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Emmanuel Macron à Abu Dhabi  : les non-dits assourdissants de l’inauguration du Louvre émirati
©Ashraf Mohammad Mohammad Alamra

Mécénat stratégique

Très loin de l'alliance culturelle et anti-terroriste présentée par Emmanuel Macron, le pacte scellé aujourd'hui autour du Louvre Abu Dhabi entre la France et les Emirats Arabes Unis est fondé sur des bases bien moins avouables...

Alexandre Kazerouni

Alexandre Kazerouni

Chercheur et enseignant à l'Ecole Normale Supérieure et à Sciences-Po.

Auteur de "Le miroir des cheikhs", PUF, 2017.

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Atlantico : Ce mercredi 8 novembre, Emmanuel Macron inaugure le Louvre d'Abu Dhabi en présence du Cheikh Mohammed ben Zayed al-Nahyane. Comment appréhender une telle visite au regard d'un projet décidé sous le mandat de Jacques Chirac. Quelle a été l'évolution de la situation entre le moment de la décision, et le moment de l'inauguration ?

Alexandre Kazerouni : La situation a énormément changé. Le projet a été lancé dans le contexte du dialogue des cultures qui était un contre-feu intellectuel face à la prédiction du choc des civilisations. C'était un moment où on associait étroitement le Louvre à la capacité de libéraliser culturellement. En 2011 ont eu lieu les révolutions arabes, et les Émirats Arabes Unis sont devenus, avec l'Arabie Saoudite, un des deux fers de lance des contre-révolutions arabes. Aujourd'hui, Abu Dhabi est le camp de la réaction aux révolutions qui ont agité cette zone du monde depuis 2011.

Or le Louvre Abu Dhabi avait été pensé au début comme un outil de libéralisation culturelle, qui devait, par débordement, apporter de la libéralisation politique. Et donc à terme d'ouvrir un horizon démocratique.

Or quand on regarde ce qui s'est passé, non seulement Abu Dhabi s'est imposé comme un des acteurs de premier plan dans la destruction des révolutions arabes, avec notamment son soutien à l'arrivée du général Sissi en Égypte. Et parallèlement on observe que les Émirats ont provoqué une restriction critique de la participation économique au projet d'antenne du Louvre chez eux. Comment cela se passe-t-il ? Il faut simplement faire le constat que la population nationale d'Abu Dhabi, qui est employée par le Ministère lié aux affaires culturelles n'a rien à voir à faire avec ce projet. Certes c'est un projet de politique publique de la culture, et on pourrait même dire que du point de vue français, c'est quelque chose qui apparaît comme le plus important projet culturel public des Émirats. Or pour concevoir et mettre en place ce projet, ce sont des ressources humaines étrangères à qui il a été fait appel, en l'occurrence française, sans implication aucune de la population nationale. Pourtant ce sont des pays qui ont une bureaucratie culturelle très développé, ce qui nourrit d'ailleurs souvent le discours selon lequel l'Etat serait trop important aux Emirats Arabes Unis. En l'occurrence, le Ministère en charge des affaires culturelles tout comme son équivalent au Qatar comprend des sous-sections en charge du patrimoine et des musées qui ont maintenant 40 années d'expérience. Pas une personne de ces entités n'a été impliquée dans le projet. C'est en ce sens qu'on constate que la classe moyenne fonctionnarisée locale a été exclue de la mise en œuvre du projet du Louvre.

​Comment comprendre la relation entre la France et les Émirats, dont les liens sont "étroits, réguliers et diversifiés" selon l’Élysée, à un moment de profonde déstabilisation de nos sociétés par un Islam politique financé par les pays du Golfe ?

Pour la France, il y a deux gains dans ce projet. Il y a d'abord un gain financier avec un contrat d'un millard d'euros qui irrigue, deuxième gain, le milieu culturel français qui a besoin d'argent. On connaît les coupes sombres depuis plusieurs années que connaissent ce secteur très soutenu publiquement.

Du côté d'Abu Dhabi, il s'agit d'intéresser à la survie du régime de nouveaux segments de la société française. Et en particuliers les acteurs culturels qui en France pèsent lourd dans la vie publique. Le Louvre Abu Dhabi doit être donc regardé comme un accord de prestation de service qui a permis de drainer une partie des revenus du pétrole d'Abu Dhabi dans d'autres directions que simplement le secteur de l'armement ou celui des hydrocarbures en France. Il s'agit d'intéresser plus largement ceux qui façonnent l'opinion publique en captant des relais que les Émirats n'avaient pas jusque-là. Dès les années 1980, il y a des accords d'armements entre le deux pays, et il en va de même pour le secteur des hydrocarbures (Total, Elf, etc.). Mais il n'y avait aucune interaction directe entre la famille régnante et l'opinion publique française, ce qu'a permis le Louvre Abu Dhabi.

Et c'est à ce moment qu'entre en scène la question islamiste. Il y a eu une première vague d'arrestations massives en 2011, suivant la chute de Moubarak en Égypte. Ce fut d'abord des bloggers nationalistes-libéraux qui demandaient que le Parlement émirien soit élu au suffrage universel, ce qui n'est pas le cas aujourd'hui. On les a gracié par la suite, mais ont été réarrêté depuis. Ce n'est qu'en 2013 que les Emirats commencent à s'en prendre aux islamistes. Mais il ne s'agit pas des salafistes (d'où émanent les djihadistes) mais bien des Frères Musulmans. L'argument selon lequel ce musée scelle une alliance des pays éclairés luttant contre l'islamisme est donc à remettre en perspective. Et on pourrait dire la même chose si on observe les vagues d'arrestation en Arabie Saoudite. Là encore, ce sont principalement les libéraux et les Frères Musulmans qui sont concernés. La dérive autoritaire qui va de paire avec l'importation des produits culturels libéraux ne s'attaque pas à l'islamisme, ou du moins pas à celui qui concerne principalement les Français.

A l'inverse, quels sont les effets de cette ouverture culturelle sur les Emirats eux mêmes ? Quel est l'objectif politique recherché ?

L'objectif général et final est qu'en cas de crise ou de menace pour les Emirats Arabes Unis, l'opinion française soit favorable à une intervention militaire française. Mais il y a autre chose. C'est un régime qui connaît une forte répression politique, répression qui s'est accentuée depuis les Révolutions Arabes. Il s'agit donc de faire en sorte que ceux qui façonne l'opinion publique en France pèsent le pour et le contre entre la critique de l'autoritarisme local et les bénéfices de cette diversification des bénéficiaires de la rente pétrolière.

La date importante pour comprendre cette stratégie est 1990-1991, quand le Koweït est libéré par une coalition internationale. Celle-ci est conduite dans les faits par les Etats-Unis, le Royaume-Uni et la France, trois grandes puissances militaires occidentales. Mais pendant tous les mois d'occupation, la famille régnante du Koweït va engager de très lourdes dépenses de relations publiques aux Etats-Unis et en Grande-Bretagne. Il fallait en effet convaincre l'opinion publique de ces démocraties que l'intervention militaire était justifiée et bonne. C'est là que s'opère la bascule stratégique dans ces pays.

C'est à ce moment que pour les émirats du Golfe ont compris l'importance qu'allait avoir l'incitation publique permettant d'assurer leur survie en cas de difficultés. C'est pourquoi ils ont diversifié leurs activités en investissant dans le Louvre, mais aussi souvent dans des compétitions sportives, dans des équipes de sport occidentales, ou encore par des partenariats universitaires tel celui de la Sorbonne Abu Dhabi.  

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