers en particulier quand les crises qui en découlent ne sont pas résolues. Les conditions d’emploi ont eu tendance au cours de la décennie écoulée à se détériorer partout dans le monde développé, si l’on regarde les conditions réelles (part des salaires dans l’économie, stabilité de l’emploi de façon générale). Mais on voit dans la catégorie des pays qui connaissent un chômage massif ceux qui ont développé des déséquilibres productifs importants (révélés par un déséquilibre commercial important à un moment ou un autre, en général avant la crise) et l’absence de réponse à la crise. Cela caractérise évidemment les pays du Sud de la zone euro qui ont vu leur compétitivité décliner tout au long de la première décennie de la monnaie unique, en raison de leur inflation structurellement plus élevé et de la politique allemande de compression des coûts salariaux. Une fois la crise déclenchée, l’absence de réponse monétaire pendant de longues années et de résolution de la crise bancaire, sur fond de surévaluation de l’euro, a nourri l’envolée du chômage et son maintien à des niveaux élevés, et surtout la détérioration dramatique des conditions réelles d’emploi. Sur le plan macroéconomique, le principal risque sur l’emploi réside donc dans les déséquilibres de compétitivité et le nivellement par le bas généralisé qui tend non seulement à déstabiliser les systèmes économiques mais entretient un cycle de compression de la demande, dont l’inflation basse n’est qu’un symptôme. La dissociation entre conception, production et consommation entretient une dynamique qui mine les principes mêmes de fonctionnement du capitalisme. Le chômage est directement lié à la situation d’atonie simultanée de la productivité et de la demande, malgré la reprise conjoncturelle actuelle.

On voit dans la plupart des pays enfermés dans le chômage de masse une déconnexion plus marquée qu’ailleurs entre les diverses strates de l’appareil administratif et l’économie réelle, en particulier en ce qui concerne les catégories reléguées. L’absence de réaction véritable aux crises économiques dans un certain nombre de pays illustre directement la gravité de la crise politique qui y sévit en profondeur. Une fois dépassées un certain nombre d’illusions économiques, le chômage de masse est avant tout le symptôme d’une érosion démocratique.

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